Année 1973


INTRODUCTION






La création, par la loi du 3 janvier 1973, de l'institution du Médiateur a été généralement considérée comme réalisant l'introduction en France d'un Ombudsman. Certes, le Gouvernement, en défendant le projet de loi devant le Parlement, a pris soin d'écarter toute assimilation hâtive entre le Médiateur d'une part et, d'autre part, des institutions telles que celles de l'Ombudsman scandinave ou du commissaire du Parlement pour l'administration britannique. La parenté de l'innovation française avec les précédents nordiques et anglo-saxons n'en était pas moins présente à l'esprit de tous, tant au cours de la discussion du projet au Parlement que lors des débats suscités par la réforme dans le public. Bien entendu, le particularisme de nos institutions et de notre droit n'aurait pas autorisé l'insertion pure et simple chez nous d'un organe servilement copié sur un quelconque modèle étranger, conçu, par définition même, pour un milieu juridique très différent du nôtre. Il n'en reste pas moins vrai qu'avec le Médiateur, est introduit dans notre droit public un élément tout à fait nouveau, qui ne dérive pas de nos traditions juridiques nationales. Par ailleurs, si l'institution française se distingue nettement sur plus d'un point des institutions étrangères, elle n'en possède pas moins avec celles-ci d'indéniables traits communs. On peut sans hésitation affirmer que s'il n'y a pas une filiation directe entre l'Ombudsman et le Médiateur, celui-ci n'en procède pas moins du même esprit que celui-là. Dans ces conditions, l'établissement de comparaisons entre l'un et l'autre peut se révéler fructueux, à un double point de vue : d'une part, de lege lata, il peut aider à mieux percevoir ce qui fait la spécificité de l'institution française ; d'autre part, de lege ferenda, il peut servir à tirer de certains exemples étrangers des leçons utiles en vue de parfaire tel ou tel aspect de notre formule.

Il y a lieu, au demeurant, de ne pas limiter les confrontations nécessaires aux antécédents du Médiateur. Il convient de les étendre aux réalisations contemporaines. L'apparition de celui-ci, en effet, n'est pas un fait isolé. Elle s'inscrit dans un mouvement qui a gagné les cinq continents et qui tend à la diffusion mondiale du concept dont les institutions en question sont les applications. Ce mouvement, né il y a une vingtaine d'années, subit, depuis cinq ans, une accélération rapide. Plus de vingt-cinq ombudsmans investis d'une compétence générale sont en fonction à l'heure actuelle dans le monde, sans compter les nombreux magistrats qui, sous des appellations diverses, exercent des attributions similaires dans telle ou telle branche particulière de l'administration publique.

La faveur que connaît aujourd'hui un peu partout cet organe chargé de l'humanisation des rapports entre les citoyens et l'appareil étatique remonte à l'adoption par le Danemark, après la Seconde Guerre mondiale, d'une institution qui dans le pays voisin, la Suède, existait depuis cent cinquante ans. Les efforts déployés par le premier titulaire de la charge à Copenhague, le Professeur Stephan Hurwitz, en vue d'en faire connaître et apprécier le fonctionnement hors de Scandinavie, ont grandement contribué à son succès. L'Ombudsman n'est cependant pas une invention danoise. Il tire son origine, par provignement, du prototype suédois.

On affirme communément que la fonction de Jusitieombudsman (en abréviation JO) existe en Suède depuis la promulgation de la Constitution actuelle de ce pays, en 1809. Cela est exact. Il est bon cependant de préciser que l'institution a eu des précédents, lesquels remontent au début du XVIIIe siècle. Charles XII, retenu hors de son royaume par ses lointaines campagnes pendant de nombreuses années, avait délégué, en 1713, à un Ombudsman ou Haut-Commissaire du Roi, le soin de s'assurer en son absence de la fidélité des serviteurs de la Couronne. Au cours du XVIIIe siècle, les Etats généraux placèrent cet officier sous leur coupe, en le baptisant Chancelier de Justice. A la fin du XVIIIe siècle, sous le despotisme éclairé de Gustave III, le Chancelier de Justice revint dans la mouvance royale. Finalement, en 1809, la diète fut à nouveau dotée d'un Ombudsman, destiné à faire le pendant du Chancelier de Justice, dont la position était maintenue. Depuis lors, ces deux hauts magistrats exercent parallèlement des fonctions similaires, l'un au nom du législatif, l'autre pour le compte de l'exécutif. Le même dualisme des organes de contrôle caractérise l'état des choses en Finlande. Ce pays, enlevé à la Suède en 1809, constitua un Grand-duché, rattaché à la Russie, mais doté d'une autonomie interne, dans lequel les institutions suédoises du siècle précédent, notamment le Chancelier de Justice, furent conservées. Lors de son accession à l'indépendance internationale, en 1919, la Finlande doubla le Justitiekansler traditionnel d'un Justitieombudsman parlementaire.

La création au Danemark, en 1953, d'une charge d'[ombudsmand] fut un événement décisif pour la fortune internationale de l'institution. Pour la première fois, celle-ci était insérée dans un système juridique complètement étranger à celui qui est plus ou moins commun aux deux pays riverains de la Baltique septentrionale. Ainsi était fournie la démonstration de la possibilité de sa transplantation dans d'autres terrains que celui où elle avait germé et grandi. A cet effet, le modèle était dépouillé de ses aspects archaïques et de ses singularités et il n'en était retenu que les éléments susceptibles d'application universelle. L'accent était mis sur l'intérêt de cette formule nouvelle de contrôle de l'administration, eu égard à l'extension contemporaine des attributions de cette dernière, et à la multiplication corrélative des contacts - par conséquent des occasions de heurts - entre les particuliers et les bureaux. Suivant l'exemple du Danemark, la Norvège devait elle aussi, en 1962, se pourvoir d'un Ombudsmann.

Deux autres étapes importantes dans la voie de l'adoption généralisée du système doivent encore être mentionnées : son introduction en Nouvelle-Zélande, en 1962, puis en Grande-Bretagne, en 1967. A la suite d'un séminaire des Nations unies, tenu à Ceylan, le délégué néo-zélandais, séduit par un éloquent plaidoyer de l'Ombudsman danois, réussit, une fois rentré dans son pays, à convaincre à son tour ses concitoyens. Un Commissaire aux Investigations, ou Ombudsman, fut institué, sur le modèle assez fidèlement reproduit de l'Ombudsmand danois. L'expérience de la Nouvelle-Zélande devait servir de banc d'essai à l'institution, préalablement à sa mise en place dans la plupart des autres pays de Common Law. Elle fut observée avec une particulière attention par les Britanniques, qui se trouvaient aux prises avec des difficultés nées de l'insuffisance, devenue patente depuis la guerre, des contrôles juridictionnel et parlementaire classiques tels qu'ils sont traditionnellement organisés chez eux. Déjà, la multiplication de tribunaux administratifs spécialisés, puis la création, préconisée par un rapport officiel, le rapport Frank, d'un Conseil des tribunaux, avait apporté un début de solution au problème. Il paraissait néanmoins souhaitable de compléter ces premières réalisations. Un second rapport, rédigé par la section britannique de la Commission internationale des Juristes, le rapport Whyatt, suggérant l'adaptation de l'Ombudsman scandinave et néo-zélandais aux conditions propres à l'Angleterre, emporta l'adhésion du Gouvernement travailliste qui, en 1965, publia un livre blanc sur la question. La loi créant le Commissaire du Parlement pour l'administration devait entrer en vigueur en 1967. La durée des discussions dont ce thème fut l'objet (6 ans) tint non seulement au nombre des questions soulevées par l'insertion d'un organe nouveau parmi les mécanismes existants, mais aussi à la nécessité d'accumuler les précautions de nature à rendre le système viable dans un grand pays, ce dont il était fait pour la première fois l'essai.

Au milieu de l'année 1967, l'institution (désormais dénommée " Ombudsman " y compris hors de Scandinavie) faisait également son apparition dans deux provinces du Canada, l'Alberta et le Nouveau-Brunswick. Ces initiatives devaient rapidement en engendrer d'autres de la part de presque toutes les provinces canadiennes : le Québec en 1968, la Manitoba en 1970, la Nouvelle-Ecosse en 1971, le Saskatchewan en 1972 ; trois seulement n'ont pas encore suivi le mouvement à ce jour. La Constitution fédérale du Canada favorisait l'expérimentation du système dans le cadre des Etats membres préalablement à son extension aux institutions de l'Union. En 1971, avec la création d'un Commissaire aux Langues officielles, un commencement de réalisation à ce dernier niveau a eu lieu. Plus récemment, un développement comparable s'est amorcé dans le Commonwealth australien. L'Australie occidentale, en 1971, créait un Commissaire aux Investigations, bientôt suivie, en 1972, par l'Australie méridionale et, en 1973, par le Victoria. Dans les deux dominions, l'influence du précédent néo-zélandais est très nette. En Australie, les lois s'inspirent, en outre, du modèle britannique.

L'Ombudsman et ses variantes ont suscité un intérêt particulièrement vif et ont rencontré un champ d'expérimentation exceptionnellement vaste aux Etats-Unis. Les premières tentatives ont vu le Jour dans le cadre d'Etats fédérés, aux Hawaï dès 1967, au Nebraska en 1969, en Iowa en 1972. Les statuts de ces offices sont calqués sur une loi-type rédigée par le Centre de recherches législatives de l'Université de Harvard. La plupart des autres Etats sont à la veille d'en promulguer des répliques. Par ailleurs, des développements d'un genre nouveau ont eu lieu dans le cadre de certaines grandes villes. A titre privé, la Faculté de droit de l'Université de Buffalo avait mis sur pied un Ombudsman urbain expérimental pour la ville du même nom, lequel fonctionna de manière officieuse pendant deux ans. Le succès de cet essai incita près d'une dizaine de municipalités importantes à créer l'institution officiellement et bon nombre d'autres, notamment New York, envisagent de les imiter. Le terme " Ombudsman " sert encore, aux Etats-Unis, à désigner toutes sortes d'exutoires des lamentations dont l'analogie avec l'institution d'origine suédoise est fort lointaine : mais ce sont là, souvent, abus de langage.

En Europe continentale, la France a ouvert la voie aux réalisations concrètes, mais nos voisins depuis longtemps songent à en faire autant. La question a été amplement débattue en Allemagne, en Autriche, en Italie, aux Pays-Bas, en Suisse. En République fédérale, un Ombudsman existe déjà, d'ailleurs, depuis 1957, mais son activité est limitée aux forces armées. En Suisse, la cité de Zürich fait l'essai, depuis 1971, d'un Ombudsman urbain. En Italie, un commencement de mise en œuvre législative est intervenu à l'échelon des régions. Aux Pays-Bas, un projet de loi, jugé trop timide, ayant été rejeté par les Etats Généraux en 1971, un nouveau projet est en préparation.

Parmi les pays touchés par le succès mondial de la formule, Israël occupe une place à part. Le Contrôleur de l'Etat, chargé des vérifications comptables et de la surveillance de l'administration, avait pris l'habitude, depuis longtemps, d'examiner les requêtes que lui adressait les particuliers, même lorsque celles-ci étaient dépourvues de toute incidence financière. En 1971, cette pratique fut institutionnalisée et une division fut créée dans les services du contrôle, spécialisée dans le traitement des plaintes émanant du public. Par ailleurs, dès 1967, la municipalité de Jérusalem désignait, pour la première fois dans le monde, un Commissaire municipal aux réclamations. Les pays en voie de développement ne devaient pas échapper à la contagion. Lors de leur accession à indépendance, la Guyane en 1966, l'Ile Maurice en 1968, les Iles Fidji en 1970, se dotaient immédiatement d'un Ombudsman. Depuis 1966, fonctionne en Tanzanie une Commission permanente d'enquête, composée de trois membres, dont le rôle est analogue et, depuis 1972, au Ghana, une Unité d'action spéciale. L'Inde, surtout, s'attache à l'élaboration d'un système d'une exceptionnelle envergure. Un Lokayukta serait mis en place dans chacun des Etats membres de l'Union et un Lokagukta fédéral aurait droit de regard sur l'administration centrale. L'ensemble des lokayuktas serait coiffé par un Lokpal, sorte de super-ombudsman, compétent à la fois vis-à-vis des Ministres et Secrétaires d'Etat fédéraux et vis-à-vis des membres des gouvernements provinciaux. Une procédure législative est engagée depuis 1971 devant le Parlement de New Delhi et un début de mise en œuvre de la réforme a lieu à l'intérieur des Etats. Des lokayuktas ont été d'ores et déjà institués dans l'Etat de Bombay, ou Maharashtra, en 1971, et dans celui de Jaipur, ou Rajasthan, en 1973. Si l'importance du travail que ces officiers auront à fournir doit être proportionnelle à celle de la population du pays (45 millions d'habitants dans le premier cas et 23 millions dans le second), ils risquent d'être passablement occupés.

L'évolution décrite autorise une tentative de classification des nombreuses institutions auxquelles l'étiquette d'Ombudsman est aujourd'hui appliquée. D'indéniables apparentements peuvent en effet être opérés au sein de cette vaste famille. Il n'y a pas lieu, cependant, de s'attarder outre mesure sur l'opposition que l'on pourrait être tenté d'établir entre les ombudsmans dont la compétence s'étend à l'ensemble d'un Etat national et ceux dont l'activité s'exerce dans les limites d'un Etat fédéré. La place et le rôle de ces derniers ne diffèrent pas fondamentalement de ceux des premiers. Un seul trait les distingue vraiment : l'étendue de leur compétence respective. L'Ombudsman d'un Etat fédéré ne saurait intervenir dans les domaines relevant de l'autorité fédérale. De ce fait, d'importants secteurs de l'activité étatique, tels que la défense, les douanes, la fiscalité fédérale, lui échappent. Cet inconvénient est compensé par l'avantage qu'offre la structure fédérale de permettre l'implantation d'un mécanisme de contrôle fonctionnant à deux niveaux : celui des Etats, mais aussi celui de la Fédération. Le caractère souverain ou non de l'Etat dans lequel elle s'inscrit affecte beaucoup moins l'institution que ne le fait l'importance de la population concernée. La barre du Protecteur du Citoyen du Québec, devant lequel six millions d'administrés peuvent venir se plaindre, est deux fois plus encombrée que celle du Commissaire aux Investigations de Nouvelle-Zélande, auquel moins de trois millions de citoyens ont le droit de demander assistance.

Bien plus significatif est sans doute le clivage qu'il est loisible de marquer entre les institutions fonctionnant dans les pays industrialisés et celles qui ont vu le jour dans certains pays en voie de développement. Les standards d'administration dans les uns et dans les autres sont difficilement comparables. Il en résulte nécessairement une différence de nature entre les missions imparties aux organes de contrôle de ceux-ci et de ceux-là.

Si l'on s'en tient aux seuls pays ayant atteint un même degré de développement économique et par conséquent d'organisation administrative, des regroupements s'imposent. On peut distinguer, en gros, six catégories d'ombudsmans. La première correspond au type originel et englobe les Justitieombudsmän suédois et finlandais. L'Ombudsmand danois et l'Ombudsmann norvégien constituent la seconde catégorie. Dans ces deux pays, le modèle suédois a été en quelque sorte épuré, en vue d'en rendre l'adaptation possible dans d'autres systèmes juridiques. Les Commissaires parlementaires et Ombudsmans de Nouvelle-Zélande, des six provinces canadiennes et des Etats australiens peuvent être rangés ensemble dans une troisième catégorie, en raison de la parenté des différentes lois instituant ces charges. Le Commissaire du Parlement l'administration britannique en constitue à lui seul une quatrième. Diverses législations intervenues plus récemment dans le cadre du Royaume-Uni s'inspirent étroitement des dispositions de l'Act de 1967. Un cinquième type d'institutions est en train de se répandre aux Etats-Unis, parmi les Etats membres de l'Union. Les modèles de lois, issus des études exhaustives menées par les universités américaines, sont caractérisés par la recherche d'un maximum clé souplesse et d'un minimum de réglementation formaliste. Enfin, en sixième lieu, l'on doit classer à part la formule israélienne d'association de l'examen des réclamations administratives à l'exercice du contrôle financier a posteriori.

La question de savoir jusqu'à quel point le Médiateur peut être assimilé à un septième type d'Ombudsman mérite d'être posée.

Une analyse comparée, article par article, des principales dispositions contenues dans la loi du 3 janvier 1973 et des dispositions correspondantes figurant dans les textes statutaires des institutions étrangères similaires est de nature à fournir quelques-uns des éléments nécessaires pour permettre a ceux qui le voudraient de donner à cette question une réponse.


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