JURIPOLE : Etude comparative franco-irlandaise des juridictions spéciales en matière de terrorisme - Partie I -Fabienne VIRICEL

JURIPOLE DE LORRAINE

Serveur d'Information Juridique

Réalisé par Alexis BAUMANN


Etude comparative franco-irlandaise des juridictions spéciales en matière de terrorisme
Fabienne VIRICEL



PREMIERE PARTIE



INTRODUCTION



Le terrorisme a fait l'objet de nombreuses études visant à mettre à nu le phénomène, pour en déterminer les origines et y trouver une réponse efficace. Rares sont les Etats, en effet, qui ont échappé à cette forme de violence, et devant la multiplication des attentats, des prises d'otages, des détournements d'avions etc., il fallait trouver une solution rapide, capable à la fois de démanteler des réseaux existants et d'empêcher la création de nouveaux groupes subversifs.

C'est parce que le terrorisme vise essentiellement à déstabiliser l'État, que l'on essaie d'atteindre par le sacrifice d'innocentes victimes, que l'urgence et l'efficacité de la répression sont de mise, mais c'est aussi parce que les États se refusent à céder aux pressions de ses auteurs, et à répondre à la violence par la violence, que l'encadrement législatif de la répression doit être soigneusement respecté. Car, contrairement aux déclarations du Ministre français de l'intérieur qui clamait en 1986: "Nous allons terroriser le terrorisme", l'usage de la terreur en la matière, constituerait le plus grand échec d'un État de droit.

Devant autant d'enjeux, il arrive malheureusement trop souvent que l'on cède à des exigences juridiques et que les libertés individuelles soient sacrifiées. Et comment pourrait-il en être autrement, face à une infraction dont la définition est introuvable, tant les actes qu'elle renferme sont divers. Aux côtés de groupes indépendantistes, existent toutes sortes d'associations guidées par des pulsions idéologiques ainsi que maintes organisations internationales souvent teintées de fanatisme profondément enraciné. Si les nombreuses études qui ont été menées pour comprendre les origines du terrorisme ont fortement contribué à améliorer la répression de celui-ci, l'étude du sujet est cependant loin d'être épuisée.

Le terrorisme, souvent spécifique selon le pays où il prend forme, est un domaine de prédilection pour l'exercice de la souveraineté de l'État et, dans cette optique, l'étude comparative des législations anti-terroristes trouve tout son intérêt. Va-t-on réprimer de la même façon un terrorisme nationaliste dont les structures s'appuient sur des racines historiques et idéologiques nationales inébranlables, et un terrorisme internationaliste qui trouve sa force dans la capacité de ses auteurs à disposer de moyens de communication modernes pour véhiculer et faire aboutir leurs idées? Et dans l'hypothèse où plusieurs formes de terrorisme se manifestent sur un même territoire, faudra-t-il adopter un traitement différentiel selon la spécificité du terrorisme que l'on cherche à combattre?

Les États, pour la plupart, semblent avoir choisi de traiter le terrorisme de façon globale, mais il n'en reste pas moins que les caractéristiques dominantes du phénomène sur leur territoire se reflètent dans le dispositif répressif qu'ils décident de mettre en place. La comparaison entre les systèmes anti-terroristes de la République d'Irlande et de la France en est une bonne illustration: le premier vise à faire face à un terrorisme essentiellement indépendantiste se manifestant par les activités de l'Armée Républicaine Irlandaise (car, contrairement aux idées reçues, l'IRA n'est pas seulement une organisation terroriste propre à l'Irlande du Nord) et le second se doit d'affronter toutes les formes de terrorisme qui aient pu être recensées (indépendantiste, communiste, internationaliste ou émanant d'autres groupes isolés). En effet, on ne réagit pas de la même manière face à un groupe qui, malgré les violences qu'il exerce, fait l'objet de sympathies au sein de l'opinion publique et dispose en outre d'une branche politique reconnue, que face à un ensemble d'associations fortement actives faisant à la fois l'objet de soutiens nationaux et internationaux et n'affichant pas toujours clairement leurs revendications.

Pourtant, des caractéristiques communes se retrouvent dans toutes les législations anti-terroristes: accélération des procédures, élargissement des pouvoirs de police, restriction des libertés individuelles, et mise en place de juridictions spécialisées pour connaître des auteurs de ces actes de violence.

C'est à ces dernières que nous allons nous intéresser dans cette étude. Devant les pouvoirs de pression que les terroristes se sont révélés capables d'exercer sur l'opinion publique, il est apparu nécessaire à la plupart des États de mettre enoeuvre des juridictions à caractère exceptionnel pour juger ces infractions. Ces tribunaux spéciaux, en tant qu'ils retirent au jury populaire les compétences qui lui sont conférées par la loi, divergent cependant d'un pays à l'autre quant à l'entorse qu'ils font au droit commun.

L'Irlande, bien que jeune État indépendant, s'est dotée depuis longtemps d'une législation visant à réprimer les violences contre l'État, alors que la France a été parmi les derniers États européens à se doter d'une législation anti-terroriste prévoyant la création de juridictions spécialisées. La Special Criminal Court de la République d'Irlande doit ainsi son existence à un acte législatif de 1939, alors que la Cour d'assises spécialisée n'existe, en France, que depuis 1986. Mais, dans les deux hypothèses, on note que c'est face à la manifestation du phénomène terroriste que des mesures ont été prises et, dans un pays comme dans l'autre, la législation prévoyant la mise en place de juridictions spéciales en la matière n'est en rien révélatrice d'une faculté d'anticipation de la part des États.

Bien qu'ayant les mêmes objectifs, ces deux juridictions se révèlent fondamentalement différentes. La première s'inscrit dans un cadre juridique large visant à mettre enoeuvre des juridictions spéciales dès que les tribunaux ordinaires ne semblent pas suffisants pour garantir une administration effective de la justice, alors que la seconde trouve sa source dans une loi visant à réprimer spécifiquement le phénomène terroriste bien que, a priori, on aurait pu s'attendre au contraire, la France connaissant un terrorisme si divers que le recensement des infractions n'en serait que plus délicat. Mais la spécificité de la législation française ne tient pas tant au souci de réprimer tous les actes de terrorisme qu'à celui de mettre en place une législation à la fois efficace et présentant un maximum de garanties individuelles. Aussi, c'est plutôt à leur date de naissance que les juridictions irlandaise et française spécialisées en matière de terrorisme doivent leur différences.

Les quelques pages qui suivent ont pour objectif de mettre en évidence les principales divergences qui résultent de l'étude comparative de ces juridictions et d'en examiner leurs conséquences quant à l'efficacité de la répression terroriste et à la nécessaire garantie des libertés individuelles et des droits fondamentaux. Il ne s'agira cependant pas d'une étude exhaustive, la comparaison n'étant pas toujours possible ni pertinente sur tous les points.

Il s'agira tout d'abord de mettre en lumière dans un chapitre préliminaire quelques éléments historiques utiles à la compréhension des deux systèmes juridiques ici comparés ainsi qu'à celle de la naissance du phénomène terroriste dans les deux États. Cette étude traitera ensuite de quelques aspects des juridictions d'exception chargées de connaître des terroristes dans ces pays, en mettant en parallèle les fondements juridiques de ces juridictions, puis leur domaine de compétences découlant de la définition, dans chaque État, des actes de terrorisme, ainsi que des pouvoirs donnés aux juridictions pour en connaître, et enfin la dérogation au droit commun qui réside essentiellement dans l'absence de procès par jury.


CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
QUELQUES DONNÉES HISTORIQUES


On ne peut comprendre une législation étrangère et la confronter au droit français sans comprendre au préalable le contexte historique dans lequel elle a été élaborée.

Ceci est vrai pour l'Irlande comme pour la France, ces deux pays portant des traces indélébiles de leur histoire qui rejaillissent dès que l'on se penche sur leur système juridique. Ce n'est pas un hasard, en effet, si le préambule de la Constitution irlandaise, fait référence à la Sainte Trinité, si l'article 8 proclame la langue irlandaise langue officielle de l'État, laissant à l'anglais le rang de deuxième langue nationale, ou encore, si l'article 2 proclame que "le Territoire national est composé de l'île toute entière, de ses îles et eaux territoriales ". L'Irlande est un pays empreint de nationalisme qui se manifeste constamment. Mais ce n'est pas non plus un hasard si, en France, la moindre entorse aux libertés, à la propriété soulève un flot de réactions, si la Démocratie et la République apparaissent comme les valeurs fondamentales de l'État.

Si l'Irlande se caractérise par son nationalisme, la France, elle, se caractérise par l'héritage idéologique du siècle des lumières, qui rejaillit régulièrement dans la conduite de la politique française et dans les grands débats nationaux.

L'influence historique sur les législations nationales s'avère encore plus véridique lorsque l'on aborde le thème du terrorisme : en Irlande, le développement du terrorisme est intimement lié à la lutte pour l'indépendance de l'île, alors qu'en France, l'éclatement du phénomène, même si celui-ci s'avère récent, est dû davantage à une tradition libérale de terre d'asile qu'à une affirmation de différents nationalismes. Aussi va-t-il sans dire qu'un préliminaire historique s'impose, si l'on prétend aborder une étude comparative des juridictions spécialisées en matière de terrorisme, dans ces pays respectifs.

Ce préliminaire a bien sûr pour objectif de retracer les grands événements qui ont marqué l'Irlande et la France au cours de leur histoire, mais il a aussi pour but de souligner l'émergence du phénomène terroriste dans ces deux États, et de comprendre comment l'Irlande et la France ont été amenées à mettre en place des législations dérogeant au droit commun et aux garanties individuelles, pour faire face à la menace terroriste.

Ce chapitre se veut donc comparatif et mettra en parallèle l'histoire et les systèmes juridiques de ces pays, à des périodes données, en insistant sur les événements les plus marquants pour cette étude. Il ne s'agit donc pas d'un historique exhaustif, mais plutôt indicatif, pour que le lecteur de cet ouvrage ait à l'esprit des événements marquants de l'histoire de ces deux pays.

Ce chapitre s'articulera donc en trois étapes : la première de l'époque celtique jusqu'au douzième siècle, où la France et l'Irlande se caractérisent par des différences culturelles fondamentales, la seconde, du XIIe siècle à la fin du XVIIIe, où les deux pays connurent des changements considérables qui constituèrent la pierre angulaire des systèmes juridiques actuels, et la troisième étape, du XVIIIe siècle à nos jours, où les deux pays achevèrent l'élaboration de leur droit national tel qu'il apparaît à nos yeux aujourd'hui.


Section 1 - DE LA PÉRIODE CELTIQUE AU XIIE SIÈCLE UNE IRLANDE INTÉGRATIVE ET UNE FRANCE DIVISÉE.

Au Ve siècle avant J.C. commença l'histoire de l'Irlande avec l'installation de peuples celtiques sur l'île, dont un groupe, les Gaëls, émergea rapidement pour imposer sa culture et ses rites. Pendant des siècles, l'Irlande fut menacée par des invasions de peuples venus du nord, les Vikings, mais sut résister culturellement en assimilant de façon surprenante les étrangers qui pénétraient l'île. La culture gaélique s'imposa donc jusqu'au XIIe siècle, avec une langue et des mythes propres à l'Irlande.

Cette culture qui émanait d'une société pourtant rurale et tribale, voyait son unité renforcée par le système juridique national qui existait dans l'île à l'époque : le système de Brehon Law. Cette "loi des juges", bien que coutumière était en vigueur sur tout le territoire irlandais, et régissait les rapports entre les différentes tribus gaëlles.

L'Irlande des temps anciens se caractérisait donc par sa culture mythique, religieuse (au Ve siècle Saint-Patrick avait évangélisé l'Irlande qui était depuis catholique), et intégrative, puisque la plupart des étrangers qui pénétraient le territoire, s'étaient rapidement "irlandisés".

Contrairement à l'Irlande, ce n'est pas sa faculté d'intégration qui caractérise la France de l'époque ancienne, mais, bien au contraire, la diversité des peuples qui la composent. Alors que l'Irlande, très tôt, manifesta sa faculté d'assimilation des communautés étrangères, la France se distinguait par ses différences économiques, politiques et juridiques. Loin de constituer une nation homogène, elle développa des communautés diverses qui cohabitèrent sur un même territoire pendant des années.

Au temps des Celtes, la France était organisée en un système de castes sociales, avec un chef entouré de druides, qui détenaient le pouvoir de rendre la justice. L'invasion romaine va profiter du découpage de la France pour y calquer un système administratif et y implanter les lois romaines. Au fil des années, le droit privé fut influencé par le droit romain mais surtout au sud de la France. D'un droit romain privé à vocation subsidiaire, le sud de la France allait développer petit à petit un droit privé commun. Mais la chute de l'Empire Romain d'Occident en 476 et l'avènement d'un nouveau peuple, les Francs, laisseraient place à de nouveaux arrivants sur le territoire français qui ne manqueraient pas d'influencer, eux aussi, le système juridique du pays.

Au Ve siècle, les invasions germaniques (Wisigoths, Ostrogoths, Lombards) véhiculèrent les lois barbares sur le territoire français (Lois Burgonde, Salique, Ripuaire, Wisigothe) qui, coutumières, se transmettaient de générations en générations. Mais peu à peu, le mélange des populations et les mariages inter-tribus aidant, le système de la personnalité des lois qui caractérisait les lois barbares, laissa place à un système de droit territorial.

Le principe de territorialité était fortement renforcé par la naissance de la vassalité sous l'Empire Carolingien, la distribution de fiefs aux vassaux et l'établissement de l'autorité du seigneur sur son fief marquant la division du territoire, et par l'avènement du système féodal sous la dynastie Capétienne (987). La justice était à cette époque rendue par les seigneurs, bien qu'en dernier recours, ils fussent soumis à la justice royale (le Roi étant doté d'une puissance spirituelle inégalable, que lui conférait la cérémonie du sacre).

Cependant, si le système de la personnalité des lois avait pu disparaître, la France, avant le XIIe siècle était juridiquement divisée entre les pays influencés, au nord, par les coutumes germaniques, et au sud, par le droit romain coutumier. En outre, il est important de souligner que certaines régions du territoire, plus isolées, avaient subi une influence moindre des lois romaines et nordiques. La Bretagne, par exemple, restée fortement celtique marquait son indépendance par un courant de renaissance de la nation bretonne.

Ainsi, jusqu'au XIIe siècle, l'Irlande et la France étaient deux pays de droit coutumier, mais pourtant bien différentes l'une de l'autre. L'Irlande était un pays avec un système de droit national, le Brehon Law, alors qu'en France n'émergeait pas un système unitaire coutumier, mais plutôt l'éclatement juridique qui reflétait la diversité de la population française de l'époque. A côté d'une Irlande intégrative et unificatrice, existait une France hétérogène et disparate.


Section 2 - DU XIIE SIÈCLE À LA FIN DU XVIIIE SIÈCLE
L'ÉLABORATION D'UN DROIT IRLANDAIS DE COMMON LAW ET LES PRÉMICES À LA CODIFICATION FRANçAISE.

Le XIIe siècle fut pour l'Irlande, comme pour la France, une époque marquant le début de changements importants dans le développement du système juridique de ces deux États : en Irlande, l'arrivée des anglo-normands sur le territoire irlandais allait être le commencement d'un système juridique de Common Law que l'Irlande connaît encore aujourd'hui, alors qu'en France, le renouveau du droit romain allait influencer fortement le sud, renforçant la division du pays en deux, entre un système de droit écrit au sud et un système de droit coutumier oral au nord.

C'est au douzième siècle que, pour la première fois, la capacité d'intégration des peuples étrangers, en Irlande, dut succomber à l'influence de l'envahisseur. Les invasions anglo-normandes amenèrent, en effet, les premiers changements notables dans la société tribale irlandaise.

La colonisation de l'Irlande par la Grande-Bretagne qui intervint après la demande d'un Comte irlandais ayant eu recours à l'aide britannique pour se faire respecter, eut pour effet de déstabiliser l'ordre établi en Irlande. Non pas que, soudainement, les irlandais aient abandonné leurs facultés d'assimilation des peuples venus de l'extérieur, mais bien plutôt parce que les souverains anglais se rendant petit à petit compte de leur perte d'influence sur la population irlandaise, ils mirent en place un système discriminatoire veillant à préserver aux colons leur identité britannique par rapport aux habitants d'origine. Cela se traduisit par un certain nombre de lois prohibitives au détriment du peuple irlandais. Ainsi, au XVIe siècle, Henri VIII interdit-il le port du costume national et la pratique du gaélique pour les colons anglais installés en Irlande, contre la volonté de ces derniers. Cette règle fut à l'origine de la rébellion des comtes anglo-irlandais, qui entendaient adhérer à une culture irlandaise, qui échoua à Kinsale en 1601, et donna lieu à la "fuite des Comtes". Cela se traduisit encore par l'implantation massive des colons d'Angleterre, au nord-est de l'île (actuellement l'Ulster), avec le système des plantations qui consistait à déposséder les paysans irlandais de leurs terres, les réduisant ainsi au rang de simples tenanciers au profit des colons écossais. Cet épisode allait constituer le fondement de la partition actuelle de l'île, avec une majorité de colons dans les six comtés qui forment l'actuelle Ulster et être, à sa manière, une des causes du développement du terrorisme irlandais.

Mais il y eu encore la mise en oeuvre des lois pénales,penal laws, un peu plus tard, qui instaura un système de discrimination civique et sociale au détriment des irlandais d'origine : aussi leur était-il interdit non seulement de parler gaélique, mais encore d'exercer leurs droits civiques, et d'avoir accès à la magistrature ou à de nombreuses professions libérales.

Les différences entre irlandais d'origine et colons britanniques se firent donc de plus en plus évidentes et cette dualité ne fit que s'accentuer avec la guerre qui opposa Jacques II (catholique) à Guillaume d'Orange (protestant), et qui expira avec la victoire de ce dernier lors de bataille de la Boyne en 1690, marquant ainsi l'implantation du protestantisme dans un pays pourtant si catholique. L'opposition d'abord culturelle allait se transformer en un conflit religieux, qui connaît encore des manifestations violentes de nos jours.

Ainsi, l'Irlande qui, pendant des années, avait su rester fidèle à ses traditions et à ses rites, commença, à partir du XIIe siècle à s'angliciser. Depuis 1494 le Poyning Act, prévoyait que toute loi en vigueur en Grande-Bretagne, était applicable à l'Irlande. La Common Law ou "loi des juges" qui avait surtout influencé Dublin et ses alentours au début, se développa au cours du XVIe et du XVIIe siècle sur tout le territoire irlandais par l'intermédiaire desKings Justice qui, s'ils étaient chargés d'appliquer "la règle du Roi", développèrent au fil des années leurs propres règles juridiques, qui prirent le nom deCommon Law.

Bien que les réactions du peuple irlandais ne manquèrent pas, que ce fût par l'intermédiaire de parlementaires comme Henri Grattan, pour demander l'abrogation des lois pénales, ou de Wolfe Tone pour la revendication de droits civiques pour les irlandais, l'Acte d'Union avec la Grande-Bretagne fut voté, supprimant le Parlement irlandais, et soumettant réellement la législation irlandaise au droit britannique.

En France, le XIIe siècle marqua une période de renouveau tant historique que législatif. Après des années noires de pestes, d'épidémies, la France connut un essor démographique et social qui était alors inattendu, mais qui n'allait malheureusement pas perdurer.

À partir du XIe siècle, les grandes famines et épidémies étant apaisées, la France put connaître un nouveau départ. Le système féodal s'illustrait dans le domaine judiciaire par l'existence de baillis qui rendaient la justice au nom du Roi dans les provinces. Le Roi, lui, rendait la justice dans son Parlement à Paris, et pouvait connaître en appel des juridictions des Ducs ou des Comtes. La justice à cette époque était donc très locale, même si, en dernier ressort, la justice du Roi prévalait (notamment sous Louis XI).

Mais le répit que connut la France au XIIe siècle allait malheureusement céder aux querelles successorales consécutives à la division du royaume français au cours des siècles suivants. Après la Guerre de cents ans qui allait de nouveau affaiblir la France (signant d'ailleurs l'écartement de certaines provinces comme la Bretagne ou les Flandres), il fallut attendre le règne de Louis XI pour que le pays connaisse un début de réunification administrative.

Alors que la France s'enlisait dans des déboires politiques, L'Italie connaissait, à cette époque, une renaissance juridique qui allait influencer tout le sud de notre pays. Les Glossateurs redécouvrant le droit Justinien allaient créer une pratique de commentaires des lois romaines qui ferait des adeptes. Le droit romain allait donc s'appliquer aux besoins de la vie du Moyen-Âge en France, devenant, bien que coutumier, de plus en plus écrit au sud du pays. La pratique des ordonnances royale allait, elle aussi, influencer l'écriture du droit puisqu'elle était un moyen de communiquer la règle du Roi à ses sujets : ainsi, sous François 1er, l'ordonnance de Villers Cotterêt allait imposer l'utilisation du français comme langue officielle au sein des différents tribunaux, et pour l'administration de la justice. Si les ordonnances royales étaient un moyen d'unifier le droit français en différents domaines (il y aurait plus tard les ordonnances de Louis XIV au XVIIe en matière commerciale, procédurale ou encore criminelle), il n'en demeure pas moins que les querelles permanentes pour la succession au trône de France qui divisaient les sujets du Roi, rendaient l'établissement de l'autorité de ce dernier difficile, à cette époque. Les querelles se renforcèrent au XVIe siècle avec la Réforme qui va opposer les huguenots aux catholiques, faisant de la religion un enjeu majeur du pouvoir, et n'étaient pas pour aider la création d'un système juridique unitaire sur le territoire, d'autant que le système juridique français, entre le XIIe et la fin du XVIIIe siècle, restait fortement divisé entre un système de droit romain écrit, au sud, et un système de droit coutumier germanique, non écrit, au nord.

Le règne de Louis IX, par la monarchie absolue et par le biais de la centralisation, rétablit l'autorité du Roi sur le royaume et redonna à la France sa prospérité. Mais le système ne tarda pas à être usé. La monarchie absolue faisait l'objet de maintes critiques. Louis XV allait être discrédité par les grands philosophes : Voltaire, Rousseau, Montesquieu n'allaient pas se gêner pour mettre en avant l'abus de pouvoirs du Roi et dénoncer la justice royale. Dorénavant, c'est le peuple qui devait être souverain et, si la justice devait être rendue, c'était en son nom et non au nom du Roi. C'est donc tout le système judiciaire français qui était remis en question.

Mais la Révolution seule ne suffirait pas à mettre en place un véritable système démocratique et une République solide. À la mort de Louis XVI, Danton et Robespierre allaient mettre en place une politique et un régime qui marqueraient la France par leur dureté. Ô, ironie de l'histoire, ce sont les défenseurs de la Liberté, qui mirent en place un régime de terreur pour gouverner la France et qui permirent l'émergence de la notion de "terrorisme". Ô, ironie de l'histoire encore, ce sont ces "terroristes" qui allaient concevoir des tribunaux révolutionnaires chargés de juger les détracteurs, qui étaient composés à l'époque de juges professionnels et dont les jugements étaient sans appel.

À l'époque de la Révolution, la violence était un moyen au service de l'État, et justifiait que l'on déroge aux droits fondamentaux qui venaient pourtant d'être reconnus dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, et que l'on mette en place des tribunaux spéciaux qui, indirectement, étaient garants de cette violence. Aujourd'hui, c'est pour s'opposer à la violence des individus contre l'État que la dérogation au droit commun et la mise en place de juridictions d'exception pour juger les terroristes se justifie! La terreur existe toujours mais les terroristes de la Révolution imposaient la terreur au nom de l'État alors que les terroristes de nos jours utilisent la terreur contre l'État.

Si diverse soit l'évolution historique de la l'Irlande et de la France entre le XIIe et le XVIIIe siècle, cette période fut fondamentale pour le déclenchement de certains conflits et l'aboutissement de certaines idées: l'implantation britannique en Irlande allait conduire à la partition de l'île et au développement d'un terrorisme nationaliste, alors que se mettait en place un système juridique de Common Law; en France, le rejet de la monarchie et de l'absolutisme forgeait un engouement démocratique et libéral durable qui s'ajoutait à la nécessité d'unifier un système juridique divisé.


Section 3 - DU XIXE SIÈCLE À NOS JOURS
LA MISE EN PLACE DES SYSTÈMES JURIDIQUES ET LA NAISSANCE DU PHÉNOMÈNE TERRORISTE

La période qui s'étend du XIXe siècle à nos jours est riche en événements pour les deux pays. Elle se caractérise, en Irlande, par une lutte pour l'autonomie et le développement d'un climat de violence sans fin, et, en France, par la difficulté de mettre en place un régime politique et des institutions durables. Dans les deux États, elle correspond à l'établissement d'un système juridique propre et à l'émergence du phénomène qui nous préoccupe, le terrorisme.

L'Acte d'Union de 1800 qui supprima le Parlement de Dublin et centralisa le pouvoir législatif à Westminster n'était pas de nature à apaiser les divisions qui étaient nées au cours des siècles précédents, mais allait au contraire alimenter la lutte pour l'autonomie de l'île. De nombreuses personnalités s'illustrèrent dans la lutte pour l'émancipation des catholiques 1 , en particulier pour le recouvrement des droits civiques et s'attacheraient pendant des années à réclamer un Parlement pour Dublin. De plus l'Irlande dut faire face à une "Grande Famine" qui fut à l'origine d'une émigration massive de la population irlandaise à travers le monde. Si cet épisode eut une conséquence heureuse, en ce qu'il amorça la redistribution de la propriété des terres aux tenanciers irlandais 2, il affaiblit considérablement le pays.

Cela n'empêcha pas le développement d'un mouvement pour l'autonomie de l'île, le Home Rule soutenu par les Parlementaires irlandais qui siégeaient à Westminster 3 . L'idée de Home Rule finit par être acceptée par la Grande-Bretagne en 1914 mais ne put être appliquée du fait de l'éclatement de la première guerre mondiale. Il s'en suivit alors une période d'insurrections qui débuta en 1916 sous la direction des Irish Volunteers 4 . Ce mouvement soutenait le Home Rule et donc l'accès à l'autonomie de l'île. Il constituait l'ancêtre de l'Armée Républicaine Irlandaise. L'insurrection qui donna lieu à une répression dure et systématique des Britanniques se transforma à partir de 1919 en guerre d'indépendance dont les protagonistes resteraient sur le devant de la scène politique par la suite.

Devant l'impossibilité de mâter la révolte, la Grande-Bretagne céda, et en 1921, le Traité de Londres fut signé. Entrant en vigueur en 1922, le Traité, voté à une très faible majorité, n'aboutit pas à l'indépendance de l'île tout entière. Les six comtés du nord restaient soumis à la Couronne et au Parlement britannique formant l'Ulster, tandis que les autres obtenaient l'indépendance mais devaient prêter serment d'allégeance à la Couronne. Ce traité ne fut jamais accepté par toute la population irlandaise. Il fut à l'origine d'une division entre pro et anti-traité (respectivement les fidèles de Michael Collins et de Eamon De Valera). Une période de troubles eut encore lieu jusqu'à ce que De Valera demande le dépôt des armes. Il prit la tête de l'État irlandais sans parvenir à obtenir l'indépendance des six comtés du nord.

En 1937, l'État irlandais se dota d'une Constitution, après une première expérience en 1922, et peu après fut lancée par l'IRA une "campagne des bombes" en réponse au refus des troupes britanniques de se retirer du pays. C'est cette campagne qui eut pour effet l'établissement d'une législation spécifique pour les crimes portant atteinte à la sûreté de l'État et de tribunaux spéciaux pour en connaître.

Alors que l'évolution politique du pays s'organisait en une lutte entre les partisans et les opposants du Traité de 1922, les activités terroristes se poursuivirent: la première juridiction spécialisée en la matière exerça ses pouvoirs de 1939 à 1946, puis de nouveau à partir de 1961 jusqu'à 1962 après une nouvelle campagne de l'IRA, la "campagne des frontières"; enfin, en 1972, à la suite des troubles survenus en Irlande du nord, manifestations catholiques pour le recouvrement des droits civiques, débarquement des troupes britanniques en Ulster et administration directe par le Parlement de Londres. Le destin de l'Eire étant immanquablement lié à celui du nord de l'île, ces événements ne firent que raviver l'activité de l'IRA. C'est ce qui justifia la mise en place de tribunaux d'exception dans ce pays depuis 1972.

Parallèlement, la jeune République dotée d'une Constitution développait un système juridique nouveau et mixte donnant, d'une part, prépondérance aux principes énoncés dans sa Constitution tout en conservant, d'autre part, l'héritage britannique de précédents de Common Law ou des lois de Westminster, réservant à ces dernières une présomption d'inconstitutionnalité.

La France du XIXe siècle ne pouvait pas compter sans les événements qui s'étaient déroulés en 1789. Elle avait fait le choix de devenir Républicaine et démocratique mais elle avait aussi choisi d'accorder une place prépondérante aux droits de l'homme qu'elle avait proclamés dans sa Déclaration en 1789. Le pays allait alors développer des caractéristiques qui influenceraient son système juridique et en faire un pays d'ouverture et d'accueil.

L'évolution politique de la France depuis 1789 se caractérisa par l'alternance de régimes politiques (pas moins de 12 Constitutions en moins de deux cents ans), n'ayant pas tous la même importance. L'un des plus marquants fut le régime de Napoléon Bonaparte parce qu'il marqua la France tant juridiquement que politiquement. C'est à cette époque que les principaux codes furent rédigés, effectuant la synthèse du droit romain écrit au sud et des coutumes germaniques du nord. Outre le code civil de 1804, fut publié en 1808 le code d'instruction criminelle tentant un compromis entre un système accusatoire et inquisitoire, avec la mise en place d'un juge d'instruction pour la recherche des preuves mais aussi l'instauration d'un jury populaire pour les crimes graves dans la lignée du courant démocratique de 1789. Les modalités du procès pénal allaient varier dans une moindre mesure en fonction des régimes politiques en place, accordant plus ou moins d'importance aux libertés individuelles (Monarchie de juillet, troisième, quatrième et cinquième Républiques), ou en leur infligeant des restrictions (second Empire, par exemple). À partir de 1945, c'est un courant libéral qui caractérisa la procédure pénale française et ce fut dans cette atmosphère libérale que le terrorisme fit son apparition en France.

Contrairement à l'Irlande, le phénomène terroriste est apparu assez tardivement en France. Après les Maquisards de la deuxième Guerre Mondiale, c'est l'Organisation de l'Armée Secrète (O.A.S.) crée en 1962, pour garder l'Algérie française, qui fut l'un des premiers groupes terroristes français. C'est d'ailleurs l'activité de l'O.A.S. qui avait conduit le Général De Gaulle à mettre en place des juridictions spéciales pour connaître des auteurs des attentats, puis, par la suite, à confier le jugement des terroristes à la Cour de Sûreté de l'État qui était chargée d'intervenir en matière militaire. Mais le phénomène terroriste ne fit que s'amplifier et, dans les années 1970, la France dut faire face à plusieurs groupes de différente nature.

Certaines régions ayant toujours eu une certaine distance par rapport à la France, une vague de renouveau culturel alimenta le développement de groupes autonomistes ou indépendantistes. Ainsi, le FLNC en Corse traduisait un sentiment d'isolement économique et culturel de l'île par rapport au reste du territoire et un rejet de la centralisation française. Il faut dire que la Corse n'avait été rattachée à la France qu'en 1769, après avoir été sous contrôle génois pendant des siècles et avoir connu une autonomie de courte durée. Mais ce sentiment séparatiste existait aussi en Bretagne pour des raisons similaires, la Bretagne ayant été autonome politiquement jusqu'en 1532. Aussi l'Armée Républicaine Bretonne et le Front de Libération de la Bretagne passèrent-ils à l'acte, de 1974 à la fin des années 70.

Mais, d'autres formes de terrorisme se développèrent très rapidement. De part sa position géographique aux confins du continent européen, et de part sa tradition libérale de "Terre d'asile", la France constituait un lieu sûr pour des groupes terroristes étrangers. Ainsi naquit ce que certains appellent le terrorisme importé, formé de groupes de l'est ou du Moyen-Orient et dont les actes répondaient à la prise de position de la France par rapport à la politique iranienne, ou au conflit israëlo-arabe, pour ne citer que ces exemples. Il y eut encore les groupes d'extrême gauche, comme Action Directe et, plus récemment, le réseau algérien soutenu par le GIA (Groupe Islamique Armé) d'Algérie, auteur des attentats de 1995. La France, qui avait été épargnée pendant de longues années, connaissait alors les formes de terrorisme les plus diverses qui soient.

Cette activité eut pour conséquence un durcissement de la procédure pénale française en la matière et la mise en place de la législation de 1986 prévoyant, entre autre, de confier le jugement des terroristes à des juridictions spéciales (la compétence de la Cour de Sûreté de l'État ayant été supprimée en 1981).

Ainsi, c'est à un terrorisme bien différent que furent confrontées et le sont encore aujourd'hui l'Irlande et la France, mais, dans les deux cas, il résulte de l'évolution historique et juridique antérieure qui s'affirma au cours du XXe siècle. En outre, un système juridique bien spécifique s'était établi dans les deux États de la période qui s'étend du XIXe au XXe siècle, un système de Common Law en Irlande et un système de droit civil basé sur la codification, en France.

C'est de ces différences historiques et juridiques que naissent les caractères spécifiques des juridictions spéciales chargées de connaître des terroristes en France et en Irlande.


CHAPITRE I
LA LÉGALITÉ DES JURIDICTIONS D'EXCEPTION EN MATIÈRE DE TERRORISME


L'établissement de juridictions spécialisées en matière de terrorisme par son aspect dérogatoire du droit commun suppose la mise en place de garde-fous. La principale garantie qui puisse exister pour une juridiction exceptionnelle est son fondement juridique autrement dit, un texte de loi prévoyant clairement et précisément ses conditions et règles d'existence et rendant cette juridiction acceptable.

Mais la décision de créer des juridictions spécialisées est, la plupart du temps, la conséquence de circonstances exceptionnelles, face auxquelles les juridictions ordinaires se révèlent inefficaces pour assurer ce que l'on appelle en France "une bonne administration de la justice". Mises en place, en général, parce que les États doivent répondre à des nécessités urgentes ces juridictions ont tendance à altérer trop facilement les garanties essentielles que tout individu est en droit d'attendre d'un procès équitable, et du respect de ses droits fondamentaux. Aussi, malgré l'encadrement législatif qui les supporte, les juridictions d'exception sont souvent perçues comme une manifestation de l'arbitraire des pouvoirs publics ayant pour but de faire face à des événements difficiles.

Cette affirmation se comprend aisément en ce qui concerne les infractions terroristes. De part l'impact que ce phénomène a sur les populations, les États ont le devoir de réagir rapidement et de se montrer fermes pour pallier à la terreur que peuvent engendrer les activités terroristes. La mise en place des juridictions spécialisées relève alors de cet état d'urgence, comme nous allons le voir dans les quelques pages qui vont suivre, et c'est en général lorsqu'elles se sont trouvées confrontées à une vague de terrorisme les submergeant que la France et l'Irlande ont pris la décision de créer une Cour d'assises spécialisée, pour la première, et une Special Criminal Court pour la seconde. De ce fait, la légalité de ces juridictions d'exception n'apparaît pas toujours suffisante face à l'entorse qu'elles font au droit commun.

Section 1 - LA MISE EN PLACE DE LA SPECIAL CRIMINAL COURT EN IRLANDE

La Constitution de l'État irlandais de 1937 garantit en son article 38 le droit pour " toute personne d'être jugée pour un infraction pénale selon les règles de droit": "no person shall be tried on any criminal charge save in due course of law"

L'article 38.5 prévoit en outre le droit pour toute personne accusée d'avoir commis une infraction pénale d'être jugée par un jury: "save in the case of the trial of offences under section 2, section 3 and section 4 of the article...no person shall be tried on any criminal charge without a jury." L'article 38 ajoute cependant trois dérogations à ce principe fondamental de base, en cas d'infractions mineurs (minor offences Art. 38.2), en cas d'infractions militaires (Art.38.3-4) et lorsqu'une cour spéciale a été établie pour le jugement de certaines infractions pénales. Ainsi l'article 38.3-4 3e de la Constitution irlandaise énonce-t-il:

"Special courts may be established by law for the trial of offences in cases where it may be determined in accordance with such law that the ordinary courts are inadequate to secure the administration of justice and the preservation of public peace and order.

The constitution, powers, jurisdiction and procedure of such special courts shall be prescribed by law." 5

Des juridictions spécialisées peuvent donc être établies en Irlande pour le jugement de certaines infractions pénales lorsqu'il peut être déterminé que les juridictions ordinaires ne sont plus capables de garantir l'administration de la justice ainsi que le maintien de l'ordre et de la paix publique, efficacement. Cette dernière exigence subordonne l'existence de Cours spécialisées, dérogeant au droit commun, à la condition que les juridictions ordinaires ne sont pas en mesure d'exercer correctement leurs fonctions et d'assurer les garanties dont elles sont généralement porteuses à savoir une administration efficace de la justice et le maintien de l'ordre et de la paix publique.

§1: Les justifications historiques des juridictions d'exception en Irlande

Si la Constitution irlandaise prévoit l'existence de juridictions spécialisées dans le dispositif même du texte constitutionnel, cela peut sembler en contradiction avec ce qui a été dit en introduction de ce chapitre, à savoir que la mise en place des juridictions exceptionnelles est souvent le résultat d'un état d'urgence auquel le pouvoir exécutif doit faire face. En réalité, cette disposition constitutionnelle s'explique aisément.

L'Irlande, en 1937, n'en est pas à sa première expérience constitutionnelle bien que ce soit encore une République naissante. En effet, suite à la guerre d'indépendance qui a abouti au Traité de 1922 donnant une autonomie au sud de l'île, une Constitution avait déjà été mise en place et avait régi l'État, de 1922 à 1935. Or, la période faisant suite au Traité de partition de l'île fut une période fort mouvementée et riche en violences et actes de terrorisme. Cette violence confrontait notamment les opposants au Traité qui ne pouvaient accepter la partition de l'île, et la soumission du nord à la couronne britannique (guidés par Eamon de Valera), aux partisans du Traité de 1922 qui s'étaient résignés, comme leur leader Collins, à une indépendance partielle du territoire.

Cette violence avait alors conduit les dirigeants de l'État irlandais à mettre en place des juridictions spéciales pour connaître des actes de terrorisme et notamment des membres de l'Armée Républicaine Irlandaise. Mais à l'époque, la Constitution n'avait pas prévu l'existence de juridictions spécialisées pour juger les détracteurs de la République. L'établissement de ces juridictions s'était donc fait par voie d'amendement. Ainsi le Constitution Special Power Tribunal composé d'officiers militaires de l'État irlandais avait la possibilité de juger certaines infractions et les membres de ce tribunal détenaient alors le pouvoir d'augmenter les peines s'ils le jugeaient nécessaire. De plus, cet amendement prévoyait des pouvoirs exorbitants pour les forces de police, et l'interdiction de certaines associations. Les pouvoirs de ce tribunal étaient très larges, puisqu'il pouvait connaître de certaines infractions spécialement visées, mais aussi de toutes les infractions qui, sur avis d'un Ministre, étaient destinées à empêcher le fonctionnement du gouvernement ou l'administration de la justice.

Cette juridiction avait été fortement dénoncée parce qu'elle donnait au pouvoir exécutif des pouvoirs arbitraires si flagrants qu'ils s'opposaient aux droits naturels de l'homme. Un arrêt célèbre de la Cour Suprême de 1934 The State (Ryan and others) v. Lennon and others 6 mit en cause cette juridiction. Bien que la Cour Suprême adhérât à la constitutionnalité de cette juridiction, cet arrêt est plus célèbre pour l'opinion dissidente qu'avait exprimée le juge Kennedy C. en insistant sur le fait que le droit naturel déniait toute possibilité à un Parlement souverain de légiférer à son encontre:

"La conséquence directe est alors que le Parlement a retiré le pouvoir judiciaire au Judiciaire pour le remettre à l'Exécutif et a cédé ses devoirs en tant que pouvoir législatif au Conseil Exécutif, quant à l'étendue des questions couvertes dans l'annexe de l'article. Rappelant que le ‘Tribunal' doit être composé de cinq membres occupant le rang de commandant (ou d'un grade supérieur) conféré et maintenu au bon vouloir du pouvoir exécutif et étant membres de ce tribunal par la volonté du Conseil Exécutif, il résulte clairement de cet article que, dès lors que le Conseil Exécutif juge opportun d'user de cet article, ce conseil lui-même poursuit [...] une personne qu'il accuse d'une infraction (qui peut être une infraction introduite dans le champ d'application de cet article par un acte d'un ministre de l'Exécutif) et mène les poursuites judiciaires devant sa propre cour, l'affaire étant ‘jugée' par ses propres membres désignés et amovibles, et condamne lui-même l'accusé, par le même mécanisme pratique et bienséant, et prononce toute condamnation pour le cas particulier qu'il choisit grâce au même mécanisme pratique etbienséant. Par conséquent, chaque acte, depuis l'arrestation d'un individu jusqu'à sa condamnation et son exécution, en passant par son inculpation pour infraction, est de toute évidence, l'acte du Conseil Exécutif." 7

On comprend donc pourquoi le juge Kennedy tenait à dénoncer l'arbitraire de ce tribunal. Malgré le fait que son opinion n'ait pas été suivie par les autres juges de la Cour Suprême, on peut cependant admettre que cette opinion eut le mérite de mettre en évidence le problème de l'établissement de juridictions pénales d'exception, bien que le contexte le justifie.

La Constitution de 1937 ajoutait donc un garde-fou constitutionnel à l'existence de juridictions spécialisées en matière criminelle, et l'État irlandais héritait d'un passé controversé quant à l'existence de juridictions spécialisées pour connaître des actes dirigés contre l'État. Il semble alors assez logique que des leçons allaient être tirées de cette mauvaise expérience, mais comme nous le verrons plus loin, la mise en place des juridictions d'exception par la Constitution de 1937 comportait elle aussi des lacunes.

Si la Constitution irlandaise prévoit l'existence de Special Courts, rien n'est précisé en revanche en ce qui concerne leur mise en place et leur fonctionnement dans le texte de la Constitution. Ce texte renvoie pour cela à une loi (Art. 38.3 3e al.2e). Il appartient donc au Parlement irlandais "Oireachtas" de fixer l'organisation de ces juridictions spéciales lorsqu'il estime que les tribunaux ordinaires ne sont plus efficaces pour permettre "une administration effective de la justice ainsi que le maintien de l'ordre et de la paix publique".

L'établissement des Special Courts laissé à la charge du Parlement, ce dernier bénéficiait alors de deux possibilités pour asseoir ces juridictions d'exception: soit il pouvait mettre en place des actes parlementaires de temps à autre, chaque fois qu'il serait déterminé que les tribunaux ordinaires étaient inefficaces pour assurer une administration effective de la justice et le maintien de l'ordre et de la paix publique; dans cette hypothèse le gouvernement aurait eu la charge de déterminer que les conditions étaient réunies pour le passage d'un tel acte parlementaire, après un débat au Parlement qui porterait notamment sur la durée limitée de cet acte. Mais le Parlement pouvait choisir une seconde option qui consistait à adopter un seul acte prévoyant que la partie de l'acte qui permettait de créer des juridictions spéciales en matière criminelle pouvait être mise enoeuvre à tout moment, selon un mécanisme particulier. 8

En effet, rien n'était dit dans la Constitution de 1937 sur le mécanisme à adopter pour créer ces juridictions, si ce n'est que cela relevait de la compétence du Parlement. Celui-ci devait donc choisir entre l'une des deux possibilités qui lui étaient matériellement offertes.

Comme l'explique Mary Robinson dans son ouvrage sur la Special Criminal Court, c'est la deuxième option qui fut choisie en Irlande pour créer législativement des juridictions d'exception. Ainsi, un acte du Parlement de 1939, The Offences Against The State Act, allait-il prévoir dans sa Ve partie l'existence de Special Criminal Courts capables de connaître des infractions visées par cet acte selon un mécanisme dépendant du gouvernement irlandais.

Avant de s'aventurer dans les détails de ce mécanisme, il convient de dire quelques mots sur l'acte législatif qui constitue la base juridique des Special Criminal Courts en Irlande. Le vote de l'Offences Against The State Act en 1939 n'est pas un hasard, mais plutôt une nécessité pour, encore une fois, répondre à des circonstances exceptionnelles créées par le terrorisme irlandais. Cette loi, votée le 14 juin 1939, avait pour objectif, comme son titre interminable d'origine l'indiquait, de:

"prendre des mesures en relation avec les actions et conduite calculées pour ébranler l'ordre public et l'autorité de l'État et, dans cet objectif, de prévoir la punition des personnes coupables des infractions contre l'État, pour réguler et contrôler dans l'intérêt public la formation des associations, pour établir des cours spéciales en matière criminelle en accord avec l'article 38 de la Constitution et pour prévoir la constitution, les pouvoirs, la juridiction et la procédure de telles cours, pour rappeler certains principes et prendre des mesures en général traitant des faits en lien avec les faits ci-dessus cités" 9 .

Le vote de cette loi par l'État irlandais en 1939 n'avait rien de surprenant. Comme l'explique le juge Walsh dans une décision rendue par la Cour Suprême le 25 juin 1986, la mise en application de cette loi faisait suite à une déclaration de l'IRA, datant de décembre 1938, proclamant que tous les pouvoirs du Conseil Exécutif du premier Parlement irlandais avaient été transférés par les députés de ce Parlement au Conseil de l'IRA . D'autres déclarations de janvier 1939 proclamaient en outre le Conseil de l'IRA comme le gouvernement légitime et légal de toute l'Irlande, doté du droit de déclarer la guerre, cette disposition ayant pour but de déclarer la guerre au Royaume-Uni 10 . L'Irlande ayant adopté une position neutre dans le conflit mondial qui venait d'éclater devait toujours compter avec des groupes nationalistes actifs et violents luttant pour l'indépendance de l'île tout entière et la réunification de l'État irlandais. Les membres de l'IRA étaient alors soupçonnés d'entretenir des liens étroits avec l'Allemagne pour faire aboutir leurs revendications. Tout ennemi de l'Angleterre était susceptible de constituer un soutien de choix pour l'Armée Républicaine Irlandaise et c'est pour pallier à cette menace d'un renforcement du terrorisme irlandais par l'Allemagne que le Parlement irlandais adopta, en 1939, l'Offences Against the State Act.

Ce texte allait, d'une part, lui permettre de définir les infractions contre l'État, interdire la formation et l'existence de certaines associations, et d'autre part, en ce qui nous concerne, de mettre en place des juridictions d'exception chargées de juger ceux qui en 1939 étaient soupçonnés de courtiser Hitler. C'est ce même texte qui permet aujourd'hui de traduire les terroristes devant la Special Criminal Court.

Si cet acte prévoyait l'existence de tribunaux spéciaux pour connaître des infractions contre l'État, il lui restait encore à prévoir le mécanisme de leur mise enoeuvre et de leur fonctionnement.

§ 2: Le mécanisme de dévolution de pouvoirs à la Special Criminal Court tel que prévu par l'Acte de 1939

L'Offences Against the State Act de 1939 consacre sa Ve partie aux Special Criminal Courts et prévoit dans son article 35 que "cette partie de l'acte ne sera pas applicable sauf à l'heure et de la manière prévues à la section suivante:

If and whenever and so often as the governement is satisfied that the ordinary courts are inadequate to secure the effective administration and the preservation of public peace and order and that is therefore necessary that this part of this act should come into force, the Governement may make and publish a proclamation that the governement is satisfied as aforesaid and ordering that this part of this act shall come into force." 11

Il ressort de cet article que la mise enoeuvre des juridictions d'exception, en Irlande, est subordonnée à une déclaration gouvernementale. Ce n'est que si le gouvernement irlandais juge nécessaire de mettre enoeuvre les juridictions spécialisées parce que les juridictions ordinaires ne satisfont pas aux conditions nécessaires pour une administration efficace de la justice et un maintien garanti de l'ordre et de la paix publique, que ces juridictions vont pouvoir exister. La Special Criminal Court en Irlande est donc tributaire de la décision du gouvernement qui décide si les circonstances pour l'exercice de cette juridiction sont réunies.

En outre, si l'article 35 de l'acte de 1939 prévoit la possibilité de mettre enoeuvre à tout moment la Ve partie, et donc les juridictions d'exception par une déclaration gouvernementale, ce même article prévoit dans ce quatrième alinéa la possibilité de mettre fin à l'application de cette partie de l'acte:

"If at any time while this part of this act is in force, the Government is satisfied that the ordinary courts are inadequate to secure the effective administration of justice and the preservation of public peace and order, the Government shall make and publish a proclamation declaring that this part of this act shall cease to be in force, and thereupon this part of this act shall furthwith cease to be in force." 12

La déclaration donnant compétence aux juridictions spécialisées en matière criminelle peut ainsi prendre fin par une autre déclaration gouvernementale qui annulera la première et retirera la compétence de la Special Criminal Court. Mais il existe encore un autre moyen; le Parlement irlandais dispose lui aussi d'une option pour mettre fin à cette juridiction spécialisée, s'il le juge nécessaire. Aussi, l'article 35- 5e de l'Offences Against the State Act énonce-t-il:

"It shall be lawful for the Dáil Eíreann, at any time while this part of this act is in force to pass a resolution annulling the proclamation by vertue of which this part of this act shall cease to be in force and thereupon such proclamation shall be annulled and this part of this act shall cease to be in force but without prejudice to the validity of anything done under this part of this act after the making of such proclamation and before the passing of such resolution." 13

La mise en place de la Special Criminal Court est donc dépendante, en amont, d'une déclaration gouvernementale mais peut, en aval, être annulée, soit sur décision du gouvernement, soit sur décision du Parlement.

Dans son ouvrage consacré à l'étude de la Special Criminal Court, de 1974, Mary Robinson soulignait, à juste titre, les dangers que peut présenter l'article 35 de l'acte de 1939. Elle insistait notamment sur le rôle minime que le Parlement peut jouer dans la mise enoeuvre de cette juridiction et sur le pouvoir quasi absolu du gouvernement de mettre en place de façon discrétionnaire des juridictions spécialisées qui se substitueraient aux juridictions de droit commun dans plusieurs hypothèses. Elle soulignait notamment que le gouvernement décide seul, sans consulter le Parlement, (Oireaschtas ou chambre basse ) de donner compétence à des juridictions spécialisées en matière criminelle sans qu'il soit obligé de motiver sa décision. Cela a pour conséquence, souligne-t-elle, d'annihiler pratiquement le seul pouvoir du Parlement d'annuler la décision mettant enoeuvre la Special Criminal Court.

Comment, en effet, s'opposer à une décision quand on ne connaît pas les raisons pour lesquelles elle a été prise? L'exigence de la motivation d'une décision n'est-elle pas la condition essentielle pour qu'une contestation puisse être exercée contre celle-ci? La Cour Européenne des Droits de l'Homme, dans un arrêt célèbre, Hentrich c. France 14 , a reconnu la motivation d'une décision administrative comme une condition nécessaire à l'exercice du droit de contestation de l'individu concerné par cette décision. On peut comprendre, par analogie, que la motivation d'une décision gouvernementale soit une condition essentielle au droit de contestation, par le Parlement, d'une telle décision. Comment peut-il se faire une opinion quant à savoir si les juridictions ordinaires sont appropriées pour assurer une administration effective de la justice et le maintien de l'ordre et de la paix publique lorsqu'il ne sait pas pourquoi, au préalable, le gouvernement a décidé que ces juridictions ordinaires ne l'étaient pas?

Il semble que, en pratique, le système irlandais laisse compétence au gouvernement seul pour décider de la nécessité de l'existence de la Special Criminal Court, et l'on comprend de ce fait le risque d'arbitraire qui en découle. Il est intéressant d'ailleurs de souligner que, depuis l'existence de l'Acte, jamais le Parlement irlandais n'a exercé son droit de récuser la déclaration gouvernementale initiale, bien que les juridictions d'exception en matière de terrorisme aient été mises enoeuvre plusieurs fois.

Depuis l'entrée en vigueur de l'Offences Against the State Act, le gouvernement a pris plusieurs décisions de ce type en Irlande. La première en 1939 (août), à la suite du vote de cette loi, pour faire face aux menaces terroristes liées au soutien accordé par l'Allemagne aux nationalistes irlandais; cette déclaration fut appliquée jusque en 1946. La deuxième décision gouvernementale fut prise en 1961, et fut appliquée jusque en 1962, et était liée à la campagne des frontières lancée par l'IRA, et enfin la dernière, datant de 1972, qui est encore en vigueur aujourd'hui, fut prise par le gouvernement irlandais pour réagir au climat de tension qui s'était développé à cette époque, surtout dans le nord du pays: les événements se déroulant au nord (revendication des droits civiques pour la minorité catholique ayant entraîné l'envoi des troupes britanniques en Irlande du nord et l'administration directe par Westminster de cette partie du territoire) ayant immanquablement des répercussions sur le sud de l'île.

C'est donc, dans chaque hypothèse, pour faire face à la menace terroriste sur son territoire que l'Irlande a mis en place les juridictions d'exception, jugeant que les tribunaux ordinaires étaient inaptes pour assurer les maintien de l'ordre et de la paix publique et une administration effective de la justice. Il s'ensuit que les principales personnes visées par ces juridictions ayant eu à comparaître devant elles se trouvent être des membres de l'IRA ou des personnes soupçonnées d'être en lien avec elle. Il n'en reste pas moins que, légalement, le gouvernement irlandais aurait la possibilité de déclarer la Special Criminal Court compétente pour toute autre raison, à partir du moment où il est convaincu que l'administration effective de la justice, ainsi que le maintien de l'ordre et de la paix publique, ne peuvent être assurés par les juridictions ordinaires.

On comprend dès lors les dangers d'une telle législation. Le gouvernement irlandais est seul capable d'apprécier si la menace terroriste est assez forte pour justifier la mise en place de Cours Criminelles Spéciales. Il faut alors souligner que, pendant les périodes où aucune déclaration gouvernementale n'était en vigueur en Irlande et où la Special Criminal Court n'exerçait pas sa juridiction, les activités terroristes de l'IRA n'étaient pas inexistantes sur le territoire irlandais (46-61 et 62-72). Certes, le gouvernement irlandais estimait qu'à cette époque l'existence de Cours Spéciales n'était pas justifiée parce que la menace terroriste n'était pas assez forte. Mais, qu'en est-il des conséquences sur les droits de l'individu? Il semble que les terroristes arrêtés et jugés pendant la période où la Special Criminal Court n'exerçait pas ses compétences ait été plus chanceux que les autres. Ils auront bénéficié d'un procès devant des juridictions ordinaires, ce qui signifie un procès par un jury populaire, alors que leurs égaux auront, à une époque différente, été confrontés à des juges professionnels et à une procédure d'exception. N'est-ce pas là une atteinte flagrante à l'égalité des citoyens devant la justice et devant la loi?

L'article 40-1 de la Constitution irlandaise garantit pourtant que:

"All citizens shall, as human persons, be held equal before the law. This shall not be held to mean that the State shall not in its enactments, have due regard to differences of capacity, physical and moral, and of social fonction." 15

Il existe donc, en Irlande, un principe d'égalité des citoyens devant la loi, qui lie aussi le pouvoir judiciaire 16 et qui a été réaffirmé à plusieurs reprises par les juridictions de la République irlandaise. On peut citer, à cet effet, la phrase du juge Henchy dans l'arrêt The State (Keegan) v. Standust victims compensation tribunal 17 qui, en se référant à une affaire antérieurement jugée, expliquait:

" I would accept that article 40-1 of the Constitution requires that people who appear before the courts in essentially the same circonstances should be dealt with in essentially the same manner." 18

L'Irlande, comme la France, ne donne donc pas un droit absolu à l'égalité devant la loi ou devant la justice, mais il semble que les tribunaux irlandais tiennent compte des circonstances et que, à circonstances égales, les citoyens doivent être traités de la même manière,et que, à circonstances différentes, un traitement différent puisse être justifié.

Comment justifier alors que les membres de l'IRA ou les personnes soupçonnées d'y appartenir soient, de part le simple fait d'une déclaration gouvernementale tantôt soumis à une juridiction spécialisée, tantôt à une juridiction ordinaire. Certes, la déclaration du gouvernement irlandais mettant en place la Special Criminal Court intervient en principe en cas d'urgence et de besoin. Mais, comme il a été évoqué plus haut, les déclarations du gouvernement irlandais répondaient à une menace terroriste de l'IRA. Or, cette menace avait-elle vraiment cessé pendant les périodes où la Special Criminal Court avait été retirée? Les circonstances n'étaient pas si différentes. L'IRA n'a jamais vraiment cessé d'exister en Irlande, même si elle a pu diminuer ses activités terroristes à la fin des années 40 et au début des années 60.

Peut-on légitimement affirmer qu'il serait plus grave d'appartenir à une organisation terroriste parce que celle-ci est fortement active, alors que, pendant une période d'accalmie, elle organise une activité future? Il semble donc que le principe d'une juridiction spéciale non permanente tel qu'il a été prévu par la loi de 1939 pour juger les actes de terrorisme ne puisse pas trouver une justification suffisante à l'égalité des citoyens devant la loi et devant la justice, quand son existence est laissée à la discrétion du gouvernement. Si la mise en place d'une juridiction d'exception constitue en elle-même une atteinte à cette égalité, le traitement différentiel des terroristes en constitue une autre qui ne fait qu'aggraver la première. Une organisation terroriste reste une organisation terroriste tant qu'elle existe, même si son activité est minime. Le fait qu'elle ne soit pas active à une période donnée n'en donne pas plus de valeur à ses membres, qui peuvent à tout moment déclencher une nouvelle vague de violence, particulièrement en Irlande où, depuis presque un siècle maintenant, se répètent des actes de violence de la part de l'IRA. Le pouvoir discrétionnaire qui est laissé au pouvoir exécutif peut, a priori, paraître minime mais ses conséquences, elles, lorsque l'on procède à une analyse plus poussée, ne le sont pas.

C'est sans doute pour cette raison que, depuis 1972, la Special Criminal Court exerce ses pouvoirs en Irlande et connaît des infractions contre l'État et qu'aucune déclaration gouvernementale n'est intervenue, depuis, pour lui retirer cette compétence. Il semble d'ailleurs que la Cour conservera maintenant ses pouvoirs tant qu'il existera une menace terroriste sur le territoire. On peut souligner, à cet égard, que la déclaration du gouvernement de 1972 n'a pas été annulée lors du cessez-le feu annoncé par l'IRA en 1995 et qui a donné lieu à 17 mois de calme et de non violence sur l'ensemble de l'île. Cela prouve bien que, pour inactive que soit une organisation terroriste, la menace de violence n'en est pas moins existante, et l'on ne voit pas pourquoi, par conséquent, les membres d'une telle association devraient être traités de façon différente.

Le fait que la déclaration gouvernementale de 1972 soit encore en vigueur aujourd'hui a au moins le mérite de placer sur un pied d'égalité au niveau juridictionnel tous les membres de l'IRA ou les personnes entretenant des liens avec elle. Cependant, la situation n'en est pas pour autant satisfaisante. D'une part, il existe toujours la possibilité de retirer cette compétence à la Special Criminal Court dès que le gouvernement sera convaincu que les tribunaux ordinaires sont appropriés pour assurer une administration effective de la justice, ainsi que le maintien de l'ordre et de la paix publique; d'autre part, le maintien de la déclaration gouvernementale pourrait pallier à la rupture d'égalité devant la justice entre les membres d'organisations terroristes si seuls ceux-ci pouvaient être traduits devant la Special Criminal Court. Ce n'est malheureusement pas le cas. Comme nous le verrons plus loin, en vertu des pouvoirs qui sont confiés au Director of Public Prosecution, un individu ayant commis un simple délit peut être traduit devant cette Cour parce que les juridictions ordinaires seront déclarées inadaptées pour assurer une administration de la justice ainsi que le maintien de l'ordre public et de la paix sur le territoire irlandais.

Le cadre légal qui entoure la Special Criminal Court en Irlande semble donc largement insuffisant pour compenser l'entorse qui est faite aux droits fondamentaux de l'individu. La France connaît, elle, un système différent pour l'établissement de la Cour d'assises spécialisée en matière de terrorisme. Contrairement à l'Irlande, ce n'est pas dans le texte de la Constitution que l'on trouve une référence aux juridictions d'exception en France, mais dans la loi et, par conséquent, dans les codes pénal et de procédure pénale, qui constituent les principales sources législatives du droit pénal français.

Section 2 - LA MISE EN PLACE DE LA COUR D'ASSISES FRANÇAISE SPECIALISÉE EN MATIÈRE DE TERRORISME

À la différence de l'Irlande, la Constitution française de 1958 n'a pas été rédigée dans un climat tel qu'il lui a semblé nécessaire de prévoir l'existence de juridictions d'exception dans le texte même de la loi fondamentale du pays. En effet, comme on l'a vu, l'Irlande baignait depuis des années dans un climat d'insécurité dû à l'activité de l'IRA lorsque sa Constitution fut rédigée en 1937. En outre, la Constitution de l'État irlandais prévoit en son texte même des dispositions relatives aux juridictions du territoire (Art.34.2 et 34.3 1e).

Pour comprendre comment la France en est arrivée à mettre en place une juridiction d'exception en matière de terrorisme, il faut avoir à l'esprit la manifestation du phénomène terroriste sur le territoire français. En Irlande, la décision de donner compétence à la Special Criminal Court tenait à la nécessité de réprimer sévèrement des actes de violence qui avaient lieu sur le sol irlandais et de prévenir le risque d'une violence plus accrue dans les années à venir. C'est donc devant le fait accompli ou sous la menace d'un aggravation du phénomène terroriste que l'Irlande s'est dotée de tribunaux spéciaux.

§ 1: Les nécessités de mise en place de juridictions spécialisées en matière de terrorisme, en France

En France, le terrorisme n'a fait qu'une apparition tardive sur le sol national; ainsi que le soulignent un grand nombre d'auteurs, le pays a été pendant des années "épargné". N'ayant pas énormément à craindre, le souci de répression du terrorisme ne fut pas prioritaire pendant de longues années. Les choses allaient cependant changer à partir des années 1970, lorsque le pays allait se trouver rapidement submergé par des attentats et se trouverait placé "en tête des pays atteints par ces formes de violence dans la Communauté Européenne [...] exception faite [...] de l'Irlande du Nord" 19 . En effet, si pendant des années la France était restée passive quant au phénomène, elle allait par la suite payer le prix de son indifférence que lui avait d'ailleurs reprochée beaucoup de partenaires européens. Car son attitude faisait de la France une "niche" fort prisée des terroristes étrangers, ce qui altérait la répression d'autre pays européens comme l'Italie, l'Allemagne ou encore l'Espagne. Mais, à partir des années 1970, c'est le terrorisme sous toutes ses formes qui allait se manifester en France.

Aussi, le premier mai 1979, une organisation révolutionnaire d'extrême gauche, Action directe, mitraillait la façade de l'immeuble du CNPF à Paris. Puis ce fut le tour des indépendantistes de Bretagne et de Corse ou encore du Pays-Basque; des groupes fortement encouragés par des idées de retour à leurs valeurs, à leur culture, ou à une autonomie locale allaient revendiquer l'indépendance d'une partie du territoire, s'inspirant d'ailleurs, en grande partie, de la lutte indépendantiste de l'IRA en Irlande. Ainsi, dans les années 68-69 le front de libération de la Bretagne, Flb, encore dénommé Armée républicaine bretonne allait entrer en action jusqu'au début des années 80; puis, en Corse, en 1976, avec la naissance du FLNC, mais aussi en 1973, le terrorisme basque avec le mouvement Iparretarak (Ik), jusqu'au début des années 80; ou encore le mouvement indépendantiste des Antilles françaises dans les années 67-68. Le terrorisme, en France, allait ensuite prendre une dimension internationale, à partir du début des années 80 en réponse à la politique de la France au Moyen-Orient. De plus, une tradition politique très libérale pour le passage de ses frontières ou pour l'accueil de réfugiés politiques sur son territoire allaient faire de la France une véritable poudrière terroriste.

À part le terrorisme d'État révolutionnaire qu'elle avait pu connaître pendant la Révolution française, ou encore le terrorisme lié à l'indépendance de l'Algérie au début des années 60, la France n'avait jamais eu à affronter une vague terroriste de l'ampleur de celle qui se développa au début des années 70 et connut son apogée au début des années 80. Il lui incombait donc de trouver une réponse urgente à cette situation. Cette réponse ne devait pas seulement être d'ordre juridictionnel mais elle nécessitait aussi la mise en place d'une législation plus précise et de règles de procédure exceptionnelles afin de pouvoir agir plus vite et de réprimer efficacement le terrorisme.

Au demeurant, il existait déjà, à cette époque, une juridiction d'exception chargée de connaître des terroristes en France; il s'agissait de la Cour de sûreté de l'État, qui connaissait des infractions en matière militaire ou des atteintes à la sûreté de l'État.

L'article 698 de l'ancien code de procédure pénale prévoyait, en effet, que en temps de paix, les crimes et délits contre la sûreté de l'État devaient être déférés à une Cour de Sûreté de l'État qui exerçait ses pouvoirs sur tout le territoire de la République, et dont la composition, les règles et le fonctionnement étaient définis par la loi. L'alinéa c de cet article traitait aussi de la compétence de cette juridiction pour un certain nombre de crimes et délits énumérés dans cet article, ainsi que les faits de complicité et infractions connexes, à partir du moment où ils étaient en relation avec une entreprise individuelle ou collective consistant ou tendant à substituer une autorité illégale à l'autorité de l'État. Parmi ces infractions, étaient visées les rébellions avec armes, les associations de malfaiteurs, les crimes et délits relatifs au commerce, à la fabrication d'armes de munitions, explosifs, matériel de guerre, ou encore les menaces ou séquestration de personnes.

Cette juridiction était donc compétente pour connaître des infractions militaires en temps de paix et des actes de terrorisme et elle était réglementée par la loi du 15 janvier 1963 (Loi n° 63-23). Celle-ci en prévoyait notamment la composition, un président et cinq conseillers, à savoir deux magistrats du siège et deux officiers généraux ou supérieurs (Art. 1er de la loi de 63), avec la possibilité de substituer un officier à un magistrat du siège en cas d'infraction militaire. Ces membres nommés en Conseil des Ministres, après avis du Conseil Supérieur de la Magistrature, étaient des magistrats ayant exercé leurs fonctions pendant au moins deux ans.

La Cour de Sûreté de l'État intervenait pour juger les terroristes à l'issue d'une procédure fortement dérogatoire du droit commun: prolongation de garde à vue pouvant aller jusqu'à 10 jours, perquisitions ou saisies de nuit autorisées (art. 17), compétence du juge d'instruction saisi sur tout le territoire de la République, possibilité de déroger au droit d'information des parties (art. 21), possibilité de prolonger la détention préventive sans motivation du juge d'instruction (Art. 22); elle était tenue de rendre ses décisions à la majorité des trois cinquièmes et pouvait aussi connaître des mineurs.

Ce tribunal fortement critiqué, notamment quant à la présence de militaires pour juger des personnes n'ayant aucun lien avec le corps militaire, avait fait l'objet de vives critiques de la part des défenseurs des droits de l'individu. Soustrayant au droit à un procès par jury un bon nombre d'infractions et dérogeant à une bonne partie du droit commun, elle était ressentie comme une juridiction arbitraire à la merci du pouvoir exécutif soumettant des personnes ordinaires au même régime que les militaires, en temps de paix.

Ce sont toutes ces critiques qui avaient conduit François Mitterand, en 1981, à supprimer cette juridiction. Aussi, par une loi du 4 août 1981 20 cette juridiction fut abrogée 21 . Il s'agissait, en 1981, pour la nouvelle majorité de gauche, de faire un geste en direction des terroristes pour essayer de calmer la période de violence qui avait envahi la France. La conviction que les actes de terrorisme avaient pour objectif la lutte contre une droite oppressante amenait à penser qu'un changement de majorité, à la tête de l'État, pouvait constituer l'amorce d'un climat d'accalmie et le début de négociations pour mettre fin à cet état de violence. Cette décision, bien accueillie à l'origine, avait donné lieu à des trêves de la part des terroristes indépendantistes (FLNC, ETA, Flb). Il faut dire qu'à côté de ce relâchement de la violence, le gouvernement socialiste allait amorcer une politique de décentralisation qui, en renforçant le pouvoir des élus locaux, allait dans le sens de l'autonomie et de l'indépendance revendiquées par ces groupes. Si cette politique fut de nature à calmer le terrorisme indépendantiste pendant quelques années, cela ne sut empêcher le développement d'autres formes de terrorisme plus singulier et plus international, qui prirent naissance au début des années 80. En outre, l'accalmie n'allait pas durer au sein des groupes indépendantistes, puisque déçus par les mesures d'autonomie qu'on leur offrait ces derniers allaient repasser à l'acte.

À nouveau, à partir de 1985, la France dut faire face à des vagues d'attentats meurtriers. C'est à la suite de ces événements que fut votée la loi du 9 Septembre 1986 22 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'État. Cette loi avait pour objectif de rétablir une législation dérogatoire du droit commun en matière de terrorisme pour pallier au vide issu de l'abrogation de la loi de 1963 relative à la Cour de sûreté de l'État, et de permettre une répression rapide et efficace du terrorisme. Aussi rétablissait-elle un régime plus souple des poursuites, et la compétence d'une juridiction d'exception, la Cour d'assises spécialisée en matière de terrorisme, lorsqu'un certain nombre d'infractions visées par le code pénal "sont en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur" (Art. 1 de la loi du 9 Sept. 86).

Cette loi ne prévoyait pas, cependant, que ces dispositions seraient d'application immédiate; l'article 10 disposait qu'elles s'appliqueraient aux faits commis postérieurement à son entrée en vigueur. Mais, devant l'urgence de la situation, et face au climat d'insécurité régnant en France en 1986, le législateur dut rapidement revoir sa décision. En effet, au cours d'un procès mettant en cause des membre d'Action Directe cette année-là, les jurés firent l'objet de menaces de mort et autres promesses de violence, qui furent à l'origine de récusations nombreuses et répétées 23 . Le procès par jurés se révélait trop dangereux pour être conservé et, par une loi du 30 décembre 1986 24 , la Cour d'assises spécialisée composée d'un jury professionnel était rendue d'application immédiate. Cette décision fit d'ailleurs l'objet d'un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation le 7 mai 1987 qui valida cette décision, dans la logique de celle rendue par le Conseil Constitutionnel le 3 septembre 1986 qui exigeait qu'il n'y ait aucune discrimination injustifiée et que des garanties légales, notamment quant au respect des droits de la défense, soient maintenues à l'égard du justiciable. 25

§ 2: La légalité de la Cour d'assises spécialisée française

La France n'avait pas les mêmes préoccupations que l'Irlande lorsque la Constitution de 1958 fut rédigée. Plus soucieuse de mettre en place des institutions solides et un régime politique durable, la Constitution de la Ve République ne réserve qu'une place minime aux juridictions dans son texte même. L'unique disposition qui y fait référence est l'article 34 de la Constitution, qui définit les compétences du pouvoir législatif. Ainsi est-il prévu que "la loi est votée par le Parlement [...] elle fixe les règles concernant la détermination des crimes et délits, ainsi que les peines qui leur sont applicables, la procédure pénale, l'amnistie, la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats".

C'est donc le législateur qui a compétence pour créer de nouveaux ordres de juridictions et donc des juridictions d'exception, tout comme en Irlande, d'ailleurs où, en définitive, c'est par un acte parlementaire que la Special Criminal Court peut exercer ses pouvoirs. Les juridictions d'exception n'ont donc pas, en France, un fondement constitutionnel mais législatif, et la Constitution de la Ve République ne précise pas non plus dans quelles mesures de nouvelles juridictions ou des juridictions spécialisées pourraient être créées.

Il en résulte que les dispositions relatives aux juridictions d'exception en matière de terrorisme se trouvent, en France, dans le code de procédure pénale. Ainsi, l'article 706-16 prévoit-il:

"Les actes de terrorisme incriminés par les articles 421-1, 421-2 et 421-4 du code pénal, le délit de participation à une association de malfaiteurs prévu par l'article 450-1 du même code lorsqu'il a pour objet de préparer l'une de ces infractions connexes sont punis, instruits et jugés selon les règles du présent code sous réserve du présent titre."

Le code de procédure pénale français poursuit alors à l'article 706-17:

"Pour la poursuite, l'instruction et le jugement des infractions entrant dans le champ de l'application de l'article 706-16, le Procureur de la République, le Juge d'instruction, le tribunal correctionnel et la Cour d'assises de Paris exercent une compétence concurrente à celle qui résulte de l'application de l'article 43-52 et 352 ainsi que le second alinéa de l'article 663."

Autrement dit, en matière de terrorisme, le Procureur de la République, le Juge d'instruction et les juridictions parisiennes exercent une compétence concurrente avec les instances de droit commun normalement compétentes pour connaître de l'infraction, à savoir celle du lieu de commission de l'infraction, ou du lieu de résidence de la personne soupçonnée d'avoir participé à l'infraction, ou encore les instances du lieu d'arrestation de la personne.

Par conséquent, lorsqu'une infraction est commise sur le territoire français, ce sont les instances parisiennes qui ont priorité pour poursuivre, enquêter et juger de ces affaires dans la mesure où, comme le prévoit l'article 706-18, le Procureur de la République près le TGI autre que le TGI de Paris peut demander au juge d'instruction si l'infraction constitue une infraction de terrorisme ou une infraction de l'article 706-16, au profit de la juridiction de Paris.

Aussi est-il intéressant de souligner que la France, pour réprimer le terrorisme, a décidé de raisonner de façon territoriale plus que ne l'a fait l'Irlande. Cette dernière se contente de dire que, si acte de terrorisme il y a, ce sera la Cour spécialisée qui en connaîtra; la France, elle, centralise les poursuites à Paris. La raison en est simple; il s'agit d'assurer la protection des instances agissant en matière de terrorisme, qu'il s'agisse d'instances de poursuite, d'enquête ou de jugement et le législateur a jugé qu'il serait plus facile de protéger les instances parisiennes pour de simples raisons de proximité. L'objectif est d'éviter que le Procureur, ou les juges, ne fassent l'objet de pressions de la part des terroristes et il a semblé plus simple de protéger un juge parisien qu'un juge de province. On peut remarquer que, même si l'Irlande n'a pas prévu cette centralisation en matière de terrorisme, les affaires sont cependant jugées au siège de la Special Criminal Court qui se trouve à Dublin. Les juges peuvent être des juges des Comtés mais ils exercent leurs compétences à Dublin même, ce qui leur permet aussi de bénéficier d'une plus grande protection.

Il est important à ce stade de la présentation de faire plusieurs remarques. En France, le législateur est entièrement compétent pour mettre en place des juridictions particulières. Certes, la décision peut venir du gouvernement, qui déposera un projet de loi devant les assemblées parlementaires mais, c'est en dernier ressort le vote du Parlement qui donnera le feu vert pour l'existence de ces juridictions spécialisées et pour ce qui nous préoccupe, la Cour d'assises Spécialisée de Paris.

En Irlande, comme nous l'avons vu, le législateur intervient pour créer par un acte parlementaire les tribunaux spéciaux et donc la Special Criminal Court comme il l'a fait avec l'Offences Against the State Act de 1939. Mais, cette loi renvoyant à une décision gouvernementale pour que cette juridiction d'exception exerce ses fonctions, elle enlève donc une compétence au Parlement irlandais que le Parlement français, lui, a su conservé; ce n'est qu'après le vote de la loi du 30 décembre 1986 que la Cour d'assises de Paris a pu exercer ses fonctions en matière de terrorisme. Ce n'est donc pas le gouvernement qui décide, en France, mais bien le Parlement. Il semble qu'à cet égard, la procédure française contienne un garde-fou supplémentaire par rapport à celle mettant enoeuvre la Special Criminal court. Le législateur français a défini les infractions terroristes aux articles 421-1 à 421-4 du code pénal et ce n'est que si l'infraction poursuivie entre dans le champ de cette définition que la Cour d'assises Spécialisée en matière de terrorisme exerce ses compétences. Le gouvernement n'interviendra à aucun moment pour décider que les juridictions ordinaires sont inadaptées pour assurer le maintien de l'ordre et de la paix publique et une administration effective de la justice, comme il doit le faire en Irlande. Non pas que cette préoccupation n'entre pas en ligne de compte, car s'il a été décidé de mettre en place des juridictions spécialisées en matière de terrorisme en France, la raison est bien le maintien d'une "bonne administration de la justice" ainsi que le maintien de l'ordre public. Mais cette exigence est appréciée en France par le Parlement alors qu'en Irlande elle est presque laissée à l'entière discrétion du gouvernement.

La décision de poursuivre appartient ensuite au ministère public, qui a compétence pour qualifier l'infraction de terroriste et c'est donc en fonction de cette qualification que les juridictions parisiennes deviendront compétentes pour en connaître. Quoiqu'il en soit, la qualification est strictement encadrée par la loi, puisque les articles 421-1 à 421-4 du nouveau code pénal prévoient qu'un certain nombre d'infractions constitueront des actes de terrorisme "lorsqu'elles sont en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler volontairement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Comme nous le verrons plus loin, la largesse de la définition des actes de terrorisme laisse cependant place à une marge d'arbitraire non négligeable, mais il n'en reste pas moins que, d'un point de vue purement légal, les juridictions spécialisées, en France, sont mieux encadrées qu'en Irlande, même si elles ont une existence permanente et non opportune.

Cependant, il importe d'apporter une nuance à ces propos. Si la Constitution de 1958 permet au législateur seul de créer un nouvel ordre de juridiction, il ne s'agit cependant pas de l'unique possibilité qui est offerte par la Constitution de la Ve République. Le pouvoir exécutif pourrait, en cas de circonstances exceptionnelles, déroger à la compétence traditionnelle du législateur, par le biais de l'article 16 de la Constitution. Cet article célèbre pour les pouvoirs qu'il donne au Président de la République, en période exceptionnelle, prévoit effectivement que:

"lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu, le Président de la République prend les mesure exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier Ministre, des présidents des Assemblées ainsi que du Conseil Constitutionnel[...] Ces mesure doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindre délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil Constitutionnel est consulté à leur sujet."

Ces pouvoirs conférés au Président de la République, qui ont pour corollaire la nécessité d'informer la nation par un message, ainsi que la réunion de plein droit du Parlement et l'impossibilité de dissoudre l'Assemblée Nationale, permettent donc au Président, dès que les circonstances de l'article 16 sont retenues, de prendre des mesures qui, normalement, relèveraient du domaine exclusif de la loi.

L'usage de l'article 16 par le Général De Gaulle lui avait permis d'exercer les pleins pouvoirs après le vote de la loi du 13 avril 1962, suite au climat d'insécurité généré par les événements en Algérie. C'est en vertu de ce pouvoir que le Général avait pris une ordonnance, le premier juin 1962, instituant une juridiction spéciale pour connaître des auteurs de délits et infractions connexes en relation avec les événements d'Algérie, la Cour Militaire de Justice. Cette juridiction ayant prononcé la condamnation à mort du Sieur Canal et des Sieurs Robin et Godot, l'ordonnance présidentielle avait été attaquée devant le Conseil d'État pour illégalité. Ce dernier, dans sa décision du 19 octobre 1962 26 , déclara l'ordonnance présidentielle illégale. Considérant, d'une part, que l'ordonnance, bien que s'appliquant à un domaine relevant du pouvoir législatif, conservait son caractère d'acte administratif et était donc susceptible d'être contrôlée par le Conseil d'État, la Cour Suprême en matière administrative estima, d'autre part, que, en l'espèce, les circonstances ne justifiaient pas des atteintes aussi importantes et aussi graves aux principes généraux du droit pénal et aux droits de la défense.

Cette décision, qui eut pour effet d'annuler l'ordonnance présidentielle et de sauver les sieurs Canal et autres de la peine de mort eut aussi des conséquences sur la législation réglementant la Cour de Sûreté de l'État. La loi du 15 janvier 1963 relative à sa composition, son fonctionnement et sa procédure prévoyait dans son article 50 que "les ordonnances prises en vertu de l'article 2 de la loi du 13 avril 1962 ont et conservent le caractère de loi à compter de leur publication." Il s'agissait, par cette disposition, de soustraire toute ordonnance au contrôle du Conseil d'État.

Cet arrêt souligne donc la possibilité qui existe pour le président de la République de créer, en période de circonstances exceptionnelles, une juridiction d'exception. Le pouvoir exécutif n'est donc pas totalement exclu de cette compétence, en France, même si cela relève d'hypothèses fort rares et d'un état de nécessité fort grave.

La mise en place d'une juridiction permanente ayant à connaître des terroristes n'est pas en soi satisfaisante dans la mesure où elle constitue une atteinte permanente à l'égalité des citoyens devant la justice. Il serait donc plus acceptable d'avoir, comme avait entendu le faire la législation irlandaise, une juridiction d'exception temporaire qui exerce ses pouvoirs pendant une période limitée prévue par la loi. Mais encore faudrait-il qu'un contrôle réel du Parlement existe quant à l'existence des circonstances qui justifient la mise enoeuvre d'une telle juridiction.

Dans ses recommandations finales sur la Special Criminal Court, Mary Robinson proposait de prévoir une période limitée de fonctionnement de cette Cour, ainsi qu'un renforcement du rôle du Parlement irlandais pour en contrôler l'existence; ces recommandations ont été réitérées en 1996 dans un rapport constitutionnel qui propose notamment que ces tribunaux "may be established by law for a period fixed by law and renewable in a manner prescribed by law". 27 Si cette recommandation était suivie, l'encadrement législatif des juridictions d'exceptions chargées de connaître des terroristes en Irlande serait donc tout à fait honorable, voire plus que la décision française de déroger de façon permanente à la compétence des juridictions de droit commun.

Mais il est bon de souligner que si la France a consacré la permanence de la Cour d'assises spécialisée pour les infractions terroristes, elle l'a fait en garantissant l'application d'une procédure de droit commun devant cette Cour. La juridiction française n'est donc pas une juridiction d'exception au même titre que la juridiction irlandaise qui est, elle, libre de sa procédure. Il s'agit bien d'une juridiction spécialisée en matière de terrorisme et qui ne diffère du droit commun que par sa composition.

Les nuances qui caractérisent la légalité de ces juridictions d'exception ne se limitent pas simplement à l'encadrement offert par les textes mais elles s'étendent aussi au champ de compétences de ces tribunaux.


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