Les conditions de la clause de non-concurrence

en droit du travail allemand et en droit du travail français


par Maître EISELE, avocat au barreau de Metz







INTRODUCTION

 

 



1- Qu'est-il permis à l'employeur d'interdire à l'ancien salarié après son départ ? L'engagement de ne pas faire concurrence souscrit par le salarié peut-il être ultérieurement remis en cause ? Le salarié peut-il être délié de l'obligation de tenir ce qu'il a promis ?

La convention par laquelle les parties à un contrat de travail décident de restreindre les possibilités de concurrence future du salarié après la fin de la relation de travail est au coeur de cette étude. Les régimes respectifs de l'institution, appelée clause de non-concurrence, seront examinés sous l'angle comparatif en droit allemand et en droit français. Dans les deux systèmes les parties sont soumises au droit des contrats ; mais la nature des sources du droit spécifique à la clause de non-concurrence est différente puisque le droit allemand connaît une réglementation d'origine légale, alors qu'en droit français le régime général est, à l'exception des départements d'Alsace-Moselle et de la Polynésie, d'origine jurisprudentielle ou conventionnelle 1.

Cette étude portera sur les conditions de la clause de non-concurrence, c'est-à-dire pour l'essentiel sur les conditions de validité et accessoirement sur les conditions d'efficacité.

L'intérêt de l'étude est tant théorique que pratique.

2- Intérêt théorique. En effet, si dans les deux droits la doctrine a consacré d'importants développements à la limitation de concurrence du salarié pour la période postérieure à la fin de la relation de travail et si d'éminents auteurs se sont impliqués avec conviction de part et d'autre du Rhin pour faire prévaloir leur analyse, la matière est restée inexplorée au plan comparatif.

Cette absence d'analyse comparative peut surprendre eu égard aux contacts que la proximité géographique, les vicissitudes de l'histoire, la curiosité scientifique réciproque et enfin les intérêts économiques partagés ont contribué à créer. Le Code Napoléon, apporté sur les territoires de la rive gauche du Rhin par l'occupant français au début du XIXème siècle, y est resté en vigueur jusqu'en 1900. Dans les trois départements annexés, recouvrés par la France en 1918-Moselle, Bas-Rhin et Haut-Rhin–certaines règles locales de droit du travail, de droit commercial, de procédure (et bien d'autres encore) remontent au rattachement de l'Alsace-Moselle au Reich après 1871 et sont toujours appliquées aujourd'hui.

XIXème siècle, les auteurs français ont étudié avec grand intérêt la doctrine allemande qui, de son côté, après avoir été sensible aux idées développées en France au siècle des Lumières, débattait alors longuement des mérites et inconvénients de la codification napoléonienne. La doctrine allemande contemporaine met aujourd'hui à la disposition des juristes allemands un traité de droit français, des introductions au droit français, un certain nombre de thèses consacrées au droit français 2 et de nombreux articles. L'influence du droit allemand peut être retrouvée dans la loi française du 7 mars 1925 sur la SARL ou dans la loi du 12 mai 1980 sur la réserve de propriété. Parallèlement, l'influence du droit français a été déterminante en droit administratif allemand et importante dans d'autres branches de ce droit 3.

L'absence d'analyse comparative constitue une lacune dans un domaine important du droit du travail où il apparaît nécessaire de rechercher si les concepts juridiques utilisés dans les deux pays recouvrent les mêmes réalités.

3- Intérêt pratique. L'art. 6 de la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, conclue par les Etats membres des Communautés européennes 4, offre aux parties la possibilité de choisir la loi applicable au contrat de travail international. L'approche comparative s'impose pour déterminer le droit qui répond le mieux à l'attente commune des parties quand droit français et droit allemand sont en concurrence.

4- Cette étude de droit comparé impose que soit précisée préalablement la méthode de comparaison utilisée. Ce choix ne sera pas neutre pour les développements ultérieurs. En effet, le choix de "l'outil" déterminera l'approche des problèmes envisagés et, partant, l'articulation de l'ensemble du travail qui aura pour objet de faire ressortir les spécificités respectives des droits allemand et français.

Le choix d'une méthodologie cohérente et efficace est du plus haut intérêt en droit comparé. Elle seule permettra à l'auteur de faire appréhender par le lecteur la matière juridique étrangère qu'il se propose de lui révéler en l'accompagnant tout au long de son voyage initiatique. Avant toute chose il conviendra de s'assurer que les systèmes juridiques et institutions à comparer peuvent effectivement l'être, puis de déterminer le droit à prendre comme élément de comparaison.




LA COMPARABILITE DES INSTITUTIONS





5- Pour que le droit allemand de la clause de non-concurrence puisse être correctement apprécié au regard du droit français réglementant la même matière, il est indispensable que les institutions en cause soient comparables 5.

Certaines comparaisons s'imposent par leur évidence. Le parallélisme est certain et la comparaison justifiée lorsque les éléments communs reliant les termes à comparer ne font pas de doute. C'est le cas lorsque deux ordres juridiques connaissent chacun une institution juridique ayant les mêmes structure et fonction, c'est-à-dire jouant le même rôle 6.

La comparabilité existe en effet à raison de l'unité ou de l'équivalence des problèmes posés aux différents ordres juridiques 7. A priori tel semble être le cas de l'objet de cette étude. Pour le vérifier, il appartient de s'assurer de la proximité des systèmes juridiques en vigueur en Allemagne et en France et de l'identité de principe de l'institution à comparer, la clause de non-concurrence, dont le domaine n'est cependant pas absolument semblable dans les deux pays.

Comparabilité des systèmes juridiques allemand et français

6- En admettant, comme le font les "sociologistes", que la fonction du droit est le maintien de la société et celui des individus dans la société 8, ceci a pour corollaire que le droit n'évolue pas de son propre mouvement, mais essentiellement sous la poussée d'éléments extrinsèques : pesée de l'évolution technique, poids des besoins économiques et sociaux, aiguillon des considérations politiques, voire idéologiques. La même conclusion s'impose si on recherche les finalités par rapport auxquelles le droit se définit et se fonde. Ces finalités se surajoutent les unes par rapport aux autres en "couches successives", justice, ordre, progrès, liberté, égalité, fraternité, propriété, droit au travail, à la santé, à la sécurité, à la solidarité etc ... 9.

L'histoire du droit permet de relever la persistance de données constantes à la base de toute entité juridique à partir desquelles se déploie, sans les renier, leur évolution éventuelle. Celle-ci est caractérisée par une structuration progressivement de plus en plus complexe et subtile. Cette évolution est celle de toute vie, la vie des sociétés prolongeant la vie organique selon les mêmes principes tout en s'adaptant, comme elle, aux impératifs spatiaux-géographiques. Cette évolution permet aussi de supposer que les droits en vigueur dans deux pays directement voisins comme l'Allemagne et la France sont comparables en dépit de différences de culture juridique ancrées à de très anciennes traditions.

Comparaison des structures politiques, économiques et sociales allemandes et françaises

7- Au départ la connaissance réciproque des deux droits est indispensable. L'action de l'Association des juristes français et allemands, l'organisation de séminaires d'étude par les Universités des deux pays et celle de colloques par l'Institut du droit local alsacien-mosellan y contribuent très certainement 10. Mais, tout en étant nécessaire, cette connaissance n'est pas suffisante. En effet comme l'affirme Ihering, pour comprendre une norme juridique, il convient de réintégrer le droit dans son véritable milieu, la réalité sociale, dont il doit satisfaire les besoins 11. Ainsi que le soulignait déjà Kahn-Freund, la nécessaire connaissance de la loi étrangère est insuffisante à la méthode comparative qui impose en plus la prise en compte du "contexte social et finalement du contexte politique" 12.

La République fédérale d'Allemagne et la France présentent des structures politiques, économiques et sociales très proches l'une de l'autre 13. Toutes deux sont des démocraties qui ont adopté l'économie dite de marché empreinte d'un libéralisme tempéré 14,sont entrées dans l'ère post-industrielle où elles ont atteint le même degré de développement et sont membres fondateurs de l'Union Européenne. Elles divergent cependant sur un point essentiel de leur organisation politique puisque la République fédérale d'Allemagne a opté pour un régime fédéral qui voit la Fédération et les Etats fédérés avoir un pouvoir législatif concurrent dans certains domaines tels le droit civil, le droit pénal, l'organisation de la procédure judiciaire, le droit économique ou le droit du travail 15 alors que la France est un pays unitaire et centralisé. Les problèmes auxquels elles sont confrontées aujourd'hui sont comparables et proviennent pour une part importante des déséquilibres provoqués par une économie en voie de mondialisation qui amène les acteurs économiques à toujours rechercher une meilleure productivité. Si la République fédérale d'Allemagne semble, à tout le moins dans sa partie occidentale, mieux armée que la France pour répondre à ces défis grâce notamment à l'existence de structures économiques diversifiées provenant d'un réseau d'entreprises de toutes tailles largement disséminées dans l'espace, à des liens solides entre grands groupes et petites et moyennes entreprises sous-traitantes, à des partenaires sociaux expérimentés et à l'étroitesse des relations banque-industrie 16, il n'en reste pas moins vrai que dans ce pays également le chômage constitue un véritable fléau social parfois aggravé par la précarité de l'emploi.

8- La comparaison des relations sociales au sein de l'entreprise est utile pour compléter cette approche.

En Allemagne les hommes "ne sont ici nullement un moyen de production que l'on peut changer. Ils constituent l'entreprise allemande elle-même" 17. La conception germanique véritablement familiale de l'entreprise, qui au niveau collectif reconnaît la Partnerschaft (collaboration confiante des partenaires sociaux) 18, admet difficilement qu'un membre de la famille l'ayant quitté cherche à faire mauvais usage, au détriment de l'entreprise, des renseignements dont il n'a pu avoir connaissance que grâce à la confiance qui lui a été témoignée.

En France cependant, deux théories de l'entreprise s'opposent : la théorie contractuelle et patrimoniale d'une part, la théorie institutionnelle et communautaire d'autre part. La jurisprudence française les applique de façon cumulative ou distributive 19, ce qui permet à B. Teyssié d'affirmer qu'"à première observation, l'entreprise apparaît à la fois comme une volonté, une activité, une communauté" 20.

Pour conclure ce premier point, mentionnons une caractéristique de la société allemande imprégnée "d'une certaine conception de la démocratie centrée sur la limitation du pouvoir patronal unilatéral et la recherche d'un consensus par la participation du salarié au processus de certaines décisions" 21.

Comparaison des fondements des droits allemand et français

9- a) Les droits nationaux allemand et français sont fondés sur les principes de la liberté contractuelle 22 et de l'autonomie privée ou autonomie de la volonté 23. Ils reconnaissent également le principe de la liberté de choix de la profession ou de la liberté du travail.

L'opposition latente entre ces principes devient apparente quand un salarié, partie à un rapport de droit (le contrat de travail), accepte de limiter contractuellement sa liberté future dans la recherche d'un nouvel emploi à l'issue de la relation de travail. Droit allemand et droit français ont perçu les risques créés par cette situation juridique quand sont en présence des parties de force inégale. Aussi ont-ils cherché à y remédier. Bien entendu, ce problème n'est pas propre à l'Allemagne et à la France ; Il concerne tous les pays où une économie de type libéral est confrontée à un droit du travail empreint de considérations d'ordre social 24.

9- b) Les droits allemands et français font tous deux parties de la famille de droit romano-germanique qui regroupe les pays dans lesquels la science du droit s'est constituée à partir du droit romain 25. Il est admis que "les règles du droit sont conçues dans ces pays comme étant des règles de conduite, étroitement liées à des préoccupations de justice et de morale" 26, ce qui ne sera pas sans conséquence sur l'objet de notre étude.

Droits allemand et français se présentent "comme des systèmes complets, procédant par des normes abstraites et par des principes généraux " 27.

Tout en s'articulant autour des mêmes principes juridiques fondamentaux, les sociétés allemande et française ont, chacune, une organisation constitutionnelle et judiciaire qui leur est propre.

Ceci se comprend facilement si on suit Friedrich Karl von Savigny (1779-1861), juriste allemand représentant l'"Ecole historique " qui soulignait déjà les différences des divers droits positifs et les jugeait aussi naturelles que celles des langues et des mœurs car le droit, au même titre que ces dernières, lui semblait une manifestation de l'âme des différents peuples 28. Pour l'Ecole historique, le droit est national et non pas universel, évolutif et non pas figé ; seul le recours à l'histoire permet d'en comprendre l'état actuel. Aussi une perception différente des réalités sociales peut-elle conduire à des solutions juridiques distinctes, voire originales.

Rodière relativise pourtant cette conception, adopte une approche plus fonctionnelle et pense qu'il existe " une communauté réelle d'institutions souvent cadrées sous la diversité apparente des formes juridiques " 29. Ceci ne peut que faciliter la comparaison.

11- c) D'une façon générale, le comparatiste se doit d'être particulièrement conscient des risques que peuvent lui faire courir les problèmes de terminologie 30. En effet, il est impossible d' "entreprendre une comparaison en se fondant sur la similitude ou la ressemblance de dénomination, car bien plus importante est la fonction " 31. Comme l'écrit C. Witz dans sa présentation du droit allemand, "des mots identiques cachent souvent une réalité différente " 32, ce qui s'explique par la diversité des acquis juridiques des entités nationales considérées.

Mais la comparaison de deux droits étrangers impose aussi le choix du vocable le mieux adapté pour reproduire dans la langue nationale l'expression étrangère. L'éventail est large. Le terme allemand Gericht en constitue un bon exemple. Dumey et Plassa traduisent cette expression par : "tribunal, cour, juridiction " 33 et Sachs et Villatte par " tribunal " 34.

C'est également par l'expression "Tribunal constitutionnel fédéral " que le vocable Bundesverfassungsgericht est traduit officiellement en langue française dans le texte de la Loi fondamentale 35. Un auteur se réfère aussi dans son exposé au "Tribunal constitutionnel" 36. Mais d'autres auteurs préfèrent la traduction de cour. Bundesverfassungsgericht (BverfG) devient alors "Cour constitutionnelle fédérale " pour Fromont et Rieg 37. Cette approche fonctionnelle des institutions induite par la seconde solution semble préférable car le terme "cour" correspond le mieux à la place prépondérante occupée dans l'ordre juridictionnel allemand tant par la Cour constitutionnelle fédérale que par la Cour fédérale du travail. La question reste cependant ouverte. Aussi, dans le cadre de cette étude nous utiliserons les abréviations allemandes pour désigner les organes juridictionnels allemands et aurons recours à la formulation allemande accompagnée d'une traduction française pour présenter les institutions et concepts juridiques allemands.

Comparabilité de l'institution de la clause de non-concurrence en droit allemand et en droit français.

12- Rechercher cette comparabilité conduit à se demander si la notion de clause de non-concurrence recouvre la même réalité dans le droit du travail des deux pays. Il est en effet admis que " les droits variés comportant, chacun d'eux, des concepts à l'aide desquels ils expriment leurs règles, des catégories à l'intérieur desquelles ils les ordonnent, la règle de droit même est conçue par eux d'une certaine façon. A ce triple égard encore il existe entre les droits des différences, et l'étude d'un droit donné suppose que l'on prenne conscience des différences de structure qui peuvent exister entre ce droit et le nôtre " 38.

Une première constatation s'impose : dans les deux systèmes, les clauses de non-concurrence " sont des instruments particuliers de l'aménagement des suites de l'extinction du contrat car elles sont directement insérées dans celui-ci. Le contrat éteint continue de produire des effets de droit, ce qui est singulier " 39.

La nature de la clause de non-concurrence est indiscutablement contractuelle ; elle met en présence deux parties, le débiteur et le créancier de l'obligation de non-concurrence qui, après discussion, aboutissent à un accord. Mais elle s'inscrit également dans un cadre particulier, celui du contrat de travail où le débiteur et le créancier de l'obligation de non-concurrence sont respectivement le salarié et l'employeur. Dans les deux droits, le régime de la clause de non-concurrence est tout naturellement influencé par des considérations qui soulignent tour à tour sa nature contractuelle et l'impossibilité de la dissocier de la relation de travail.

Mais la comparaison des droits allemand et français permet aussi de penser que la réponse donnée par chaque droit à l'atteinte à une liberté fondamentale, liberté de choix de la profession ou liberté du travail, est très proche bien que la conception allemande de la clause de non-concurrence soit plus large que la conception française 40.

• Le droit allemand connaît un problème de définition

13- Le § 74 HGB donne une définition très générale de la clause de non-concurrence en reconnaissant comme telle "eine Vereinbarung zwischen dem Prinzipal und dem Handlungsgehilfen die den Gehilfen für die Zeit nach Beendingung des Dienstverhältnisses in seiner gewerblichen Tätigkeit beschränkt ", (une convention entre l'employeur et le commis commercial qui impose une limitation au salarié dans son activité professionnelle pour la période postérieure à la fin du rapport de travail ayant existé entre les parties).

F. Grüll s'est efforcé en 1983 de définir le contenu de cette notion dans la quatrième édition de l'étude intitulée "Die Konkurrenzklausel " tout en soulignant la liberté de contracter laissée aux parties dans le strict respect des dispositions légales. Se référant aux pratiques professionnelles alors suivies en Allemagne, il distingue quatre catégories principales de clauses limitant la concurrence :

A. Les conventions qui imposent au salarié de ne pas révéler certaines connaissances résultant d'expériences acquises au sein de l'entreprise et, partant de ne pas en tirer profit.

B. Les conventions qui font interdiction au salarié d'exercer une activité dans certains secteurs professionnels.

C. Les conventions qui font interdiction au salarié d'exercer une activité au service d'une entreprise qui développe, produit, transforme ou diffuse certaines matières, marchandises ou produits.

D. Les conventions qui imposent d'une manière générale au salarié ne pas travailler pour une entreprise concurrente.

Selon F. Grüll, une clause de non-concurrence exclut en général, sauf stipulation particulière, la conclusion d'un rapport de travail, l'exercice d'une collaboration professionnelle à titre indépendant (par exemple en qualité de conseil extérieur ou d'agent commercial), l'exploitation d'une entreprise concurrente qu'elle ait été acquise ou créée et enfin la participation financière dans une entreprise concurrente si l'ancien salarié prend part à la marche de cette entreprise 41.

Cette conception large de la clause de non-concurrence n'est pas reprise intégralement par W-R. Janert dans la cinquième édition de l'ouvrage " die Konkurrenzklausel " parue en 1993 puisqu'il ne range plus la convention interdisant au salarié la révélation de connaissances parmi les catégories principales de clauses de non-concurrence ainsi ramenées de quatre à trois. Mais W-R. Janert continue à estimer que l'interdiction de l'utilisation par le salarié du berufliches Kapital " (capital professionnel) de l'ancien employeur, c'est-à-dire l'ensemble de l'expérience et des connaissances acquises, peut faire l'objet d'une clause de non-concurrence dans les termes des §§ 74 et s. HGB 42.

Cependant le § 74 HGB envisage la limitation de l'activité professionnelle du salarié par une convention, mais se garde de faire référence à l'interdiction de concurrence stricto sensu. Certains auteurs en déduisent qu'une obligation de non-concurrence qui trouve sa source dans une convention peut être directe, mais aussi indirecte 43. Elle sera stipulée dans le contrat de travail initial ou dans l'Aufhebungsvertrag (accord de résiliation amiable) et sa validité sera différemment appréciée. La convention par laquelle le salarié se voit promettre un avantage particulier s'il s'abstient de faire concurrence à son employeur ne pose pas problème si cet avantage (versement d'une somme d'argent ou augmentation de la retraite par exemple) intervient après la rupture de la relation de travail. Par contre, dans l'hypothèse où le salarié bénéficie déjà de l'avantage pendant l'exécution du contrat de travail et est exposé au risque de restitution (prêt gratuit qu'il n'aura à rembourser que s'il fait concurrence à l'ancien employeur, d'où la possibilité d'une pression pour limiter sa liberté de décision s'il ne dispose pas des fonds nécessaires) on est en présence d'une clause de non-concurrence incompatible avec les §§ 74 et s. HGB 44.

La validité de l'engagement du salarié de payer un pourcentage des honoraires versés par la clientèle qu'il reprend, Mandantenübernahme-klausel, devrait dépendre de l'importance de la rétrocession promise. La clause qui subordonne à l'abstention de concurrence du salarié l'efficacité d'un accord de résolution amiable devrait en toute hypothèse être nulle 45.

• Les auteurs français s'emploient à caractériser la clause de non-concurrence

14- La conception du domaine d'application de la clause de non-concurrence semble moins vaste en droit français que celle admise par ces auteurs allemands. En l'absence de définition légale, le recours à la doctrine s'impose pour tenter de cerner les contours de cette institution dégagée en jurisprudence.

G. Lyon-Caen ne cherche pas à définir précisément la clause de non-concurrence qu'il situe parmi les clauses restrictives de la liberté du travail, mais oppose cette notion qui lui apparaît "comme un aménagement de l'obligation de garantie du vendeur (d'un fonds de commerce) " à la clause de non-réembauchage qui "ne peut être qualifiée que de limitation à une liberté individuelle" 46.

De manière synthétique, J. Amiel-Donat présente la clause de non-concurrence comme " la possibilité, par le jeu d'une disposition contractuelle, de limiter la liberté d'action économique d'une personne" 47.

D'autres auteurs, tel G. Cornu 48 ou D. Corrignan-Carsin 49 proposent une définition plus exhaustive de la clause de non-concurrence.

• La comparaison

15- Une différence non négligeable peut être relevée entre l'approche de F. Grüll et le système français. Le premier cas de clause de non-concurrence cité par F. Grüll, à savoir la convention qui impose au salarié de garder secrètes certaines connaissances ne constitue pas en France une clause de non-concurrence, mais une clause de confidentialité ou de discrétion, voire de non-révélation. Par une telle clause, il sera possible à l'employeur de pérenniser après la rupture de la relation de travail l'obligation de discrétion propre au contrat de travail. Clause de confidentialité et clause de non-concurrence contribuent toutes deux à la cristallisation de la situation existante bien que leur objet et leur efficacité diffèrent profondément. Comme l'écrit Y. Serra, "l'obligation de confidentialité n'oblige qu'à la non-divulgation mais son débiteur conserve la liberté d'exercer une activité en concurrence avec le créancier de l'obligation de confidentialité, activité redoutée car elle sera souvent l'occasion de la divulgation ou de la mise en œuvre des connaissances qui sont l'objet de l'obligation de confidentialité. En revanche, l'obligation de non-concurrence a une finalité plus large puisqu'elle implique non seulement une non-divulgation mais également l'interdiction de mettre en œuvre ses connaissances dans le cadre d'une activité concurrentielle " 50. L'indiscrétion de l'ancien salarié semble donc plus facilement relever de la concurrence en Allemagne qu'en France 51.

Il en résulte que bien qu'étant très proches l'une de l'autre, la conception de certains auteurs allemands et l'approche française de la clause de non-concurrence ne sont pas identiques. La première est plus large que la seconde, ce qui n'affecte pas la comparabilité des deux institutions puisque la cohérence des éléments de comparaison est maintenue.

Pour chercher à comprendre cette différence, il convient d'insister sur la façon dont sont envisagés en Allemagne les rapports entre salariés et entreprise. C'est ainsi que les structures de carrière et les systèmes de promotion allemands privilégient systématiquement la qualification et l'ancienneté. Selon M. Albert, ancien commissaire général au Plan, " pour progresser dans la hiérarchie, il vaut mieux jouer la fidélité et accroître son niveau de formation, ce qui est bénéfique pour tous ". Dans le système qualifié par l'auteur de " rhénano-nippon ", l'entreprise n'a pas le droit de traiter ses salariés comme un simple facteur de production, mais au contraire elle a un certain devoir de sécurité, de fidélité, de formation professionnelle qui coûte cher. " Par conséquent, plutôt que de payer chacun à sa valeur instantanée de marché, l'entreprise doit préparer les carrières, lisser les courbes, éviter les rivalités destructrices ". Cette conception s'oppose radicalement aux valeurs de " mobilité de l'individu comme synonyme d'excellence " et à l'" autovalorisation par la nomadisation " qui furent " très en vogue en France ces dernières années " 52.

La clause de non-concurrence de droit allemand a son équivalent technique en droit français bien que la formulation juridique ne soit pas toujours identique. La comparaison soulignera en effet de nombreuses similitudes mais également des différences entre les deux régimes, ce qui permet d'entrevoir la possibilité d'en tirer profit et d'aboutir à un perfectionnement dans l'avenir.




CHOIX DU DROIT ALLEMAND COMME

ELEMENT DE REFERENCE : JUSTIFICATION

ET QUESTIONS INDUITES





16- De deux choses l'une, soit le droit allemand de la clause de non-concurrence est jaugé à l'aune du droit français, soit le droit français de la clause de non-concurrence est apprécié au regard du droit allemand. Sans doute, la solution a priori logique aurait-elle été de considérer que le droit français, droit supposé connu en France, devrai servir d'élément de comparaison. Ce n'est cependant pas la solution qui sera retenue.

En effet, au plan des principes, le risque existe de voir un juriste considérer que le droit dont il a la pratique pour s'en être imprégné au cours de sa carrière constitue le "droit vrai" 53. Ce risque peut être partiellement écarté si le droit étranger est pris comme point de départ de l'étude. La démarche est conforme à l'approche comparative qui contraint "à sortir de notre milieu, à passer les frontières de notre pays et à observer du dehors, de l'étranger " 54, ce qui autorise une analyse critique et une évaluation de nos institutions juridiques "sans être entravés par nos préjugés et nos idées préconçues " 55.

D'autre part, dans le cas d'espèce, ce choix facilite la comparaison. En effet, en droit allemand les règles régissant la clause de non-concurrence sont posées par la loi, plus précisément par le Handelsgesetzbuch-HGB (Code de commerce) et par la Gewerbeordnung-GewO (Code industriel) 56 en l'absence de Code de travail. Les dispositions édictées par ces textes s'imposent à la jurisprudence et au droit professionnel collectif. En France au contraire, la matière n'est pas réglée par la loi ; le droit applicable est une création jurisprudentielle que reprend parfois le droit collectif professionnel des conventions collectives 57. La comparaison aboutira à une réponse plus précise et à une vue plus claire en partant des règles légales fermes du droit allemand que du droit français. Dans un environnement économique incertain où le comportement de beaucoup d'acteurs tend vers l'opportunisme au détriment de la rationalité, l'existence d'une loi écrite garantit le développement d'un droit cohérent détaché des spécificités de chaque espèce et assure la stabilité indispensable des relations juridiques.

La mise en parallèle des deux systèmes suscite aussi des interrogations. La solution législative allemande ne procure-t-elle pas une plus grande sécurité juridique que la solution française ? La solution jurisprudentielle française, plus souple, n'offre-t-elle pas certains avantages au regard de l'évolution de la vie des entreprises et de celle du monde du travail qui exige flexibilité et adaptabilité ? La solution législative du droit allemand peut en effet imposer aux juges dans certains cas, face à des situations non prévues par la loi, des méthodes d'interprétation originales mais peu conformes aux règles traditionnelles de l'exégèse juridique ; citons à titre d'exemple l'élargissement à tous les salariés de la protection prévue spécifiquement par les §§ 74 et s. HGB au profit des seuls employés commerciaux qui sera étudiée ultérieurement.

Il faut cependant bien reconnaître qu'à des points de vue différents la situation n'est totalement satisfaisante ni en droit allemand, ni en droit français. En Allemagne par exemple, certaines catégories supposées favorisées de salariés n'ont pendant longtemps pas bénéficié de la protection des §§ 74 et s. HGB, et aujourd'hui le versement d'une contrepartie pécuniaire peut être remis en cause par les règles propres à l'imputation des revenus professionnels résultant d'une nouvelle activité, alors qu'en France le paiement d'une contrepartie pécuniaire n'est pas obligatoire pour l'employeur si le contrat ou la convention collective applicable ne l'impose pas.

Ces curiosités juridiques conduisent à nous interroger sur les similitudes et les différences des solutions apportées en Allemagne et en France au problème social à l'origine des clauses de non-concurrence. Cette interrogation implique de ne pas perdre de vue que la problématique de la limitation de concurrence déborde le cadre du droit du travail et peut relever du droit commercial et du droit civil 58. En fait, nous serons parfois amenés à suivre des raisonnements de droit économique qui devraient, à tout le moins pour la détermination de la situation concurrentielle, permettre une analyse sérieuse 59.

L'étude comparative des systèmes de la clause de non-concurrence en droit allemand et en droit français doit tenir compte de l'existence du droit dit " local ", applicable depuis la loi du 1er juin 1924 dans les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, qui trouve sa source dans des textes de loi allemands "introduits" en droit français mais interprétés et appliqués par les juridictions françaises (voir note 1). L'intérêt théorique de la question est certain pour l'approche comparative et il eut été envisageable de lui consacrer certains développements principaux. Cependant, vraisemblablement en raison de la faiblesse relative de la population qui y est soumise, la jurisprudence est peu abondante et ne justifie pas que ce droit soit mis sur le même pied que le droit allemand ou le droit français. C'est pourquoi seront visées les décisions de justice françaises spécifiques à la clause de non-concurrence de droit local dans la partie réservée aux notes en bas de page sous les décisions allemandes traitant du même problème.




SOURCES CONSULTEES





17- L'étude du droit allemand a été rendue possible grâce à l'exploitation du fonds de la bibliothèque du IAAEG-Institut für Arbeitsrecht und Arbeitsbeziehungen in der europäischen Gemeinschaft à Trèves.

L'auteur s'est tout d'abord référé à des ouvrages généraux traitant du droit du travail et du droit privé dans leur globalité, avant de s'orienter vers des ouvrages spécialisés dans l'étude des clauses limitatives de concurrence écrits par d'éminents enseignants tels " Wettbewerbsverbote " (interdictions de concurrence) du Professeur Buchner (1981) ou " Wettbewerbsverbote für Arbeitnehmer " (interdictions de concurrence pour les salariés) du Professeur Grunsky (1987), mais aussi par des magistrats tels " Wettbewerbsbeschränkungen für Arbeitnehmer und Handelsvertreter " (limitations de concurrence pour les salariés et les agents commerciaux) des docteurs Röhsler et Borrmann (1981) ou des avocats tels " Die Konkurrenzklausel " (la clause de non-concurrence) des docteurs Grüll et Janert (1993, 5ème éd. mise à jour) et "Wettbewerbsverbote-Rechtliche und Taktische Hinweise für Arbeitgeber, Arbeitnehmer und vertretungsberechtigte Organmitglieder " (Interdictions de concurrence-conseils juridiques et pratiques pour les employeurs, les salariés et les membres des organisations habilitées à les représenter) des docteurs Bauer et Diller (1995) et enfin à la thèse de doctorat d'un étudiant, " Das nachvertragliche Wettbewerbsverbot im Arbeits- und Wirtschaftsrecht " (l'interdiction de concurrence post-contractuelle en droit du travail et en droit économique) du docteur Reinfeld (1992).

L'auteur s'est aussi consacré à l'étude de la jurisprudence et de la doctrine allemandes dont il a pu avoir connaissance grâce à des commentaires précis et bien documentés tels AP (Arbeitsrechtliche Praxis), ouvrage de référence du BAG, la Cour fédérale du travail, publié par la maison d'édition Beck à Munich et AR-Blattei (Arbeitsrechts-Blattei) publié par la maison d'édition Forkel à Stuttgart, mais aussi grâce à des revues juridiques périodiques généralistes telles JZ (Juristenzeitung), NJW (Neue Juristische Wochenschrift) ou spécialisées en droit de l'entreprise telles BB (Betriebsberater-conseiller d'entreprise) ou DB (Der Betrieb-l'entreprise), voire enfin spécialisées en droit du travail comme AuR (Arbeit und Recht-Travail et Droit).

L'étude de la jurisprudence française inédite de la Cour de cassation et des cours d'appel a été rendue possible par la consultation de la banque de données CERIT de l'Institut régional du travail de Nancy.

18- Un certain nombre de préalables sont nécessaires à l'étude comparative des limitations de la liberté contractuelle des parties à la clause de non-concurrence. La connaissance des juridictions est requise puisque c'est au juge qu'il appartient de contrôler la validité des clauses de non-concurrence et de les interpréter pour en mesurer la portée ; le juge est ainsi en mesure de faire progresser la matière dans le cadre des litiges qui lui sont soumis. Il est nécessaire aussi de s'intéresser au contrat de travail puisque la clause de non-concurrence, objet de la réflexion, lui est étroitement liée. Le rôle de la doctrine enfin ne peut être ignoré puisqu'il lui revient de faire la critique des textes de loi et des décisions de justice.

Le lecteur étant supposé informé de l'état de ces questions en droit français, seul l'aspect allemand sera étudié dans un chapitre préliminaire. Dans ce même chapitre sera vérifiée la compatibilité des clauses de non-concurrence avec les règles constitutionnelles et internationales qui, à tout le moins pour les premières, encadrent la possibilité laissée au législateur et au juge de réglementer ou d'aménager la liberté contractuelle des parties, voire même de sanctionner un éventuel abus.

La nature contractuelle de l'accord par lequel les parties à la relation de travail conviennent de limiter la liberté d'action future du salarié invite à confronter deux impératifs contradictoires : l'intérêt du créancier et l'intérêt du débiteur de l'obligation de non-concurrence avec en ligne de mire la recherche d'un éventuel déséquilibre provoqué par l'abus de puissance d'un cocontractant et le recours à la règle de proportionnalité pour y obvier.

L'angle d'attaque des deux parties de ce travail sera différent.

La partie I étudiera la justification par le créancier de l'obligation de non-concurrence de son intérêt à imposer une limitation à la liberté professionnelle future du salarié. Le débat dépassera l'approche civiliste pour atteindre l'analyse travailliste sur fond de notions économico-juridiques empruntées au droit de la concurrence.

La partie II sera consacrée à l'examen de la préservation des intérêts du salarié débiteur de l'obligation de non-concurrence, exposé en raison de sa faiblesse à une situation désavantageuse à l'issue de la relation de travail. L'analyse sera menée à bien en intégrant certaines notions civilistes.




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