L'ACTION EN EQUITE DU MEDIATEUR DE LA REPUBLIQUE

Introduction


C'est encore la déclaration du 10 novembre 1991 du Président de la République annonçant un projet de réforme constitutionnelle qui fait un devoir au Médiateur de la République de reparler de l'intervention en équité. En effet, l'action du Médiateur de la République en ce domaine ne va pas de soi, loin s'en faut. Elle a du mal à s'articuler avec les mécanismes d'un Etat de droit. A tel point qu'elle a besoin d'être consolidée par l'intervention de la loi parlementaire et de la loi constitutionnelle.

1) Le fondement juridique de l'intervention en équité


L'intervention en équité du Médiateur de la République est un complément nécessaire à l'exercice de sa mission fixée par la loi du 3 janvier 1973. L'application à la lettre des textes aboutit parfois à des décisions ou à des conséquences qui heurtent le sentiment de justice tel que l'opinion publique le conçoit actuellement.

L'intervention en équité du Médiateur de la République ne doit donc pas être confondue avec l'argumentation tirée des notions de justice et d'équité destinée à amener l'administration à user différemment de son pouvoir d'appréciation dans le strict respect de la lettre des textes.

La différence entre l'intervention en équité du Médiateur de la République et la recommandation destinée à remédier à un dysfonctionnement de l'administration n'est donc pas dans les mots employés pour qualifier une situation : dans les deux cas, ce sont les mêmes termes d'injuste ou d'inéquitable qui sont utilisés. La différence tient donc essentiellement dans la position du Médiateur de la République par rapport au respect de la lettre du texte que l'administrateur est tenu d'appliquer.

Lorsque le Médiateur de la République s'attache à la qualité du fonctionnement de l'administration, il formule une appréciation sur l'utilisation que l'administrateur fait de la lettre de la loi. En revanche, lorsque le Médiateur de la République fait une intervention en équité, il porte une appréciation sur les conséquences de la lettre de la loi et non sur l'utilisation de la lettre de la loi faite par l'administrateur Autrement dit, il apprécie l'opportunité de la loi pour résoudre équitablement un problème.

Dans le premier cas, le Médiateur de la République se trouve dans la situation de l'administrateur ou du juge appréciant la légalité ou l'opportunité d'un acte administratif. Dans le second cas, le Médiateur de la République dispose de la liberté que n'ont ni l'administrateur ni le juge pour apprécier l'opportunité d'appliquer un texte clair; il empiète sur le domaine du Parlement en ce qui concerne la loi et sur le domaine du Gouvernement pour les règlements.

a) La loi du 3 janvier 1973


La loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 chargeait le Médiateur, qui deviendra en 1989 Médiateur de la République, de recevoir :

"... les réclamations individuelles (des personnes physiques) ... concernant le fonctionnement des administrations de l'Etat, des collectivités publiques territoriales, des établissements publics et de tout autre organisme investi d'une mission de service public" (cf. article 1er).

Cette loi donnait pouvoir au Médiateur de faire :

"... toutes les recommandations qui lui paraissent de nature à régler les difficultés dont il était saisi et, le cas échéant, toutes propositions tendant a améliorer le fonctionnement de l'organisme concerné ..." (cf. article 9).

Ainsi, la loi du 3 janvier 1973 donnait au Médiateur un pouvoir d'appréciation sur le fonctionnement des services administratifs et assimilés.

Ce pouvoir d'appréciation du Médiateur s'exerce à la fois sur le comportement des agents vis-à-vis des usagers et sur la conformité de leurs actes à l'égard des textes définissant la mission de service public qu'ils doivent assumer.

Mais il faut bien insister : lorsque le Médiateur intervient pour faire modifier une décision prise par un administrateur dans le cadre de ses pouvoirs d'appréciation, il ne s'agit que d'une intervention effectuée en vertu des pouvoirs que l'article 1er de la loi du 3 janvier 1973 lui donne pour remédier au dysfonctionnement des administrations.

Cette intervention est fort utile car elle permet de régler à l'amiable des situations où l'erreur d'appréciation ne serait pas suffisamment "manifeste" pour être sanctionnée par le juge de l'excès de pouvoir alors que la décision administrative contestée peut être améliorée à la lois dans l'intérêt de l'usager du service public et d'une meilleure exécution de la mission de service public. Pour le Médiateur, il n'y a donc pas de domaine où l'administrateur dispose d'un pouvoir d'appréciation "souverain" : tout acte administratif doit concourir au mieux à la mission de service public.

Mais il s'agit là d'une intervention du Médiateur fondée sur un dysfonctionnement de l'administration et non pas, comme il va être dit, sur le principe de l'équité défini par la loi n° 76-1211 11 du 24 décembre 1976.

b) La loi du 24 décembre 1976


La loi du 3 janvier 1973 avait prévu (article 9, alinéa 1er) que :

"Lorsqu'une réclamation lui paraît justifiée, le Médiateur fait toutes les recommandations qui lui paraissent de nature à régler les difficultés dont il est saisi et, le cas échéant, toutes propositions tendant à améliorer le fonctionnement de l'organisme concerné".

Ainsi, l'article 9 de la loi du 3 janvier 1973, d'une part, permettait au Médiateur d'aider les citoyens à obtenir une meilleure application des lois et règlements lorsqu'une décision avait été prise en violation des textes ou lorsque le décideur aurait pu faire un meilleur usage de son pouvoir d'appréciation. Il autorisait, d'autre part, le Médiateur à proposer des modifications aux textes pour éviter le renouvellement des difficultés signalées dans les réclamations.

"Ce faisant, le Médiateur appréciait uniquement l'usage que l'administration faisait de ses pouvoirs pour appliquer la loi ou le règlement".

Mais lorsque c'était le texte lui-même de la loi ou du règlement qui obligeait l'administration à appliquer à une affaire une solution dont les conséquences étaient injustes ou inadaptées à l'évolution de la sensibilité de la société française, l'administration était désarmée pour prendre une meilleure décision qui fût équilibrée et équitable : l'application pure et simple de la lettre du texte s'imposait quelles qu'en fussent les conséquences pour l'usager. Ce genre de situation ne pouvait recevoir un traitement adapté et équitable qu'après modification du texte et encore à condition qu'il ait une portée rétroactive. Or, la modification d'un règlement et, a fortiori, d'une loi est une opération longue, difficile et rarement de portée rétroactive.

Ce sont ces raisons qui conduisirent le législateur, en 1976 à envisager le recours au Médiateur comme M. Pierre Schiele, rapportant le projet de loi portant modification de la loi du 3 janvier 1973, l'exposa devant le Sénat :

"L'article 9 actuel est incomplet ; dans certains cas, en effet, si l'administration a agi d'une manière inéquitable, c'est en application de textes législatifs ou réglementaires qui ne lui laissent aucune liberté d'action. En agissant différemment, elle se serait exposée à être sanctionnée par le Juge administratif. Dans cette situation, que le droit administratif qualifie de "compétence liée", il importe de permettre au Médiateur de proposer une solution réglant en équité et non en droit la situation du requérant".

Le projet du Gouvernement fut adopté sans contestation et la loi n° 76-1211 du 24 décembre 1976 a complété l'article 9 de la loi du 3 janvier 1973 par un second alinéa libellé comme suit :

"Lorsqu'il apparaît au Médiateur, à l'occasion d'une réclamation dont il a été saisi, que l'application de dispositions législatives ou réglementaires aboutit à une iniquité, il peut recommander à l'organisme mis en cause toute solution permettant de régler en équité la situation du requérant, proposer à l'autorité compétente toutes mesures qu'il estime de nature à y remédier et suggérer les modifications qu'il lui paraît opportun d'apporter à des textes législatifs ou réglementaires".

Ainsi, le Gouvernement et le législateur ont considéré qu'il fallait permettre de régler en équité et non pas en droit certaines situations. La loi a donc expressément donné au Médiateur la possibilité de faire des recommandations aux autorités compétentes en vue de compenser ou corriger les conséquences inéquitables de l'application à la lettre des textes.

L'objectif assigné au Médiateur par la loi du 24 décembre 1976 était clair : apprécier sur la base de l'équité les effets des lois et règlements. La loi laissa t au Médiateur le soin de décider quand les conséquences d'un texte créaient une situation d'iniquité. C'est là qu'apparaissent les inconvénients de l'imprécision de la notion d'équité.

c) La conciliation avec l'Etat de droit


L'existence dans un Etat de droit d'un organisme, le Médiateur de la République, chargé de proposer aux administrations des solutions qui, en écartant la stricte application d'une règle de droit, permettent de régler un différend en équité, constitue une véritable hérésie. C'est reconnaître que l'application de la loi, pourtant traditionnellement considérée comme irréprochable et incontestable, peut être contestée pour ses conséquences inéquitables.

Pourtant, au-delà de cette difficulté sur le principe, il apparaît, en pratique, que la prise en compte de l'équité, telle qu'elle est encadrée et conditionnée par le Médiateur, peut être un complément utile à l'Etat de droit.

La complémentarité


La reconnaissance de l'équité va ainsi à l'encontre des principes régissant un Etat de droit. Ce dernier pouvant se définir comme un Etat dans lequel l'action des différents acteurs, et particulièrement celles des pouvoirs publics, est régie par des règles strictes et impératives dont la surveillance est laissée aux juridictions. L'un de ses principes fondamentaux est donc la soumission de l'administration à des règles de droit préétablies. Ainsi, les administrés disposent de droits à l'égard de l'administration et peuvent notamment exiger qu'elle respecte les règles en vigueur en recourant au juge administratif compétent pour annuler la décision administrative illégale et pour condamner la puissance publique à réparer les conséquences dommageables de ses actes.

Cette conception de l'Etat de droit est toutefois limitée à la croyance que le citoyen est garanti par la loi. Elle est assez restrictive car la loi peut être une garantie imparfaite. La soumission de l'administration au droit y apparaît comme une garantie à la fois nécessaire et suffisante pour le citoyen. Cette croyance s'explique par la traditionnelle foi dans la loi, expression de la volonté générale (comme le rappelait René Carré de Malberg). Elle repose, également, sur l'impossibilité pour le pouvoir exécutif de modifier la légalité à laquelle il est soumis, même si aujourd'hui la notion de légalité couvre également les normes issues de l'exécutif.

C'est cette foi dans la loi qui conditionne et explique le rôle du juge et son mode de fonctionnement.

Le juge est, en effet, chargé de faire respecter la légalité et apparaît, à ce titre, comme le garant des libertés publiques. Mais, chargé de la seule application du droit, le juge est contraint dans sa mission de respecter une grande rigueur procédurale et de se soumettre aux solutions prévues par la lettre des lois et des règlements. Le juge doit s'appliquer à constater des faits dont la loi (ou la jurisprudence) a déterminé par avance les conséquences juridiques qu'ils entraînent. Cet encadrement de l'autonomie de la justice par rapport à la loi garantit au justiciable la sécurité juridique qui lui permet d'engager une instance qui ne soit pas trop hasardeuse.

Or, dans ce contexte, le Médiateur de la République fait figure d'intrus. Ces caractères primordiaux de la justice ne trouvent pas à s'appliquer pour ce qui le concerne.

A l'exception de quelques règles simples, touchant notamment à sa compétence et à son mode de saisine, aucun texte n'énumère de ormes procédurales impératives pour le Médiateur de la République.

Le Médiateur de la République tire formellement sa légitimité, pour intervenir en équité, de la loi du 24 décembre 1976 dont les dispositions ont été insérées au 2ème alinéa de l'article 9 de la loi du 3 janvier 1973

Mais matériellement le Médiateur de la République agit en équité, non pas pour appliquer les principes d'un droit supérieur qu'il ne cherche d'ailleurs pas à déchiffrer, mais pour améliorer les relations à 'intérieur de la société comme il en ressent le besoin et la possibilité. Pour obtenir ce résultat, il demande à la collectivité de faire l'effort le prendre en considération, au nom de la solidarité, certaines ;situations auxquelles la lettre de la loi n'apporte pas de solution ;satisfaisante.

On voit que le ressort de l'action du Médiateur de la République est largement subjectif. Il ne peut pas en être autrement et l'action du Médiateur de la République serait paralysée si l'Institution n'était pas personnalisée.

Après la nécessaire analyse juridique de l'affaire, à laquelle il procède préalablement à toute intervention, le Médiateur tire souverainement es conséquences des faits invoqués. Seul le sentiment de l'équité guide sa conduite sans qu'elle soit contrainte par aucune autre exigence que celle des règles qu'il s'est lui-même fixées en considération des principes généraux du droit et des besoins du citoyen dans la société. L'encadrement de l'action du Médiateur de la République par les Droits de l'Homme et les exigences de l'organisation de la société évite l'arbitraire.

Il existe donc une différence irréductible entre le juge et le Médiateur. Cette différence est induite par leur place dans notre Etat de droit et par l'étendue de leurs pouvoirs : c'est parce qu'il a une mission supplétive et ne possède pas le pouvoir d'imposer une solution que le Médiateur peut s'autoriser une telle liberté et souplesse dans son fonctionnement. Cette souplesse, née de sa nature même, constitue en même temps sa force : elle lui permet de régler les litiges demeurés sans solution parce que prisonniers dans la complexité des procédures.

Aussi, aucune institution ne pouvant cumuler la rigueur du juge et la souplesse du Médiateur, c'est leur complémentarité qui impose leur coexistence.

Ce caractère complémentaire trouve son expression dans la conception que le Médiateur propose de l'équité. La pratique de l'équité par le Médiateur doit en effet se concilier avec l'Etat de droit, tant dans ses fondements moraux que dans son utilisation.

Le devoir de solidarité


C'est finalement la réponse au devoir de solidarité à l'intérieur d'une collectivité qui constitue la légitimité de l'intervention en équité du Médiateur de la République. Intervention destinée à éviter que la défense des intérêts collectifs organisés ne nuise abusivement à un de ses membres.

Mais cette intervention en équité ayant un caractère de garantie complémentaire ne saurait, tout d'abord, intervenir en violation de l'esprit de la loi : le Médiateur de la République doit s'assurer, notamment, que la situation inéquitable qu'il cherche à corriger n'a pas été acceptée volontairement, donc voulue, par le législateur. En outre, la compensation des effets inéquitables de la règle de droit doit être réalisable et ne doit pas entraîner de conséquences injustes pour des tiers au litige.

Le Médiateur doit, ensuite, respecter l'intérêt général : tel ne serait pas le cas s'il intervenait alors que l'iniquité est contestable ou si le coût de la solution en équité était trop lourd pour la collectivité. Car c'est la collectivité qui serait alors victime d'une injustice.

Au prix de cette constante vigilance, l'intervention en équité du Médiateur de la République permet de respecter, voire de renforcer l'Etat de droit. C'est à cette condition que ces deux notions, en principe antinomiques, peuvent, en pratique, coexister harmonieusement et se renforcer mutuellement.

Un équilibre entre le droit et le juste préside donc à l'intervention en équité du Médiateur.

2) Le mécanisme du système


Le Médiateur de la République doit remplir la mission que lui assigne la loi dans le respect des principes de l'Etat de droit qui régulent la société française et sans porter atteinte à l'autorité de l'administration.

Aussi, le Médiateur de la République, lorsqu'il intervient en équité, s'est fixé des règles strictes pour éviter tout arbitraire même si finalement il est seul à juger du respect de ces conditions.

a) Le respect des principes de l'Etat de droit


Le respect des principes de l'Etat de droit conduit d'abord le Médiateur de la République à ne pas contrarier la volonté affirmée de l'auteur de la règle de droit, pour ne rien ajouter ni rien retrancher en fait à la loi, autrement dit pour ne pas empiéter sur la compétence de l'autorité politique.

La volonté de l'auteur de la règle de droit


Le respect de la volonté de l'auteur de la règle de droit conduit le Médiateur de la République à accepter la situation inéquitable résultant de l'application d'un texte lorsqu'il apparaît que ces conséquences inéquitables ont été vues et acceptées par l'auteur de l'acte.

Cette situation se rencontre lorsque le citoyen se plaint qu'une forclusion lui soit opposée parce qu'il a dépassé les délais fixés par la loi pour faire valoir ses droits. Cela arrive fréquemment pour bénéficier des droits à pension, pour obtenir des collectivités publiques le paiement de certaines créances ou pour contester devant la justice des actes administratifs.

Dans ces matières, des délais ont été prévus pour l'exercice des droits, à peine de déchéance. Les conséquences parfois très douloureuses du dépassement des délais fixés ont été acceptées par le législateur parce que cette rigueur était indispensable à la gestion ordonnée des droits ouverts à des catégories comprenant de très nombreuses personnes.

Mais, dans ces situations où le citoyen n'a pas agi en temps utile, le Médiateur de la République veille à ce que le dépassement des délais soit véritablement fautif; qu'il ne soit pas la conséquence d'un fait qui excuse le manque de diligence. C'est le cas lorsque le retard est en réalité imputable à l'administration qui n'a pas fourni une information suffisante à l'usager.

Il est arrivé aussi que des droits soient refusés à la suite d'une erreur administrative non rectifiée.

Les refus de droit pour vice de la procédure de demande sont également nombreux mais le Médiateur de la République parvient à faire redresser la situation lorsque l'usager est de bonne foi et que le manquement involontaire aux exigences de la procédure est explicable et admissible.

Tel est le plus souvent le cas des personnes dont l'identité ne fait aucun doute et à qui le droit est refusé pour défaut de production de la carte de nationalité française dans le dossier de demande. Dans l'examen des pièces requises pour l'instruction d'une demande de droit, l'administration traite souvent à tort sur le même pied les pièces importantes relatives à la compétence du service administratif pour prendre une décision et les documents destinés à lui faciliter la prise de décision. Dans ce dernier cas, la formalité prescrite n'a aucun caractère sacramentel, le décideur étant libre de ne pas l'exiger s'il l'estime superflue. Tel a été le cas pour un très haut fonctionnaire connu de toute l'administration en raison des postes occupés et à qui, après 45 ans de carrière, on refusait la carte d'identité nationale parce qu'il ne pouvait produire l'extrait de son acte de naissance en raison de la disparition d'archives en Tunisie. Dans de telles circonstances, le Médiateur de la République ne s'interdit pas d'intervenir en équité lorsque la méconnaissance d'un acte de procédure par le citoyen est imputable à des circonstances assimilables à un dysfonctionnement de l'administration à l'égard de l'usager.

Il se peut aussi que l'application de la lettre du règlement aboutisse à des conséquences à la fois inéquitables pour l'usager et désavantageuses pour la collectivité, alors qu'une solution beaucoup plus satisfaisante est possible.

De même l'intervention sera permise lorsqu'il apparaît au Médiateur de la République que l'iniquité découle d'une erreur involontaire ou d'un oubli d'une réponse du législateur à une situation tout à fait imprévisible. Mais dans ce cas, le Médiateur de la République recherchera si la solution proposée en équité est compatible avec l'esprit de la loi ou du règlement. Il en va de même pour les conséquences d'un jugement. Ces conséquences doivent en effet ne pas apparaître inéquitables au regard du sentiment que la société a d'une décision de justice.

On pourrait penser que l'indépendance nécessaire de l'autorité judiciaire s'oppose à une intervention en équité du Médiateur de la République. Il n'en est rien, car si le Médiateur de la République est habilité à proposer des solutions en équité pour compenser les conséquences inéquitables de l'application d'une loi ou d'un règlement, il peut, a fortiori, le faire pour compenser les conséquences inéquitables d'une décision de justice, dès lors que le juge est simplement tenu de dire le droit, c'est-à-dire d'indiquer la portée de la loi ou du règlement.

Cette compétence du Médiateur de la République pour intervenir en équité à la suite d'une décision de justice aux conséquences inéquitables a été inscrite dans la loi pour qu'il n'y ait pas d'équivoque. C'est à cette fin que la loi du 24 décembre 1976 a complété le premier alinéa de l'article 2 de la loi du 3 janvier 1973 :

"Le Médiateur de la République ne peut intervenir dans une procédure engagée devant une juridiction, ni remettre en cause le bien-fondé d'une décision juridictionnelle, mais a la faculté de faire des recommandations à l'organisme mis en cause".

Cette faculté de faire des recommandations à l'administration mise en cause devant une juridiction est donc bien claire. Le Médiateur peut intervenir au niveau du service objet du procès, soit pendant le procès pour aboutir à un arrangement amiable, soit après le jugement pour compenser les éventuelles conséquences inéquitables de la décision de justice

Dans les nombreuses affaires concernant l'indemnisation du risque thérapeutique, c'est en se fondant sur le caractère inéquitable des conséquences des décisions du Conseil d'Etat et des Cours administratives d'appel que le Médiateur de la République a obtenu des hôpitaux et de leurs compagnies d'assurances qu'il soit renoncé à l'exercice des droits qui découlaient de ces décisions juridictionnelles (cf. cas n° 91-0742, p. 186 n° 89-3713, p. 188).

Par exemple, le juge doit faire apposer les scellés sur une maison louée à une personne décédée accidentellement sans héritiers connus Mais de ce fait, le propriétaire ne peut plus disposer de la maison et perd le loyer.

L'exercice du droit de préemption des communes donne souvent lieu à des difficultés. Car il arrive fréquemment que l'évaluation du bien, fixée par l'administration des Domaines soit largement inférieure au prix du marché en fonction duquel le propriétaire a pris des engagements envers des créanciers.

Les règlements peuvent aussi avoir des conséquences inéquitables qui obligent le Médiateur de la République à intervenir.

C'est le cas à propos du droit aux prestations spéciales d'assistance maternelle pour un fonctionnaire passant dans le secteur privé lorsque le régime de droit commun est incompatible avec celui des fonctionnaires. C'est aussi le cas lorsque le règlement de la S.N.C.F. interdit à l'épouse de l'agent de bénéficier des facilités de circulation qu'il octroie à la concubine. L'iniquité est également flagrante lorsqu'un malade ne peut être remboursé pour un produit médical non inscrit sur la liste des médicaments agréés alors qu'il est établi être le seul susceptible de convenir à une thérapie et que son coût n'est pas prohibitif. Le cas des refus de remboursement des appareils d'orthodontie posés après l'âge limite de 12 ans est bien connu même si la pose de l'appareil a été retardée par la persistance des dents de lait. La publicité donnée par les médias à cette situation a permis d'éviter les litiges en informant les parents des précautions à prendre et en incitant les caisses de sécurité sociale à la bienveillance.

Les jugements peuvent aussi avoir des conséquences que le Médiateur de la République reconnaît inéquitables.

Naturellement, le Médiateur de la République respecte le dispositif des décisions judiciaires : elles ont force de vérité légale et confèrent des droits incontestables aux parties.

Mais ce n'est pas porter atteinte à l'autorité d'une décision de justice que de recommander de renoncer à l'exercice de tout ou partie des droits que le jugement reconnaît.

Il peut se faire en effet que le jugement définitif repose sur des faits ou des conclusions d'experts qui, postérieurement, se révèlent inexacts. Tel était le cas d'un ouvrier dont le métier consistait à manipuler journellement le mercure pour la fabrication des thermomètres et qui avait été victime d'une intoxication que les médecins des hôpitaux attribuaient spontanément au mercure, mais que l'expert commis par l'administration affirmait n'avoir aucun lien avec l'utilisation du mercure, sans pouvoir attribuer l'affection à une autre cause précise. Dans cette affaire, le juge, sur la base des conclusions de l'expert, avait estimé que le malade n'établissait pas avoir été victime du mercure, donc qu'il ne pouvait prétendre au dédommagement d'une maladie professionnelle. Mais un examen attentif du dossier faisait apparaître les grandes faiblesses du rapport d'expertise et présumer fortement l'intoxication au mercure.

La faiblesse d'un jugement du point de vue de l'équité peut aussi résulter du maintien d'une jurisprudence qui se trouve décalée par rapport à l'évolution de la société devenue plus sensible au devoir de solidarité.

Cela se constate à propos des solutions jurisprudentielles concernant la responsabilité pour risque thérapeutique des praticiens opérant dans le secteur hospitalier public où l'existence d'une faute lourde est exigée pour engager la responsabilité du praticien. Souvent les tribunaux du premier degré, admettant la responsabilité, décident d'une indemnisation dont le montant est versé par l'assureur. Mais ces jugements, annulés par le Conseil d'Etat, condamnent la victime à reverser la somme reçue augmentée des intérêts depuis en moyenne trois ans. Dans ces cas, où l'opinion publique estime qu'il y a matière à indemnisation et qu'il est exagéré de subordonner l'indemnisation à la preuve d'une faute lourde, le Médiateur de la République obtient souvent que l'établissement hospitalier (et son assureur) renoncent à récupérer tout ou partie de l'indemnité versée à la victime de l'accident thérapeutique.

L'iniquité des conséquences d'un jugement définitif peut aussi apparaître après la découverte d'un élément nouveau. Dans ces circonstances, le Médiateur de la République peut obtenir que l'administration renonce au bénéfice du dispositif du jugement.

L'iniquité peut aussi résulter d'application de lois et de principes ne correspondant plus au degré de sensibilité atteint par notre société. Tel le cas d'une condamnation par le Conseil d'Etat de la veuve et de la fille d'un surveillant de centre pénitentiaire, blessé mortellement par un détenu, à restituer au Trésor public les sommes de 20000 F et s 5000 F que le tribunal administratif leur avait attribuées pour réparer le préjudice moral subi, restitution qui avait été ordonnée par application du principe "du forfait de la pension" selon lequel, pour un agent public, l'octroi de la pension répare tous les préjudices. Or ces pensions sont bien faibles pour les ayants droit d'un gardien de prison.

C'est donc dans le cadre du respect de la volonté supposée de l'auteur de la règle de droit que le Médiateur de la République estime son intervention légitime. Il faut aussi que cette initiative du Médiateur de la République ne porte pas atteinte au droit des tiers.

Le respect du droit des tiers


Le Médiateur de la République intervient dans un débat qui oppose le citoyen à l'administration à l'occasion d'un acte administratif. Tout est simple lorsque l'acte contesté a créé seulement des droits et obligations pour le réclamant; tout se complique lorsque l'acte contesté a aussi créé des droits et obligations envers d'autres personnes.

Le fait qu'un acte administratif intéresse des personnes autres que le plaignant n'empêche pas celui-ci de faire valoir son bon droit devant le juge administratif même si l'annulation de l'acte contesté entraîne des effets en cascade pour les tiers que le juge peut directement ou indirectement appeler au procès. Tel est le cas des demandes d'annulation des opérations de remembrement intéressant un propriétaire puisque l'annulation aura pour conséquence de modifier les attributions d'au moins un autre propriétaire.

Le Médiateur de la République ne peut, quant à lui, proposer à un tiers, par voie d'arrangement amiable, de faire droit à la revendication du réclamant parce qu'il n'a pas compétence pour apprécier les droits d un tiers a l'égard d'une autre personne privée. Le Médiateur de la République peut seulement évaluer la portée de l'acte administratif à l'égard du réclamant et laisser à l'autorité administrative la charge de le modifier éventuellement en respectant les droits des tiers.

Il en va de même en matière de permis de construire où le Médiateur de la République ne peut intervenir en équité en raison de l'existence de droits de tiers.

Cependant, il est des cas où le Médiateur de la République interviendra en équité au détriment des droits des tiers, lorsque ceux-ci lui apparaissent comme secondaires parce que profitables à une collectivité organisée qui doit accepter un effort au nom de la solidarité.

En même temps qu'il se préoccupe du droit des tiers, le Médiateur de la République est attentif au droit de l'administration.

b) Le respect de l'administration


Une intervention en équité du Médiateur de la République entraîne toujours une gêne, une perturbation dans le fonctionnement du service public concerné qui est tenu d'appliquer strictement les textes à la lettre. Aussi, l'intervention ne doit-elle être pratiquée qu'à bon escient, c'est-à-dire lorsque les conditions qui légitiment une exception à l'application des principes de l'Etat de droit sont établies d'abord parce que la situation qui fait l'objet du litige est véritablement inéquitable, qu'elle est très exceptionnelle.

Une situation véritablement inéquitable


Cette situation sera par exemple celle qui interdira à un fonctionnaire la prise en compte, pour le calcul de sa retraite, de 12 années de services militaires au motif qu'en reprenant un service civil, l'intéressé n'avait pas reversé au Trésor public, dans le délai d'un an, le montant du pécule de 98 F qui lui avait été alloué lors de son départ de l'armée

Telle sera aussi la situation qui conduit une entreprise nouvellement créée à la liquidation judiciaire parce qu'elle ne peut bénéficier de l'exonération de la taxe professionnelle en raison de légers retards dans la production de ses comptes ou encore le cas d'un maçon algérien victime d'un accident qui le rend inapte au travail à 47 ans et qui ne pouvait obtenir une pension d'invalidité en raison de la difficulté qu'il éprouvait de réunir toutes les pièces requises au dossier, alors que ces pièces y existaient.

Le caractère exceptionnel de la situation


Ce caractère exceptionnel de la situation qui est l'objet d'une demande de règlement en équité doit être reconnu. C'est par exemple le cas de Mme P... qui ne peut bénéficier de la totalité de la pension de réversion de son mari dont elle était la seconde épouse, parce que la première épouse, qui ne pouvait prétendre au bénéfice de la pension de réversion parce qu'elle avait opté pour la pension de réversion de son nouvel époux, était toujours en vie. Tel a été aussi le cas de Mme F... qui, ayant été titularisée dans la fonction publique après avoir été contractuelle durant 25 ans, devait verser 231000 F pour la validation de ses services auxiliaires en vue de la retraite parce qu'elle avait laissé périmer son droit de renoncer à cette validation. Il était également incontestable que la situation de M. V... à qui l'Etat réclamait 50000 F pour préjudice causé à un gendarme était exceptionnelle. En effet, M. V... avait été alerté la nuit par des cris et coups de feu provenant de chez son voisin commerçant, victime d'une attaque de malfaiteurs. Après avoir prévenu les gendarmes par téléphone, M. V... s'était précipité, muni de son arme, au secours de son voisin. Mais, arrivé sur les lieux, il discerne mal dans l'obscurité les protagonistes et blesse légèrement une personne qui s'avançait vers lui. Il s'agissait malheureusement d'un gendarme déjà sur les lieux et dont la blessure occasionne une incapacité permanente partielle ouvrant droit à pension. C'est la somme de 50000 F représentant le capital constitutif de cette pension que l'Etat demandait à M. V...

Le coût de la compensation doit être supportable pour la collectivité


L'intervention en équité du Médiateur de la République constitue pour le citoyen une garantie complémentaire à l'égard des intérêts de la collectivité. Encore faut-il que celle-ci puisse en assumer le coût. Une impossibilité peut être constatée lorsque la réparation de l'iniquité exigerait par exemple le déplacement ou l'arrêt d'un grand chantier d'un ouvrage public dont les nuisances ont été sous-évaluées malgré les précautions prises en cours de procédure.

Evidemment, la capacité de compenser les iniquités varie de ce fait avec les collectivités et les organismes mis en cause : c'est certainement plus facile pour l'Etat que pour une petite commune.

La capacité n'est d'ailleurs pas toujours une question d'argent. Elle découle aussi de la mentalité des dirigeants de l'organisme mis en cause. C est ainsi que les organismes gérés par les partenaires sociaux pour l'exercice des droits de la sécurité sociale et de l'indemnisation du chômage apparaissent beaucoup moins sensibles à la notion d'équité que les fonctionnaires de l'Etat.

L'obstacle du coût de la mesure destinée à compenser une iniquité apparaît pour partie lorsque l'administration invoque la crainte de créer un nouveau droit à une catégorie de bénéficiaires nombreuse.

La mesure d'équité ne doit pas créer "un précédent"


Pour de nombreuses raisons, d'abord celle de ne pas déroger pour de nombreux cas à la solution imposée par la lettre de la loi ou du règlement, ensuite et surtout en raison des conséquences budgétaires des solutions en équité, l'acceptation par l'administration d'une solution préconisée par le Médiateur de la République de régler en équité un litige ne doit pas lier l'administration pour d'autres cas même apparemment identiques. Autrement dit, la solution acceptée sur la recommandation du Médiateur de la République ne peut pas être invoquée par un autre citoyen pour bénéficier du même traitement.

Aussi, lorsque le Médiateur de la République demande une solution en équité au responsable d'un service administratif, il prend toujours soin de lui recommander de mentionner dans la décision qu'elle est prise sur la recommandation du Médiateur de la République pour éviter qu'elle ait valeur de précédent. Pour qu'une autre personne puisse invoquer en sa faveur l'existence d'une décision prise en équité, il faudrait que cette demande soit expressément accompagnée d'une nouvelle demande du Médiateur de la République particulière et expresse concernant le nouveau litige.

Mais si le visa de la demande du Médiateur de la République préserve l'administrateur du danger du précédent, il ne le couvre pas, théoriquement au moins, de sa responsabilité en qualité d'ordonnateur de la dépense.

Le Médiateur de la République endosse la responsabilité morale de la décision en équité


La solution en équité préconisée par le Médiateur de la République sur la base de l'article 9 alinéa 2 de la loi modifiée du 3 janvier 1973 est contraire à la lettre du texte. Contestée devant le juge administratif, elle serait annulée quelque puisse être le sentiment personnel du juge sur l'opportunité d'une telle décision parce que le juge doit se borner à dire le droit positif et que le droit positif est celui qui est écrit.

D'un autre côté, l'ordonnateur, qui autorisera la dépense nécessaire à la mise en úuvre de la mesure prise en équité, sera passible des sanctions de la Cour de discipline budgétaire et financière puisque son ordonnancement manquera de base légale.

Cette double menace pesant sur l'administrateur et sur l'ordonnateur n'arrête cependant pas les solutions en équité car le Médiateur de la République en endosse la responsabilité morale dès lors que ces solutions sont prises à sa demande.

En théorie, le droit administratif et le droit budgétaire ne reconnaissent pas la responsabilité morale. Cependant, cette couverture par le Médiateur de la République est un palliatif utile.

En effet, en pratique, le Procureur général de la Cour des comptes tiendra compte de la recommandation du Médiateur de la République et ne prononcera pas de réquisitoire contre l'ordonnateur ainsi couvert par le Médiateur de la République.

Par ailleurs, une décision en équité ne peut logiquement être déférée à la censure du juge administratif puisque le citoyen bénéficiaire de cette mesure n'y aurait pas intérêt et que l'administration, quant à elle, n'est pas recevable à se pourvoir contre un de ses actes.

Bien que, théoriquement, la protection assurée par la couverture morale du Médiateur de la République soit incomplète, elle permet, en pratique, de lever l'obstacle qui subsiste au niveau de l'administrateur pour accepter une solution en équité. Cet obstacle étant le reproche que pourrait lui adresser sa hiérarchie sur le plan administratif.

3) L'écho rencontré par l'intervention en équité du Médiateur de la République


Les solutions en équité s'appliquent à des difficultés qui sont évoquées à la Médiature.. Elles ne constituent qu'une petite part de l'activité du Médiateur de la République.

a) Les réclamations en équité


En effet, en 1991, il est prévu que plus de 30000 réclamations seront adressées au Médiateur de la République et que, sur ce total, plus de 24000 seront traitées au niveau local par les délégués départementaux. Donc le Médiateur de la République aura à connaître à la Médiature la différence. Environ 500 parmi celles-ci seront examinées sur le plan de l'équité, 260 feront l'objet d'une recommandation en équité.

L'application de la solution en équité représente bien l'exception. Mais il s'agit d'affaires généralement spectaculaires parce qu'apparemment sans issue au niveau des tribunaux et heurtant le sentiment de justice, aussi beaucoup seront citées dans le rapport annuel du Médiateur de la République. Ainsi, dans le rapport 1990, plus de la moitié des cas significatifs analysés concernaient des solutions en équité.

Ce qui est remarquable, c'est que, alors qu'en théorie il ne devrait exister aucune place pour les solutions en équité dans notre Etat de droit, le système fonctionne et paraît appelé à se développer parce qu'il répond à un véritable besoin.

b) La réponse aux besoins


D'ailleurs ce besoin de faire une place à l'équité dérive des préoccupations de la défense des Droits de l'Homme. Besoin qui est souligné par les médias et pallie l'absence d'exception d'inconstitutionnalité.

La défense des Droits de l'Homme


Les solutions en équité sont indispensables pour les litiges où les sentiments de justice et le sens du principe d'égalité apparaissent malmenés par la lettre des textes. Le sentiment de solidarité à l'intérieur du groupe social s'oppose à une application brutale de la règle commune. Il faut trouver des règlements équitables aux conflits qui naissent de l'imperfection de la loi elle-même et dont les effets apparaissent comme des atteintes aux Droits de l'Homme.

Les médias sont, dans ce cas, portés à s'indigner.

L'exigence des médias


En intervenant en faveur des citoyens en difficulté, les divers médias ont conscience de remplir un devoir; d'intéresser leur clientèle et de contribuer à la solution des problèmes.

Lorsque les journalistes s'intéressent à la solution d'un litige, ils sont enclins à porter des appréciations plus inspirées par des réflexes de droit naturel que par un raisonnement enserré dans la logique juridictionnelle. Par suite, les médias font indirectement pression pour les solutions en équité qui paraissent à leurs auditeurs et leurs lecteurs comme des solutions de "bon sens" et de "véritable justice".

Cette pression pour des solutions en équité serait moins forte s'il existait une possibilité de présenter " une exception d'inconstitutionnalité " contre la lettre d'un texte.

La suppléance au défaut d'exception d'inconstitutionnalité


Il est certain que, dans certains cas, la lettre de la loi peut conduire à des décisions qui ont des effets contraires aux principes des droits de l'homme tels qu'ils peuvent être compris à travers la Déclaration de 1789, le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et le texte de loi constitutionnelle du 3 juin 1958 9 5 8. Dans une affaire récente l'absence d'exception d'inconstitutionnalité a amené le Médiateur de la République à intervenir pour faire modifier l'article 75 de l'ordonnance du 3 1958 juillet 1945 sur le Conseil d'Etat. Affaire qui a été commentée par la presse (Affaire Pufler : Refus d'avocats au Conseil d'Etat de présenter un pourvoi en révision devant le Conseil d'Etat en raison des sanctions prévues contre les avocats).

L'ajustement du droit aux normes européennes


En l'an 2000, les 2/3 des nouvelles lois françaises seront soit la simple traduction des règlements ou directives européennes, soit des textes nationaux imprégnés plus ou moins par les habitudes et aspirations des autres pays de la Communauté. Or, l'équité est une de ces façons de penser.

Par suite l'équité se retrouvera non seulement dans les nouveaux textes qui régleront les rapports entre Français, mais encore il devra en être tenu compte davantage dans le règlement de tous les conflits que suscitera l'application même des lois antérieures à la création de la Communauté européenne.

Le Médiateur de la République a déjà eu à connaître des litiges concernant l'application de la législation et de la réglementation européennes.

C'est ainsi que le rapport 1989 du Médiateur fait référence à des cas où les réclamants contestent des décisions administratives qui ne sont que l'application directe ou indirecte du droit communautaire, par exemple :

- en mettant en cause le système des quotas laitiers jugé trop rigoureux dans son application;

- en contestant la signalisation des routes nationales qui traversent l'agglomération d'une petite sous-préfecture du centre de la France.

Dans les deux cas, les administrations concernées n'ont pu que répondre qu'elles étaient tenues d'appliquer en ces matières les réglementations communautaires. Tout se passe donc de plus en plus comme si les directions départementales de l'agriculture ou de l'équipement, pour certaines de leurs compétences, avaient désormais à se comporter en "services extérieurs de la C.E.E.", avec une marge d'appréciation limitée qui laisse parfois l'usager quelque peu désemparé.

Dans d'autres cas, les problèmes posés relèvent de la coordination entre administrations nationales et communautaires. Le secteur social en offre de nombreux exemples, en raison notamment de la plus grande mobilité des travailleurs et des touristes.

Mais, d'autres réclamations demandent à être traitées davantage en équité qu'en droit.

Ainsi, le Médiateur est-il intervenu à la fois auprès du Gouvernement français et de la présidence de la Communauté en faveur d'un ingénieur français, devenu fonctionnaire européen, qui ne pouvait faire valider sa période de travail en France faute d'accord sur les modalités de transfert des droits correspondants à la Caisse de retraite des communautés. De même, pour un mineur allemand ayant travaillé en Lorraine et qui ne parvenait pas à faire régler un dossier très ancien d'accident du travail, ou encore pour un jeune toxicomane français traité dans un pays voisin qui dispose de centres mieux adaptés pour un certain type de cures, et à qui la sécurité sociale refusait sa prise en charge, etc.

Ces affaires révèlent le plus souvent un réel effort de coopération de la part des organismes nationaux, effort qui se heurte cependant à la complexité des procédures à mettre en úuvre : suivi des dossiers, divergence dans l'appréciation des preuves ou dans les avis médicaux...

Enfin, des réclamations de plus en plus fréquentes posent avec insistance des problèmes d'harmonisation ou de reconnaissance mutuelle des réglementations.

C'est le cas, par exemple, dans le domaine fiscal pour les régimes des travailleurs frontaliers ou des couples de fonctionnaires de nationalités différentes ... La complexité des réglementations ne permet pas toujours aux services locaux de ces administrations d'apporter d'eux-mêmes la réponse pertinente aux cas exposés. Un autre problème typique est lié à l'application de la règle communautaire de la libre circulation et du libre établissement pour certains emplois de la fonction publique. Le Médiateur a eu à connaître de réclamations concernant l'objection de nationalité opposée par l'éducation nationale à une candidate institutrice de nationalité belge ou d'équivalence d'un diplôme étranger de physiothérapeute, etc ...

Le Médiateur de la République a déjà été amené à formuler certaines propositions de réformes tendant :

- soit à clarifier les conditions d'application du droit européen en France (EUR 88-01 : accélération de la mise en application dans le droit français des règlements européens - EUR 89-02 : publication au Journal Officiel de la République française du sommaire des règlements pris par la Commission des Communautés européennes);

- soit à moderniser des réglementations nationales en s'inspirant des directives communautaires (EUR 89-04 (à l'étude) : transposition en droit français de la directive 89/48/CEE du 21 décembre 1988 relative à un système général de reconnaissance des diplômes d'enseignement supérieur qui sanctionnent des formations professionnelles d'une durée minimum de trois ans);

- ou encore à adapter les procédures françaises dans la perspective d'une plus grande ouverture des droits (EUR 89-01 (à l'étude) : mise en application du transfert des droits à pension en faveur des fonctionnaires européens - EUR 89-03 (à l'étude) : protection sociale des fonctionnaires français détachés pour exercer leur activité sur le territoire d'un autre Etat membre de la Communauté).

On voit à travers ces quelques indications que le Médiateur se trouve dès à présent et sera de plus en plus sollicité par une catégorie nouvelle de requérants, confrontés à des problèmes liés au développement même de l'ouverture européenne. Le législateur de 1973, en décidant de créer en France un Médiateur inspiré de l'Ombudsman suédois, ne pouvait prévoir cette évolution mais il avait fort sagement précisé, lors des débats au Parlement, que l'institution nouvelle serait " pragmatique et évolutive ". L'adaptation de la Médiature aux problèmes nouveaux auxquels elle est aujourd'hui confrontée montre la justesse des vues de ceux qui, il y a près de vingt ans, définirent le domaine d'action et les modes d'intervention de la toute nouvelle institution.

Cette liberté d'adaptation est d'autant plus utile que les règlements européens ont tendance à être appliqués à la lettre sans possibilité de dérogation.

A titre d'exemple de ces difficultés, le rapport 1989 (page 70), cite le cas d'un éleveur de bovins :

M. C ... a présenté, au nom d'un groupement agricole d'exploitation en commun (G.A.E.C.), une demande de prime spéciale aux bovins mâles, instituée par la Commission des Communautés européennes. Dans sa réponse, le ministre confirme le rejet de la demande de prime et insiste sur la prééminence des contraintes communautaires, lesquelles, à l'inverse des textes réglementaires nationaux, ne souffrent aucune dérogation pour permettre une décision en équité.

Mais il reste que la construction européenne favorisera globalement la prise en compte de l'équité.

Le fait qu'un grand texte comme la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme ait prévu, dans son article 6, ß I :

"toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) "

obligera la France à faire un effort pour la prise en compte de l'équité.

Le juge administratif a été amené à faire directement application des dispositions de l'article 8 de la Convention aux termes duquel " toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ". Pour tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne, il a ainsi décidé qu'un étranger délinquant expulsable en application de la loi française pouvait ne pas l'être en application des dispositions de la Convention européenne (C.E. Assemblée Belgacem, 19 avril 1991).

La contrainte pesant sur le législateur est d'autant plus forte que le juge écarte la loi française quand elle est contraire au texte de la Convention internationale.

L'équité aura à intervenir dans l'application de la Charte des droits sociaux fondamentaux adoptée en décembre 1989 par la Communauté. Ce texte ouvre des perspectives nouvelles de grande ampleur à la réglementation communautaire et se traduira, dans un proche avenir, par un ensemble de dispositions dont le Médiateur aura à connaître chaque fois qu'un administré estimera qu'elles ont été méconnues ou mal interprétées par une administration française.

Le passage à l'union politique de la Communauté pèsera probablement beaucoup en faveur de l'équité. L'union politique signifie en effet un nouveau droit de citoyenneté, commun à tous les habitants de la Communauté, avec son cortège de droits politiques proprement dits, de droits sociaux, de droits culturels, etc.

C'est en partie pour être en mesure de faire face à ce vaste champ de responsabilité que certaines autorités de la Communauté se sont dès à présent interrogées sur l'opportunité d'envisager la création d'un Médiateur ou Ombudsman européen.

Ce Médiateur européen aurait sans doute, dans un premier temps, pour mission de contribuer à une équitable traduction des règlements et directives européennes dans les divers Etats membres et, dans un deuxième temps, de participer à l'élaboration d'un système associant les Ombudsmans et Médiateurs nationaux au règlement amiable des conflits.

Ainsi les perspectives de l'évolution politique en Europe conduisent à penser que, par un effet mécanique et inéluctable, le droit français s'ouvrira de plus en plus aux solutions en équité. Une des meilleures façons de s'y préparer serait d'en consolider la pratique que fait le Médiateur de la République de l'intervention en équité.

4) La consolidation nécessaire du système de l'intervention en équité


Il est certain que la prise en compte systématique de l'équité, qui est une opération plus difficile qu'une application pure et simple de la lettre d'un texte, compliquera la tâche des administrations.

De leur côté, les juridictions y verront une menace pour leur sérénité dès lors qu'elles ne seront plus simplement tenues de dire le droit.

Ainsi, il existe un conflit latent entre le système de l'intervention en équité du Médiateur de la République et les structures de l'Etat de droit.

La préservation de leur coexistence nécessite des décisions au niveau de l'organisation des pouvoirs faisant intervenir la loi parlementaire et la loi constitutionnelle.

a) Le recours à la loi parlementaire


Seule la loi parlementaire peut assouplir la position de principe hostile, donc fort gênante pour la rapidité des solutions en équité, des contrôleurs financiers.

Leur fonction est de veiller à la régularité des opérations budgétaires. Mission qu'ils sont tenus d'accomplir rigoureusement dans le cadre des instructions strictes qui leur sont données.

Aussi, la plupart du temps, l'acceptation d'une décision en équité requiert un ordre du ministre du budget donné au contrôleur financier pour lever son opposition. Cette procédure a évidemment l'inconvénient de retarder considérablement la solution des affaires. Cet écueil serait évité par une délégation du pouvoir de décision en la matière; mais, s'agissant de décisions exceptionnelles, on comprend que le ministre se sente directement concerné. Cependant il faudra bien, là encore, trouver un compromis entre l'obligation de réserver les solutions en équité aux cas qui le méritent et la nécessité de régler rapidement les problèmes. Un essai avait été tenté en 1987,, en faisant descendre la solution au niveau du directeur du budget mais, apparemment, cette déconcentration est tombée en désuétude.

Pour faciliter l'acceptation par les administrateurs des solutions en équité, le Médiateur de la République a demandé au Gouvernement de compléter la loi concernant le Médiateur de la République pour que l'article 9 de la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 modifiée par la loi n° 76-1211 du 24 décembre 1976 comprenne un troisième alinéa ainsi libellé :

"Les ordonnancements, effectués en application d'une recommandation expresse du Médiateur de la République pour le règlement en équité d'un litige en vertu de l'alinéa précédent, ne sont pas susceptibles d'engager la responsabilité personnelle des ordonnateurs devant la Cour de discipline budgétaire et financière".

b) Le recours à la loi constitutionnelle.


Plus nécessaire encore est le recours à la loi constitutionnelle.

Il faut s'attendre en effet à ce que le Parlement et le Gouvernement finissent par être agacés par l'appréciation portée par le Médiateur de la République sur les conséquences inéquitables de l'application des lois et règlements et qu'ils considèrent qu'il y a empiétement sur leur domaine de compétence.

Par ailleurs, la légitimité du principe même de la solution en équité sera assurément contestée un jour ou l'autre devant le Conseil d'Etat. En effet, une décision prise contrairement à la lettre du texte est, quels

que soient ses motifs, une décision illégale Donc, en l'Etat actuel des mentalités, l'intervention en équité sera condamnée si elle n'a pas été reconnue par la loi constitutionnelle.

Pour que le juge soit fondé en droit, lui aussi, à se contenter d'apprécier si la décision prise en équité mérite d'être maintenue, il faut qu'il existe une reconnaissance préalable par la loi constitutionnelle du principe de la légitimité de l'intervention en équité.

CONCLUSION


Il est incontestable que le législateur de 1973 avait été bien inspiré en décidant que le Médiateur de la République serait une institution souple qui devait évoluer de manière pragmatique, comme il est certain que le législateur de 1976 avait eu une vision prémonitoire des services que pouvait rendre l'intervention en équité du Médiateur de la République en complétant les mécanismes de l'Etat de droit en France. On peut constater aujourd'hui que l'expérimentation de l'intervention en équité du Médiateur de la République a été réussie et que la " greffe " dont parlait M. René Pléven a bien pris. Les cas significatifs suivants portant sur une période proche révèlent la complexité des litiges présentés au Médiateur de la République et la difficile approche dans l'usage de l'équité (cf. pp. 239 et suivantes).

Mais le travail est inachevé.

L'intervention du Médiateur de la République pour faire prévaloir des solutions en équité a la fragilité d'une flamme exposée aux vents. Pour se maintenir en vie et prospérer, elle a besoin des protections nouvelles que doivent lui apporter la loi parlementaire et la loi constitutionnelle.

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