Les Cahiers du GERSE n° 2






SERVICE PUBLIC ET TRAITÉ D'AMSTERDAM : UNE RÉFORME EN DEMI-TEINTE

Anne SERVOIR

En ce qui concerne les services publics, le Conseil européen d'Amsterdam aura entériné un résultat intermédiaire entre les propositions les plus modestes et les plus ambitieuses qui avaient été faites par un grand nombre d'acteurs dans le cadre de la préparation de la Conférence intergouvernementale.

Les défenseurs de l'introduction de références au service public dans le traité avaient fondé de grands espoirs sur les modifications qui devaient en découler. Élisabeth Guigou ne cherchait aucunement à dissimuler son enthousiasme lorsqu'elle écrivait, à propos de la politique sociale et des services publics, que "d'exceptionnelles fenêtres d'opportunités s'ouvrent aujourd'hui" (1). Les propositions de remaniement du traité sur l'Union européenne ont été abondantes et portaient sur de nombreux articles.

À Amsterdam, les États n'ont introduit dans le corps du traité qu'un seul article relatif au service public (2). Il est clair que cette solution n'oriente le nouveau texte que vers une prise en compte restreinte de la spécificité du service public vis à vis de l'ensemble des règles communautaires.

I. L'INTRODUCTION D'UNE RÉFÉRENCE AU SERVICE PUBLIC DANS LE NOUVEAU TRAITÉ

A. La nomenclature adoptée

1. Le choix des termes

Pour parler de l'objet, concret et juridique, que les Français qualifient de service public, les expressions ne manquent pas. La difficulté réside plutôt dans le choix de l'une ou de l'autre. Cette décision est loin d'être anodine étant donnée la réalité que recouvre chacun de ces termes : la préférence pour une nomenclature plutôt qu'une autre fait écho à la forme choisie pour introduire le concept de service public dans le traité.

Cinq expressions revenaient le plus souvent dans les propositions de modification du traité: service d'intérêt général, service universel, service d'utilité publique, service public, service d'intérêt économique général. Les termes de service universel et de service public se trouvent aux deux extrémités des diverses conceptions que recouvrent chacune de ces expressions.

2. Les implications de ce choix

Le service universel est une notion mise en place par la Commission dans des directives concernant les secteurs des télécommunications et de la poste. Elle renvoie à une conception minimaliste du service public. Il est fort probable que les États les plus attachés à la notion de service public se soient opposés à ce que cette formule figure dans le nouveau traité de crainte de voir se réduire la définition communautaire du service public.

L'expression service public évoque, quant à elle, un concept que l'on ne trouve, en tant que tel, qu'en France. C'est pour cette raison que l'on parle souvent de service public à la française. Néanmoins, ces termes apparaissent une fois dans le traité à l'article 77, relatif aux aides étatiques au secteur des transports. Celles-ci peuvent être autorisées si elles "correspondent au remboursement des certaines servitudes inhérentes à la notion de service public". Cette formulation n'a pas été retenue par le traité d'Amsterdam sans doute en raison de son contenu trop franco-français et de la crainte que pouvaient nourrir certains États membres ainsi que la Commission que la confusion ne soit faite avec le secteur public.

Les termes de service d'intérêt économique général sont contenus dans l'article 90 qui autorise la non-application des règles de concurrence aux entreprises chargées d'un tel service lorsque celles-ci font échec à l'accomplissement des missions de l'entreprise concernée. Le fait que ce soit la formulation de service d'intérêt économique général qui ait été choisie par les rédacteurs du traité d'Amsterdam a pour effet de cantonner le service public dans une vision toujours liée au marché. Il semble qu'ils désiraient éviter de faire référence à la notion de service public, laquelle comporte une dimension plus sociale et donc plus éloignée de préoccupations purement économistes liées aux règles de concurrence.

Il s'agit également d'une nomenclature sur laquelle il était plus aisé d'obtenir un consensus entre l'ensemble de États membres. On sait, en effet, que pour tous les pays de l'Union le concept de service public ne recouvre pas toujours les mêmes notions et, surtout, n'a pas la même force.

Pourtant l'Acte final fait une concession aux défenseurs de l'introduction du concept de service public en évoquant "les dispositions de l'article 7 D relatives aux services publics" comme pour bien souligner que la notion de service d'intérêt économique général est synonyme de celle de service public. De plus, un projet de protocole devant être annexé au traité évoque la question de la radiodiffusion de service public; plus loin la déclaration mentionne même le service public de radiodiffusion. Les dispositions de ce protocole ont une force juridique nettement inférieure à celle du traité. En matière de radiodiffusion comme pour les règles relatives aux transports, cette référence à la notion de service public reste cantonnée à un domaine bien délimité.

La décision d'utiliser le concept de service d'intérêt économique général dans le corps du traité renvoie directement à l'endroit où ont été placées les dispositions concernées ainsi qu'au contenu du nouvel article 7 D.

B. La place des nouvelles dispositions relatives aux services d'intérêt économique général

1. Un nouvel article 7 D

La question du service public est abordée dans un nouvel article 7 D, ces dispositions sont donc insérées dans la première partie relative aux principes régissant la Communauté. Sur ce point, la solution adoptée à Amsterdam reste dans le cadre des propositions les moins exigeantes qui demandaient que soient introduits un nouvel objectif relatif au service public ainsi que des garanties concernant les droits fondamentaux des citoyens européens.

2. Un contenu ambigu

La rédaction de l'article 7 D ne correspond pas entièrement à l'endroit où il a été placé au sein du traité d'Amsterdam. Les dispositions de cet article ne sont pas non plus en totale cohérence avec les propositions qui avaient été faites pour la préparation de la Conférence intergouvernementale et qui envisageaient des modifications des articles 2, 3 et 8.

Ces propositions demandaient que soit reconnu le droit de chacun à disposer des services d'intérêt général et que l'Union garantisse les droits fondamentaux, en particulier l'accès à la communication, aux transports, à l'énergie, à l'eau. Cette idée s'appuyait sur la notion de citoyenneté européenne; elle conduisait à une reconnaissance indirecte des services publics à travers leur rôle.

II. LES RAISONS DE LA PRISE EN COMPTE DES SERVICES D'INTÉRÊT ÉCONOMIQUE GÉNÉRAL À L'ÉCHELLE COMMUNAUTAIRE

A. La place des services d'intérêt économique général dans les valeurs communes de l'Union

Même si le texte ne précise pas la place exacte qu'occupent les services d'intérêt économique général parmi les valeurs de l'Union, en acceptant ce contenu, les États reconnaissent que ces services font partie des préceptes de base qu'ils entendent défendre et qu'ils déclarent tous partager puisqu'ils s'agit de "valeurs communes". Cette affirmation se révèle très intéressante car elle signifie que même les États dans lesquels le service public est un concept qui n'a traditionnellement pas grande force ont accepté de reconnaître que, au moins le service d'intérêt économique général, a une place dans leur système de valeur.

La rédaction finale de l'article 7 D est en deçà de certaines propositions qui souhaitaient que le traité évoque la question du service public via la garantie par l'Union des droits fondamentaux des citoyens. Nulle part il n'est fait mention de tels droits dans les nouvelles dispositions relatives aux services d'intérêt économique général. La dimension sociale du concept de service public est ainsi en partie occultée.

B. Le rôle des services d'intérêt économique général dans la promotion de la cohésion économique et sociale

1. La contribution des services publics à cet objectif communautaire

L'article 7 D affirme que les services d'intérêt économique général doivent être pris en compte à l'échelle communautaire car ils contribuent à développer la cohésion économique et sociale de l'Union. Dans la conception française du service public, ceci constitue une évidence, c'est la raison d'être du service public au travers des principes selon lesquels il doit fonctionner, notamment par l'égalité d'accès pour tous ou la péréquation tarifaire.

Au niveau communautaire, les services d'intérêt économique général doivent permettre à toutes les personnes physiques et morales (citoyens et entreprise) de bénéficier d'une qualité de prestation satisfaisante à un coût raisonnable, cette exigence rejoint la définition du service universel telle que la Commission l'a mis en place. Ainsi, en couvrant l'ensemble du territoire communautaire, les services publics rapprochent les citoyens les uns des autres et évitent que ceux qui se trouvent le plus à la périphérie de l'Union ne soient trop isolés. Par leur présence sur tout l'espace communautaire, ces services créent également les conditions économiques qui permettent aux entreprises de s'installer sur tous les points de ce territoire.

2. Un rôle néanmoins classique pour les services d'intérêt économique général

Fondamentalement, les services publics poursuivent l'objectif premier de l'Union européenne, à savoir, d'une part, le rapprochement des citoyens entre eux et, d'autre part, le développement d'une plus grande cohésion et d'une égalité plus poussée entre tous, quelque soient leur nationalité ou l'endroit de la Communauté où ils vivent.

La mention de l'objectif de cohésion économique et sociale dans le corps de traité peut constituer un moyen de contrecarrer certaines des interventions récentes entreprises par la Commission. Les actions qu'elle mène en matière de dérégulation, principalement dans le domaine des activités fonctionnant en réseau, conduisent, de fait, les opérateurs de ces secteurs à pratiquer la dépéréquation de leurs tarifs. Or ces mesures se révèlent être en contradiction avec l'objectif de cohésion économique et sociale (3).

Les interventions de la Commission se situent souvent dans des secteurs qui sont traditionnellement des services publics dans la plupart des États membres de l'Union. Le rappel de leur rôle en ce qui concerne la cohésion économique et sociale que l'on trouve dans le nouvel article 7 D va peut être la conduire à infléchir sa politique en la matière ou, du moins, pourra servir de point d'appui à ceux qui estiment que les mesures communautaires mettent en péril les services publics.

III. LES MODALITÉS DE FONCTIONNEMENT DES SERVICES D'INTÉRÊT ÉCONOMIQUE GÉNÉRAL

A. Le principe de mise en oeuvre

1. Une consécration théorique

"La Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives" (4) permettent aux services d'intérêt économique général de poursuivre leurs actions au sein de l'Union. C'est donc la subsidiarité qui doit être le principe guidant l'intervention des autorités publiques (communautaires et nationales) en matière de service public.

À la Commission, il revient de fixer les bases de l'action en la matière, les États membres restant compétents en ce qui concerne l'organisation matérielle et les modalités de fonctionnement des services d'intérêt économique général sur leur territoire, par exemple par la définition de cahiers des charges précis.

2. Pour une pratique déjà bien rodée

En réalité, cette disposition ne fait que codifier une pratique qui existe depuis que la subsidiarité a été introduite dans le traité. Depuis le traité de Maastricht, ce principe a servi de clé à la répartition des compétences entre les États membres et la Communauté pour tout un ensemble d'interventions.

En ce qui concerne les services publics, cette clé de répartition des compétences se pratique déjà. On peut penser, par exemple, au service universel en matière de télécommunications ou de poste : il existe une réglementation au niveau communautaire mais l'organisation concrète des prestations est laissée à la discrétion des États membres.

B. Les principes généraux du service d'intérêt économique général

"Ces services fonctionnent sur la base de principes", le texte de l'article 7 D ne donne pas plus de précision quant à la consistance des principes en question. Mais, on peut supposer que cette affirmation satisfait les souhaits de ceux qui désiraient que soient évoqués les principes traditionnels auxquels sont soumis les services publics dans une majorité d'États menbres.

La déclaration de l'Acte final donne une idée plus précise de ce que peuvent être ces principes car elle évoque l'égalité de traitement, la qualité ou la continuité des prestations. Cependant, il ne s'agit pas d'une énumération exhaustive ni limitative à ces seules matières. Mais elle correspond à un certain nombre d'exigences définies par la Cour dans de récents arrêts relatifs à des services publics.

Ces principes sont ceux que, classiquement, on retrouve dans la plupart des États membres et qui guident l'action des services reconnus d'utilité publique par ces États. C'est également l'ensemble de ces exigences qui sont à la base de la définition communautaire du service universel. Il s'agit ainsi d'un minimum sur lequel, à la fois, les États entre eux et les États avec la Commission peuvent s'entendre.

C. Les conditions de fonctionnement des services d'intérêt économique général

1. En apparence, une formulation plutôt favorable au service public

"La Communauté et ses États membres (...) veillent à ce que ces services fonctionnent (...) dans des conditions qui leur permettent d'accomplir leurs missions" (5). Cette disposition constitue le point clé du nouvel article consacré au service public. Le traité reconnaît que les services d'intérêt économique général se voient attribuer un rôle qui les met dans une position particulière par rapport aux autres activités économiques.

Cette déclaration va au-delà de ce que l'on pouvait attendre d'un article introduit dans la partie du traité relative aux principes généraux. Quoique son contenu soit formellement relatif aux principes fondamentaux, sa rédaction est plus ambitieuse et se rattache, en cela, aux propositions faites pour la tenue de la Conférence intergouvernementale et qui demandaient une modification des règles de concurrence (6).

En effet, les termes du nouvel article 7 D évoque ceux de l'article 90-2 mais dans une formulation positive; l'article 90-2 stipule que les règles de concurrence sont applicables aux services d'intérêt économique général dans la mesure où elles ne font pas échec à la réalisation de leurs missions. Par le traité d'Amsterdam, les autorités publiques étatiques et communautaires se voient assigner la tâche de créer des conditions favorables au fonctionnement des services publics afin que ceux-ci soient en mesure de poursuivre, dans les meilleures conditions, les objectifs qui leur sont assignés par les États membres.

2. Mais qui ne le sort pas de l'état dérogatoire dans lequel il est cantonné

Dans ce sens, la formulation de l'article 7 D est ambigüe car elle ne mentionne aucune exception aux règles de concurrence. Mais elle est assez vague pour que l'on puisse se permettre de considérer que la création de conditions favorables à l'accomplissement des missions de services d'intérêt général nécessite une dérogation à l'application de la réglementation en question.

Le projet de protocole relatif à la radiodiffusion de service public autorise la fourniture, par les États membres, de subsides destinés à assurer "l'accomplissement de la mission de service public telle qu'elle a été conférée, définie et organisée par chaque État membre". Cette tolérance constitue une exception à l'application des règles classiques de concurrence, les autorités nationales doivent cependant veiller à ce que "ce financement n'altère pas les conditions des échanges et de la concurrence dans la Communauté dans une mesure qui serait contraire à l'intérêt commun ou qui irait au-delà de ce qui est nécessaire pour la réalisation du mandat de ce service public". Ces stipulations reprennent les termes de l'article 90-2 et continuent de maintenir le service public dans une situation d'exception face au régime général.

Cependant, les dispositions de l'article 7 D se voient renforcées par la référence faite par l'Acte final au nécessaire respect de la jurisprudence de la Cour de Justice. Cette déclaration fait plus précisément allusion à deux récents arrêts concernant les services publics : les affaires Corbeau et Commune d'Almelo.

Dans l'arrêt Corbeau, le juge communautaire a admis qu'une entreprise chargée d'un service d'intérêt économique général puisse conserver en monopole un service rentable afin de financer des prestations d'intérêt général dont l'exploitation est déficitaire. Ainsi, l'Acte final fait-il, par cette déclaration, indirectement référence à une forme d'exception aux règles de concurrence tolérée au niveau communautaire.

Si la rédaction de l'article 7 D peut être considérée comme plutôt positive pour les défenseurs du service public et même si elle fait une référence indirecte aux règles de concurrence, le dispositif retenu par le traité d'Amsterdam n'a pas pour effet de sortir les services publics de la situation d'exception dans laquelle les avait placés le traité de Rome.

Le contenu de l'article 7 D est bien trop vague pour que l'on puisse en tirer une règle générale permettant de soustraire les services d'intérêt économique général à l'application des dispositions communautaires relatives à la concurrence.

En matière de service public, l'avancée du traité d'Amsterdam reste donc modeste. Cependant, il est important de souligner que, à la fois, les États membres les plus réticents et la Commission ont accepté l'introduction d'un article relatif au service public dans le nouveau traité. À l'avenir, lue en combinaison avec la récente jurisprudence de la Cour en matière de service d'intérêt économique général, la référence à l'article 7 D devrait permettre d'assouplir les réglementations communautaires qui pèsent actuellement sur les missions dont sont chargées les entreprises de service public des États membres.

Si cette réforme n'entraînera pas de modification révolutionnaire de l'attitude de la Communauté vis à vis des services d'intérêt économique général, elle permettra néanmoins une meilleure prise en compte des particularités du service public.



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