Les Cahiers du GERSE n° 1
LES SERVICES PUBLICS DE RÉSEAUX DANS LE CADRE DU DROIT COMMUNAUTAIRE



SURVIVANCE ET ÉVOLUTION DE LA NOTION DE SERVICE PUBLIC DE TRANSPORT FERROVIAIRE EN FRANCE ET EN EUROPE

Anne SERVOIR




1. Le service public de transport ferroviaire en France

Nous essaierons de voir ce que signifient les grands principes du service public pour les chemins de fer français et déterminer quelles sont les spécificités du service public de transport ferroviaire par rapport à la théorie générale du service public à la française.

1.1 En 1937, la SNCF est explicitement soumise aux grands principes du service public

À cette époque, les grands principes du service public venaient juste d'être théorisés par la jurisprudence administrative. Il est donc normal que, lorsque l'État a pris le contrôle de l'ensemble des chemins de fer couvrant le territoire national, il ait voulu appliquer à ce moyen de transport, dont l'importance était encore remarquable à l'époque, les lois qui venaient d'être mises au point afin que les grands services fonctionnent au mieux dans l'intérêt du public.

Cependant, parallèlement à ce mouvement qui consistait à appliquer des règles spécifiques au fonctionnement des chemins de fer du pays et alors qu'on aurait pu croire que cela se traduirait par de plus importantes obligations mises au compte de la nouvelle Société Nationale, l'évolution, en la matière, a plutôt consisté en un assouplissement des sujétions particulières imposées auparavant aux compagnies de chemin de fer du pays.

1.1.1 Continuité

En matière de transport ferroviaire, ce principe de traduit par l'obligation faite à la SNCF d'exploiter l'ensemble du réseau ferré qui lui est confié. Elle est affirmée dès l'article 2, 1° alinéa du cahier des charges de 1937 (70). En effet, l'entreprise ferroviaire a la charge d'entretenir ce réseau "de manière que les besoins du trafic commercial et la circulation correspondante puissent toujours y être assurés avec facilité et sécurité". Mais cette obligation est tout de suite atténuée par les dispositions de l'article 8 qui précisent que la SNCF peut être autorisée par le ministre des travaux publics "à réduire et même à suspendre son service sur une ligne ou une section de ligne". La société de chemin de fer est néanmoins tenue d'entretenir les infrastructures de son réseau afin d'assurer la sécurité du public (71).

L'abandon de certaines lignes, ou portions de lignes, n'était pas prévu dans les cahiers des charges des compagnies privées, cela peut se comprendre car la dernière version de ces textes date des années 1883-1884 or, à cette époque, le chemin de fer ne connaissait pas encore de difficultés assez importantes pour que l'on envisage de stopper l'exploitation en certains points. La disposition de l'article 8 du cahier des charges de 1937 constitue donc une innovation importante et laisse à la SNCF un degré de liberté que ne possédaient pas les sociétés dont elle est issue. Bien sûr, l'assouplissement de cette règle se fait sous le contrôle directe de la puissance publique car elle seule est garante de la protection de l'intérêt général.

Le principe de continuité du service possède une seconde facette: le principe de mutabilité. Le contenu en est assez peu précis; il prévoit que le service public doit s'adapter aux évolutions de l'intérêt général, c'est à dire aux besoins des usagers. Dans ce but, le gestionnaire doit modifier le contenu des prestations qu'il offre. Mais le principe de mutabilité sous-entend également que le service public doit s'adapter au progrès et aux innovations techniques qui lui permettraient d'offrir aux usagers des prestations améliorées: c'est le sens de l'arrêt Compagnie Nouvelle du gaz de Deville-les-Rouen (72).

En ce qui concerne les chemins de fer, ce principe est apparu en 1937 dans le cahier des charges de la nouvelle société nationale. On l'a vu, la SNCF peut être autorisée à cesser l'exploitation d'une ligne ou portion de ligne. Mais, et il s'agit d'une innovation importante, elle peut également "effectuer ou faire effectuer, sous son contrôle et sa responsabilité, la desserte d'une ligne ou d'une section de ligne par un autre moyen que le chemin de fer" (73). Une telle disposition peut paraître extrêmement paradoxale voire révolutionnaire mais elle résulte directement de l'obligation d'adaptation qui pèse désormais sur le service public. En effet, la SNCF peut estimer que l'intérêt général serait mieux servi si, par exemple, elle remplaçait son service normal par un autocar. Une telle décision est prise sous la surveillance de la puissance publique.

1.1.2 Égalité

C'est une règle qui pose le principe de l'égalité d'accès et de traitement, pour chaque usager, au service public considéré. Ce principe a fait son apparition dans la jurisprudence administrative en 1911, avec l'arrêt Chomel (74). Il n'est pas difficile de voir dans l'obligation de transporter faite aux compagnies de chemin de fer l'ancêtre de ce principe d'égalité entre tous les usagers face au fonctionnement du service public. En effet, on se souvient que le cahier des charges type, tel que défini dès les années 1850, faisait obligation aux entreprises ferroviaires de transporter tous les voyageurs et marchandises qui se présenteraient à leurs guichets et de le faire "sans tour de faveur". Non seulement les compagnies n'avaient aucune liberté de décision quant aux transports qu'elles désiraient effectuer ou non mais en plus, elles étaient dans l'interdiction de favoriser tel ou tel de leurs clients en le faisant passer discrétionnairement devant les autres; chacun devait attendre son tour suivant l'ordre de présentation aux guichets. Il semble bien que cette situation corresponde parfaitement avec le principe d'égalité face au service public dégagé par la jurisprudence administrative un demi-siècle plus tard.

Dans ces conditions, il est compréhensible que ce principe ait été appliqué à la nouvelle société nationale des chemins de fer français. L'obligation de transporter les passagers est imposée à l'entreprise ferroviaire par l'article 11 du cahier des charges de 1937 qui reprend presque mot pour mot la formulation du cahier des charges type imposé aux compagnies de chemin de fer dans la deuxième moitié du XIX° siècle: "Les trains réguliers de voyageurs devront contenir des places en nombre suffisant pour toutes les personnes qui se présenteraient dans les bureaux du chemin de fer." Cependant, on peut noter que cette obligation est une première fois atténuée puisqu'il n'est plus fait mention de la nécessité de fournir des wagons de toutes classes. Mais l'allégement le plus significatif se trouve dans les dispositions suivantes de l'article 11 lui-même; le chemin de fer n'est pas tenu de transporter tous les voyageurs qui se présentent dans ces bureaux lors des "périodes d'affluence exceptionnelles" ainsi que pour les trains désignés par lui pourvu que le ministre des travaux publics l'y autorise expressément.

En ce qui concerne les marchandises, l'obligation de transporter est nettement moins lourde. En effet, si elle reste obligée d'accepter de transporter toutes les masses indivisibles, la SNCF n'y est tenue que dans la mesure où ce transport peut être effectué par "le matériel normalement affecté au service" (75). Cet allégement est confirmé par les dispositions de l'article 18, 2° alinéa qui limite "l'obligation de transporter les marchandises et les bagages à la nature, à la dimension et au tonnage que le matériel en service est capable de transporter". Ainsi, contrairement à l'obligation qui pesait auparavant sur les grandes compagnies, la SNCF n'est-elle plus tenue de transporter coûte que coûte n'importe quelle marchandise qui lui est présentée. Elle peut arguer de son impossibilité à effectuer un tel transport excédant les capacités habituelles de son matériel. Elle possède désormais la faculté de décider si elle peut ou non transporter une marchandise particulière qui lui est confiée par un client (76).

1.1.3 Obligations de service public

Dans le domaine des postes et télécommunications, les exigences à remplir par la SNCF sont extrêmement nombreuses et précises. De plus, la compagnie nationale doit entretenir ses installations et matériel, même si elle ne les utilise plus, si ceux-ci sont jugés, par l'État, comme nécessaires à la défense du territoire national (77). L'entreprise ferroviaire est également tenue de construire, à la demande du ministre de la guerre, les équipements que celui-ci jugera utile de lui faire réaliser. Les chemins de fer sont considérés comme un des éléments essentiels à la continuité de l'État ainsi qu'à la défense nationale. La puissance publique, qui les contrôle désormais, les utilise sans scrupules à ces fins.

Cependant, le cahier des charges de 1937 apporte en la matière une innovation des plus importantes même si elle fortement empreinte de cynisme. Précédemment, les compagnies privées étaient tenues de fournir gratuitement -ou presque- les services que l'administration exigeait d'elles. Or les dispositions du nouveau cahier des charges prévoient explicitement que les dépenses, entraînées pour la SNCF par les obligations que lui impose l'État, soient financièrement compensées par celui-ci.

En effet, l'article 26 de ce texte prévoit que les charges financières résultant, pour la SNCF, des obligations relatives aux services publics feront l'objet d'une évaluation annuelle afin d'être remboursées ensuite à la société. De même, l'article 27 sous b stipule que "l'administration des postes, télégraphes et téléphones versera chaque année à la société nationale la somme nécessaire à rémunérer les services qu'elle aura reçus". De manière plus précise, l'article 23, 2° alinéa dispose que les ouvrages que l'entreprise ferroviaire construit à la demande du ministre de la guerre ne doivent pas être cause de pertes pour l'entreprise ferroviaire mais, de l'autre côté, elle ne doit pas non plus en tirer profit.

1.2 En 1983, le service public de transport ferroviaire reçoit une consécration officielle

La loi d'orientation sur les transports intérieurs (LOTI) du 30 décembre 1982 (78) transforme la SNCF en un établissement public dont le capital est entièrement détenu par l'État. Ce texte pose également un certain nombre de grands principes. En particulier, il proclame la liberté du choix de l'usager entre les différents modes de transport ainsi que le droit au transport pour tous les citoyens (79). L'article 5 définit le service public des transports comme "l'ensemble des missions qui incombent aux pouvoirs publics en vue d'organiser et de promouvoir le transport des personnes et des biens". Ainsi le service public du transport ferroviaire s'incrit-il dans le système des transports en général et le texte reconnaît explicitement que le chemin de fer apporte une contribution essentielle à la vie économique et sociale de la nation (80). De plus, l'article 18 précise que la SNCF agit selon les principes du service public.

1.2.1 Égalité

Dans ces conditions, il est normal de voir le principe d'égalité réaffirmé avec une vigueur particulière -au moins par la loi- car le service public du transport ferroviaire contribue pour une grande part à la mise en oeuvre du droit au transport.

1.2.1.1 Transport de voyageurs

Mais le cahier des charges imposé à la nouvelle SNCF (81) introduit un allégement considérable de l'obligation de transporter qui pesait traditionnellement sur le chemin de fer. Elle existe toujours puisque l'article 9 stipule que "les trains de voyageurs doivent contenir des places en nombre suffisant pour faire face aux besoins normaux du trafic". Par rapport à 1937, l'assouplissement de l'obligation est très net puisqu'à cette époque, la SNCF était autorisée à ne pas pouvoir faire face aux demandes des passagers en cas "d'affluence exceptionnelle". En 1983, elle n'est contrainte de satisfaire que les besoins normaux du service et à faire de son mieux en ce qui concerne les pointes, pourtant prévisibles, du trafic quotidien et hebdomadaire.

On se demande même ce qu'il reste de l'obligation de transporter les voyageurs car le second alinéa de l'article 9 du cahier des charges de 1983 précise que l'entreprise ferroviaire peut également "limiter l'accès à certains trains désignés".

L'égalité des usagers face au fonctionnement du service public se trouve donc fortement compromise. Il en va de même pour l'égalité d'accès. En effet, l'article 19 du cahier des charges autorise la SNCF à conclure des contrats de transport de voyageurs dont les conditions sont fixées de gré à gré. Outre la distinction classique et largement admise entre les différentes catégories d'usagers, le texte de 1983 introduit une autre source de disparité entre les passagers fondée, celle-ci, sur leur capacité à négocier avec l'entreprise ferroviaire.

1.2.1.2 Transport de marchandises

En ce qui concerne l'acheminement des marchandises, l'obligation de transporter a presque totalement disparue. En effet, l'article 20 du cahier des charges de 1983 soumet la fourniture de tels services par la SNCF à la condition que ceux-ci soient rentables pour l'entreprise. Elle est entièrement libre de décider si oui ou non elle mettra en place un service particulier. Elle compare les besoins exprimés par les usagers avec les coûts entraînés par la fourniture d'une prestation donnée (82). Ici, ce ne sont plus les grandes lois du service public qui s'appliquent mais bien les lois de l'économie libérale. Le chemin de fer ayant vu chuter, de manière catastrophique, ses parts de marché en transport de marchandises, l'État décide de cantonner l'entreprise à un rôle réduit et de viser avant tout l'équilibre financier de son budget.

1.2.2 Continuité
1.2.2.1 Un nouvel allégement

L'obligation d'exploiter a, elle aussi, connu un assouplissement exemplaire qui ne provient pas seulement des dispositions prises en 1983 mais qui a débuté bien avant cette date. Cet allégement résulte, en fait, d'une nécessaire adaptation du service public ferroviaire aux formidables évolutions qu'avait connu le secteur des transports au cours de décennies précédentes.

Avec le développement du réseau routier et l'extension concomitante du recours aux camions pour transporter les marchandises et à la voiture particulière pour les voyageurs, le chemin de fer a peu à peu perdu le monopole de fait dont il jouissait jusqu'alors. Avec les bouleversements des transports nationaux, l'obligation d'exploiter qui pesait encore sur les réseaux ferrés - alors regroupés sous l'autorité de la SNCF- handicapait fortement le chemin de fer dans la concurrence qui l'opposait au transport routier.

En 1983, l'obligation d'exploiter continue certes d'exister, comme le précise explicitement l'article 1°, alinéa 3 du cahier des charges, mais c'est la SNCF elle-même qui en détermine la teneur puisqu'elle est libre de définir la consistance des services nationaux (83).

1.2.2.2 Transport de voyageurs

En matière de transport de voyageurs, l'obligation qui pèse sur la SNCF est considérablement allégée puisque l'entreprise ferroviaire est autorisée par l'article 5, dernier alinéa à effectuer n'importe laquelle des prestations de transports de passagers qu'elle doit assurer par l'intermédiaire de la route. Cependant, cette possibilité ne lui est offerte que "dans des cas particuliers" mais le texte ne précise nulle part la teneur de cette spécificité.

En ce qui concerne les transports internationaux de voyageurs, l'entreprise nationale semble disposer d'une grande liberté car elle définit la consistance des services en question en coopération avec les réseaux étrangers. Afin qu'elle puisse négocier et mettre en place avec eux les prestations considérées, il semble nécessaire que de trop grandes sujétions ne lui soient pas imposées.

Par contre, en matière de services régionaux de voyageurs, la SNCF a une marge de manoeuvre nettement plus étroite; l'obligation d'exploiter persiste en ce domaine, même si elle est affaiblie par rapport aux textes précédents. La SNCF doit passer, avec chaque région, une "convention d'exploitation" qui fixe la consistance ainsi que les conditions de fonctionnement et de financement des lignes de transport de voyageurs inscrites au "plan régional des transports" (84). Ces liaisons sont bien protégées car l'article 48 précise que si l'entreprise ferroviaire désire réduire ou supprimer les services qu'elle offre, elle doit signer, avec la région concernée, un avenant à la convention d'exploitation.

Cependant, les prestations de transport de passagers n'ayant pas fait l'objet d'une convention entre la SNCF et une région sont dans une position beaucoup plus précaire puisque, lorsque la société de chemin de fer envisage de modifier la consistance d'un service régional de voyageurs, l'article 52, 1° alinéa ne lui impose que l'obligation d'informer la collectivité locale concernée. Les délais dans lesquels elle doit avertir les pouvoirs publics régionaux varient, selon la modification envisagée, entre 3 et 6 mois. La collectivité locale peut faire parvenir ses observations à la SNCF concernant les projets de modification mais celle-ci n'est absolument pas obligée d'en tenir compte.

De plus, si l'entreprise nationale désire non plus seulement faire évoluer la consistance d'un service mais le réduire de manière significative voire le supprimer, la région, si elle entend conserver en l'état la prestation en question, doit alors inscrire celle-ci au plan régional des transports afin d'être en mesure de conventionner la liaison (85). Dans un tel cas de figure, les collectivités locales se trouvent relativement démunies face à la SNCF car non seulement la procédure de conventionnement est juridiquement lourde à mettre en place mais elle pèse fortement sur les finances de la région.

1.2.2.3 Transport de marchandises

Dans ce domaine, l'obligation imposée à la SNCF, semble réduite, par le cahier des charges de 1983, à sa plus simple expression. Elle est, en effet, limitée, par l'article 20, aux disponibilités techniques de la SNCF. Elle peut également, comme dans le cas du transport de voyageurs, réaliser des prestations par l'intermédiaire de la route.

L'article 52 précise laconiquement que "lorsque la SNCF envisage d'apporter des modifications substantielles aux services de marchandises, elle en informe les collectivités territoriales concernées." Il ne semble pas que celles-ci aient leur mot à dire sur la question et encore moins qu'elles soient en mesure de s'y opposer. La société de chemin de fer devient le seul juge en la matière même si l'article 44 lui impose de tenir compte, dans son action, des objectifs d'aménagement du territoire.

C'est l'entreprise nationale elle-même qui détermine la consistance des services qu'elle entend offrir à ses clients. Pour cela elle doit apprécier aussi bien les besoins exprimés par les usagers que les coûts correspondants. La SNCF n'est donc plus obligée d'exploiter le réseau qui lui a été confié si les desiderata des ses clients lui imposent des charges financières supérieures aux recettes qu'elle pourrait attendre de la fourniture de telles prestations. La société nationale n'est plus tenue de fournir certains services que si ceux-ci ne mettent pas en péril l'équilibre financier de son budget. Elle apparaît plus comme une entreprise privée classique soucieuse de gérer ses affaires selon les principes de l'économie de marché.

1.2.3 Obligations de service public

Presque toutes les obligations qui été auparavant imposées au chemin de fer ont disparues. Aux termes de l'article 67, la SNCF est uniquement tenue d'entretenir, à la demande du ministre de la défense, les lignes ou les installations ayant un intérêt pour la défense nationale. Le texte précise que les charges financières résultant des exigences de l'État en la matière doivent faire l'objet d'une contribution correspondante.

À l'issue de la présentation que nous venons de faire, il convient de s'interroger pour savoir ce qu'il reste du service public dans le transport ferroviaire aujourd'hui en France.

En matière de transport de voyageurs, il apparaît que le chemin de fer reste soumis quoique faiblement aux grands principes du service public. Par contre, en examinant de près les allégements intervenus, pour la SNCF, en matière d'obligations de service public de transport de marchandises, il est permis d'affirmer que le transport de marchandises n'est plus un service public à part entière mais plutôt une activité commerciale de la même nature que celle proposée par une entreprise fonctionnant selon les règles du marché.

2. Le service public de transport ferroviaire dans le droit international et dans quelques uns des États membres de l'Union

On constate qu'aussi bien dans le droit international que dans la plupart des pays d'Europe, les obligations de service public qui pesaient sur les compagnies de chemin de fer ont été nettement assouplies au fil du temps.

2.1 Les obligations de service public dans le droit international du transport ferroviaire

Assez tôt dans l'histoire ferroviaire, la nécessité d'une convention internationale s'est fait sentir pour régler les questions soulevées par le passage des frontières. Dès 1890, dix États européens signèrent une Convention sur le transport des marchandises par chemin de fer (CIM). Mais ce n'est qu'en 1928 que fut conclue une Convention internationale sur le transport de voyageurs et de bagages (CIV). Au fil du temps, ces accords furent révisés de nombreuses fois avant d'être entièrement refondus en 1980. Les dispositions institutionnelles, considérées comme les moins sujettes aux changements, ont été regroupées au sein de la Convention relative aux transports internationaux ferroviaires (COTIF). De l'autre coté, les règles concernant les transports proprement dits ont donné naissance à deux appendices concernant respectivement les transports de marchandises et de voyageurs: Règles uniformes CIM et Règles uniformes CIV.

Très tôt, le droit international a, à l'exemple des droits nationaux, imposé des obligations particulières aux entreprises de chemin de fer. Ces sujétions sont assez semblables à celles que connaissent les compagnies ferroviaires dans leurs pays respectifs. En droit international, ces obligations ont également évolué vers un assouplissement général au fil des années.

2.1.1 Obligation de transporter

Dans les conventions internationales, on la trouve également sous l'appellation d'obligation de contracter. La justification de cette sujétion vient, comme dans les droits nationaux, de la situation de monopole de fait dont jouissait, au XIX° et au début du XX° siècle, le transport ferroviaire. Ainsi, à partir du moment où les lignes exploitées par une société particulière sont inscrites sur la liste couverte par la CIM, cette entreprise doit accepter de transporter, dans les conditions fixées par le texte, toutes les marchandises qui lui sont présentées.

Jusqu'en 1980, cette obligation était particulièrement forte pour les compagnies de chemin de fer car elle avait un caractère général, les opérateurs ne pouvaient refuser d'effectuer un transport pour quelle que raison que ce soit. Mais, à l'issue de la révision de 1980, l'étendue de cette obligation a été considérablement réduite puisqu'elle ne porte plus que sur le transport par wagons entiers (86), c'est-à-dire qu'une compagnie de chemin de fer n'est tenue d'accepter d'acheminer une marchandise qui lui est confiée par un client que si le volume de ce produit est suffisant pour remplir entièrement un ou plusieurs wagons. Dans le cas contraire, l'entreprise ferroviaire n'est pas tenue d'effectuer le transport. Cet assouplissement des obligations pesant sur les sociétés de chemin de fer correspond au mouvement des droits nationaux qui va également, à cette époque, dans le sens d'un allégement des sujétions imposées aux compagnies de chemin de fer.

Cependant, même l'obligation de transporter portant sur les wagons entiers est atténuée dans la CIM de 1980, il ne s'agit plus d'une obligation absolue car elle peut être suspendue par l'autorité compétente de chaque État pour des raisons d'ordre public. Mais, de plus, une entreprise ferroviaire n'est réellement tenue de transporter une marchandise que sous certaines conditions. Car l'expéditeur doit se conformer en tous points aux dispositions des Règles uniformes ainsi qu'aux tarifs publiés. Dans le cas contraire, la compagnie de chemin de fer peut refuser d'effectuer le transport: par exemple, elle n'est pas tenue de transporter des objets exclus par la CIM comme les matières dangereuses.

Il convient également de mettre le doigt sur les questions qui se posent quant à l'application future de l'obligation de transporter telle quelle est définie respectivement par les articles 4 de la CIV et 3 de la CIM. Car la directive n° 91/440 impose la séparation de l'infrastructure et des services de transport et donne la possibilité à des regroupements de compagnies ferroviaires d'effectuer de prestations sur les infrastructures de chemin de fer de n'importe quel État membre. Or, selon les termes de ces dispositions, le "chemin de fer" et "l'entreprise ferroviaire" ont pour obligation de transporter toutes les marchandises ou passagers qui se présentent. D'après la directive, ces expressions concernent le prestataire de services de transport, ce qui exclut l'infrastructure; dans ce cas, il est naturel de se demander sur qui va alors reposer l'obligation de transporter.

2.1.2 Obligation tarifaire

Elle découle de l'obligation de transporter mais également du principe d'égalité de traitement. Les entreprises ferroviaires doivent publier leurs tarifs et les appliquer de la même façon à tous les usagers se trouvant dans une situation identique.

Les opérateurs sont donc tenus de publier leurs prix avec les conditions spéciales mais ils sont également tenus de faire connaître les délais de publication en cas de modification de leurs tarifs. Depuis 1970, les conditions des tarifs peuvent déroger à la CIM lorsque celle-ci le prévoit expressément (article 6, § 2, al. 2). La convention autorise les entreprises ferroviaires à conclure avec leurs clients des accords particuliers qui portent des réductions de prix uniquement si des usagers se trouvant dans une situation comparable se voient reconnaître des remises du même ordre.

Ce principe n'est pas rigide car, si la situation économique et financière d'un État l'exige, les pouvoirs publics ou la société de chemin de fer elle-même peuvent prendre des mesures dérogatoires à certaines dispositions relatives aux tarifs.

Il est logique que la COTIF ne contienne pas d'obligation d'exploiter imposée aux entreprises ferroviaires car c'est une convention qui a pour vocation de gérer les relations entre les parties au contrat de transport international par chemin de fer et pas de veiller au maintien du service public de transport ferroviaire dans les États signataires.

2.2 La notion de service public de transport ferroviaire n'a pas la même force dans tous les États membres

Nous allons plus particulièrement nous intéresser à deux exemples opposés: l'Espagne et le Royaume-Uni

2.2.1 En Espagne, le service public ferroviaire conserve une assise forte

Les obligations de service public imposées à la Renfe sont relativement importantes mais ont été assouplies avec le temps. La compagnie ferroviaire a pour mission obligatoire de fournir des services de transport à grande distance, elle a une obligation de transporter concernant les marchandises (ce qui est assez contradictoire avec ce qui se passe dans les autres pays ainsi qu'au niveau du droit international du transport ferroviaire). La Renfe doit également assurer une desserte locale autour des villes les plus importantes du pays.

La compagnie de chemin de fer espagnole a été reformée en profondeur par le décret royal du 28 janvier 1994, les changements apportés par ce texte aux statuts antérieurs de l'entreprise publique tiennent compte des exigences communautaires posées par la directive n° 91/440. Cependant, l'Espagne entend maintenir des obligations de service public pour des raisons d'aménagement du territoire mais aussi politiques et sociales.

Naturellement, pour la puissance publique, maintenir des obligations de service public de transport ferroviaire est une démarche à but social. Le réseau ferré est considéré comme un bien collectif et, à ce titre, doit pouvoir être utilisé par le plus grand nombre; aussi, les prix du transport ferroviaire ont-ils toujours été très bas pour permettre à tous les citoyens de bénéficier de ces services.

2.2.2 Au Royaume-Uni, une conception très libérale du service public de transport ferroviaire

Les British Railways (BR) disposent du statut de corporation publique, l'équivalent d'un établissement public français. Ils jouissent à ce titre d'une grande autonomie de gestion, sous la tutelle du ministre des Transports. Le budget des BR était confondu avec celui de l'État et l'entreprise publique n'était donc pas tenue à une gestion rigoureuse soucieuse de la bonne santé financière de l'entreprise. En novembre 1993, le Railway Act a mis en place une haute autorité constituée par le régulateur du rail et le directeur des franchises. Ce texte a prévu la franchisation à long terme de l'ensemble des activités des BR.

Les principes du service public, au Royaume-Uni, peuvent nous paraître un peu étranges: il doit permettre la réalisation des objectifs de politique industrielle définis par le gouvernement mais également être un élément de promotion de la concurrence. Plus important encore, c'est "la protection des intérêts du consommateur-usager qui apparaît comme la composante-clé de la notion de service public telle qu'elle s'affirme pendant les années quatre-vingts [au Royaume-Uni]" (87). En 1991, le pays a même adopté une charte des citoyens (88) qui définit pas moins de 38 domaines du service public qui doivent satisfaire à des normes élevées (niveau de qualité des prestations fournies, transparence dans la fourniture des services, accessibilité aux réseaux de guichets, informations approfondies sur les particularités et mérites des prestataires concurrents, ...). Mais ce document a également pour effet d'assimiler les termes de citoyen, usager et même consommateur les uns aux autres; aussi les services publics britanniques sont-ils placés d'emblée dans une logique d'économie de marché. Cette charte a servi de base à l'adoption des textes spécifiques à certains secteurs (Charte du passager, du voyageur). Des normes de qualité sont systématiquement élaborées et les réponses à mettre en oeuvre par les opérateurs sont codifiées.

Cependant, le service public comporte également une obligation de fourniture ainsi qu'une dimension de répartition territoriale équitable. En principe, l'État a affirmé qu'il continuerait à verser les subventions aux lignes déficitaires pour un montant de 16 milliards de francs.

2.3 Un mouvement du centre vers la périphérie

Tous les États membres sont en train de réformer l'organisation du système de transport ferroviaire de leur pays afin de se mettre en conformité avec la directive n° 91/440. Pour se faire, ils ont tendance à remettre en question la place ainsi que l'ensemble des missions ordinairement assignées au service public de transport ferroviaire. Face à ce désengagement des pouvoirs centraux, on voit de nombreuses collectivités publiques tenter de maintenir un niveau de service satisfaisant pour l'intérêt général. Ce phénomène est particulièrement patent en Italie et en Allemagne.

2.3.1 En Italie

Dans ce pays, la notion de service public, en droit, dispose d'une grande force car les statuts des FS réaffirme les objectifs du service public de transport ferroviaire. D'après une décision du 30 novembre 1993 du comité interministériel sur les transports, les investissements dans le domaine du transport ferroviaire doivent tenir compte "du service public et du marché". De plus, très récemment (89), l'Italie s'est dotée d'une charte des services publics. Ce texte dispose que "sont considérés comme services publics, même s'ils sont concédés, les services qui tendent à garantir le droit des personnes, constitutionnellement sous tutelle, à la santé, à l'assistance et à la prévoyance sociale, à l'instruction et à la liberté de communication, à la sécurité des personnes, à la liberté de circulation (au sens de la loi 146 du 12 juin 1990), à la fourniture d'énergie électrique, d'eau et de gaz". Mais, et cela peut nous sembler paradoxal compte tenu de notre culture juridique, la charte des services publics laissent les opérateurs auxquels elle est censée s'appliquer adapter eux-mêmes les principes de la charte et fixer seuls les exigences auxquelles ils entendent se conformer en matière de services d'intérêt général.

Les obligations de service public que doit remplir l'entreprise ferroviaire sont donc définies dans une convention. En effet, les FS signent avec l'État deux types de contrats qui doivent tenir compte du plan général des transports défini au niveau national: un contrat de programme, assez semblable à celui signé entre les pouvoirs publics et la SNCF en France et un contrat de service public qui définit la consistance et les conditions dans lesquelles les FS assurent de telles prestations; la réelle nouveauté de cette convention est qu'elle prévoit également les paiements compensatoires que l'État accorde aux FS afin de financer les obligations de service public que lui impose le contrat. L'État a décidé de rester propriétaire du réseau d'infrastructure et a accordé aux FS SpA une concession pour 70 ans.

C'est l'État qui fixe les tarifs voyageurs. Pour ces services, si les FS estiment que le prix proposé par la puissance publique est insuffisant pour couvrir leurs coûts et qu'ils arrivent à en faire la preuve à l'État (mais aussi à le convaincre), celui-ci doit alors compenser la différence par rapport au prix que la compagnie juge nécessaire à l'équilibre financier. Par contre, les prix des transports de marchandises sont discutés, à partir d'un tarif de départ, avec l'entreprise ferroviaire.

En ce qui concerne le service public de desserte régionale par le chemin de fer, l'Italie connaît actuellement un débat important. Les FS souhaiteraient que soient séparées les lignes rentables (5000 km de lignes pour 80% du trafic total dans le pays) d'un coté et les lignes non rentables de l'autre. La création de deux réseaux distincts permettrait, selon la société de chemin de fer, d'avoir une politique différenciée.

Elle exploiterait d'un coté un réseau rentable qui ne nécessiterait aucun engagement financier de la part de l'État. Elle disposerait d'une liberté tarifaire totale quant à la fixation des prix des prestations qu'elle assurerait sur ce réseau. De l'autre coté, les 11 000 kilomètres de lignes à faible trafic restant constituerait un réseau social pour l'exploitation duquel les FS se verraient imposer des obligations de service public avec en contrepartie des subventions d'équilibre versées par l'État.

En fait, les FS voudraient être déchargés des services de transports régionaux. Ils envisagent donc de confier l'exploitation de ces lignes sociales de transport régional et local à des sociétés régionales. Pour l'entreprise ferroviaire, cette solution est parfaitement réaliste car dans la pratique, elle coexiste déjà, et depuis longtemps, avec de multiples petites compagnies privées de chemin de fer.

Une expérience en ce sens est actuellement menée en Lombardie. En mai 1994, les FS ont constitué, avec les FNM (chemins de fer privés du nord de Milan), une holding au capital de laquelle ils ont apporté leur infrastructure. La holding est contrôlée par les FNM et elle pourrait être chargée du transport régional public, qu'il soit sur route ou par chemin de fer. La région dans laquelle opère cette société souhaite avoir le contrôle de la dotation affectée par l'État au transport routier régional et pouvoir alors la verser à l'ensemble du transport collectif.

2.3.2 En Allemagne

Dans ce pays, le service public ferroviaire disposait d'une assise forte car il était inscrit dans la loi fondamentale (articles 73, 74 et 87). Ainsi, pour introduire une réforme d'importance concernant ce service public, la procédure est considérablement lourde puisqu'il est nécessaire de modifier la constitution ce qui implique bien évidemment de longs débats sur le sujet. Après la seconde guerre mondiale, le réseau allemand a été scindé en deux entités distinctes: la Reichsbahn (RB) à l'Est et la Deutsche Bundesbahn (DB) à l'Ouest. En RFA, c'est la loi fondamentale du 23 mai 1948 qui a permit la reconstruction du réseau ferré. La DB a été constituée et reconnue comme service public en 1951 car les Allemands étaient extrêmement sensibles à l'importance du transport ferroviaire pour l'économie mais également au rôle que ce mode de transport pouvait jouer sur le plan social.

Avant la récente réforme qui a eu lieu en Allemagne, la DB s'était vue accorder, par la loi fondamentale (article 87), le monopole du transport ferroviaire entre les villes. Elle avait le statut d'entreprise fédérale (90) mais possédait une personnalité juridique propre; bien que placée sous la tutelle du ministre des Transports, elle disposait de l'autonomie de gestion. Cependant, jusqu'en 1994, son budget était rattaché à celui de l'État fédéral.

Se conformant en cela aux exigences de Heinz Dürr, président de la DB AG, l'État fédéral entend supprimer à terme les obligations de service public de la société de chemin de fer. Selon les estimations de Heinz Dürr (91), l'abandon de la mission de service public permettrait à la DB AG de réaliser un bénéfice annuel de l'ordre de 5 milliards de Deutsche Mark d'ici 2002. Seul le Fahrweg (direction de l'infrastructure) resterait soumis à des obligations de service public. Suite à la réforme du chemin de fer allemand et à la création de la DB AG, la constitution du pays a été modifiée et le service public de transport ferroviaire a perdu son statut constitutionnel, la DB AG n'est plus une entreprise ayant un mandat général de service public.

Avec la réforme de 1994, le service public de transport régional est passé sous la responsabilité des Länder, chacun gérant l'organisation et le financement des transports publics régionaux, ils ont la charge de coordonner l'ensemble des transports publics sur leur territoire. En matière de transport ferroviaire, ils ont obtenu l'autorisation de passer des contrats avec des entreprises offrant des services de chemin de fer (92) mais ils peuvent également décider de devenir eux-mêmes opérateurs et offrir directement leurs prestations aux usagers, ils doivent pour cela négocier avec la DB AG, gestionnaire de l'infrastructure , les redevances d'utilisation. Les autorités publiques régionales se sont donc vues reconnaître la possibilité de gérer un service public en régie directe ce qui leur permet d'exercer un contrôle total sur la consistance et les conditions d'exploitation des ces services.

D'autant plus qu'à partir de 1996, les lignes non rentables de proximité sont transférées aux autorités régionales et communales qui devront passer des accords avec l'État quand au financement des services de voyageurs offerts sur ces lignes. Un Land aura la possibilité de fermer une ligne non rentable pour substituer au rail des services offerts par un autre mode de transport moins coûteux. Pour pouvoir financer leur action, les Länder se verront attribuer par l'État une dotation budgétaire annuelle et globale destinée à couvrir les frais de fonctionnement des prestations assurées ainsi que les éventuels nouveaux investissements prévus (infrastructures mais aussi matériel roulant). L'État pourrait également aider les Länder à créer des sociétés de chemin de fer au plan local pour pallier à l'abandon, par la DB AG, de certaines liaisons d'intérêt régional. Quelques Länder envisagent d'ailleurs de devenir actionnaires de telles compagnies afin d'être en mesure de contrôler le service public de transport ferroviaire local car ils redoutent le nivellement par le bas de ces prestations, les critères appliqués par les autorités régionales étant, à l'heure actuelle, très contraignants en matière d'obligations de service public.

3. Le service public de transport ferroviaire en droit communautaire

3.1 Un espoir déçu

3.1.1 Les dispositions du traité

Dans le droit communautaire aussi bien primaire que dérivé, il est difficile de trouver des références au service public. Mais le secteur des transports paraît être, en la matière, quelque peu favorisé car c'est dans l'article 77 du traité de Rome que l'on trouve la seule mention explicite, faite par ce texte, à la notion de service public. Cependant, cette référence reste cantonnée à une vision purement financière puisqu'elle affirme la compatibilité, avec la traité, des aides publiques destinées à rembourser "certaines servitudes inhérentes à la notion de service public".

Plus loin, le traité évoque la notion de service d'intérêt économique général, que l'on peut rapprocher de celle de service public, il lui reconnaît même une originalité justifiant que lui soit appliqué un régime un peu particulier. En effet, l'article 90-2 stipule que les entreprises chargées de la gestion de tels services ne sont soumises aux règles du traité, notamment aux règles de concurrence, que dans la mesure "où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie".

Cependant, il semble que la notion de service d'intérêt économique général soit moins large que celle de service public puisqu'elle n'évoque que l'intérêt économique de la collectivité mais passe sous silence les besoins sociaux auxquels peuvent répondre les services publics et qui constituent l'une des justifications principales de leur existence même.

Ainsi, en lisant les dispositions de l'article 77 en combinaison avec celles de l'article 90-2, on pouvait nourrir de grands espoirs quant au sort qui allait être réservé aux entreprises ferroviaires de la Communauté qui, dans tous les États membres, fournissaient des services d'intérêt économique général. Le chemin de fer offre, en effet, des prestations qui sont devenues indispensables car elles permettent d'irriguer l'ensemble du territoire et contribuent, par leur activité, à la création de la richesse nationale.

La combinaison de ces deux articles du traité de Rome permettait d'espérer que les entreprises de chemin de fer pourraient bénéficier d'un traitement -non pas de faveur- mais moins strict que celui appliqué aux entreprises commerciales n'ayant la charge d'aucune mission d'intérêt économique général. Les dispositions du traité protègent la réalisation de cette mission.

De plus l'article 74 du traité prévoit que la Communauté doit mettre en oeuvre une politique commune en matière de transport. Une telle disposition pouvait laisser supposer que la plus-value sociale apportée par le service public des transports en général et par le service public ferroviaire en particulier serait prise en compte lors de la définition d'une politique cohérente dans le secteur des transports. Or la politique commune des transports est restée lettre morte, jusqu'à une époque récente et le peu de décisions communautaires concrètes auxquelles elle a données lieu concernait presqu'exclusivement l'établissement d'un régime de concurrence non faussée dans le secteur des transports (93) ainsi que la réalisation de la libre circulation des marchandises et des personnes.

3.1.2 Le droit dérivé
3.1.2.1 La définition des obligations de service public

Dans le droit communautaire, le service public de transport ferroviaire est appréhendé par le biais des sujétions imposées aux entreprises de transport par la puissance publique dans le but de satisfaire l'intérêt général. C'est dans un règlement (94) consacré aux entreprises de transport que l'on trouve une définition du service public. Pour le droit communautaire, les obligations de service public comprennent trois éléments: obligation d'exploiter, de transporter et obligation tarifaire (article 2-2). Le règlement précise la consistance exacte de chacune de ces obligations.

Le droit communautaire reconnaît que l'obligation d'exploiter se rapproche du principe de continuité (95) car elle suppose qu'une entreprise se doit de fournir, sur les liaisons dont elle est concessionnaire, des prestations répondant à des critères précis de régularité ainsi que de capacité. Mais au-delà du fonctionnement habituel des services de transport, le règlement n° 1191/69 vise aussi l'obligation faite aux sociétés de chemin de fer de maintenir en état de bon fonctionnement des infrastructures et du matériel excédentaire même si les services de transport correspondant ont été supprimés. Enfin, les autorités communautaires, dans leur soucis de n'omettre aucune des composantes des obligations de service public, ont une vision plutôt extensive de l'obligation d'exploiter et considèrent comme partie intégrante de cette sujétion, l'exigence imposée à une entreprise d'effectuer des prestations complémentaires à celles qu'elle assure normalement.

Par ailleurs, le droit communautaire retient une définition assez large de l'obligation de transporter. Selon l'article 2-4 du règlement cette sujétion se définit comme "l'obligation, pour une entreprise, d'accepter et d'effectuer tout transport de voyageurs ou de marchandises à des prix et des conditions de transport déterminés". Le champ de l'obligation ainsi déterminée est très vaste et ne correspond plus à l'étendue des sujétions imposées, en la matière, par les États membres aux sociétés de chemin de fer ni même par le droit international du transport ferroviaire.

Enfin, le règlement n° 1191/69 donne également une définition relativement simple de l'obligation tarifaire: est considérée comme telle toute sujétion ayant pour objet de faire appliquer aux compagnies de chemin de fer des tarifs déterminés, directement ou indirectement, par les pouvoirs publics mais contraire à l'intérêt commercial de l'entreprise considérée. Encore, une fois, le droit communautaire ne se préoccupe que du bilan financier des sociétés ferroviaires, aucune mention n'est faite de la mission sociale ni de la contribution essentielle du service public à l'intérêt général. Le but principal du règlement étant de soulager les entreprises ferroviaires des charges que font peser sur elles ces obligations de service public mais aussi de clarifier les relations financières entre ces mêmes entreprises et leur État du tutelle respectif.

3.1.2.2 La suppression des obligations de service public

C'est donc en 1969 que les entreprises ferroviaires de la Communauté ont perdu l'espoir de se voir traitées avec moins de rigueur que les sociétés commerciales normales. En effet, le règlement n° 1191/69 pose, dans son article 1°, le principe de la suppression de l'ensemble des obligations inhérentes à la notion de service public. Cependant, cette exigence est tout de suite atténuée par le paragraphe 2 de ce même article stipulant que "toutefois, les obligations peuvent être maintenues dans la mesure où elles sont indispensables pour garantir la fourniture de services de transport suffisants". Cette disposition limite néanmoins de façon très restrictive les justifications possibles des sujétions imposées, par les États, en particulier aux compagnies de chemin de fer. Celles-ci doivent, en effet, se révéler indispensables pour que les prestations offertes par les entreprises concernées restent à un certain niveau. Il semblerait donc que les autorités publiques nationales ne puissent plus demander aux sociétés de chemin de fer de fournir certains services à certaines conditions si ceux-ci ne présentent pas un caractère de nécessité absolue pour le pays. Les États doivent ainsi renoncer à se servir du chemin de fer comme instrument de redistribution sociale ou d'aménagement du territoire.

La notion de services de transport suffisants recouvre en partie celle de service public puisque la satisfaction des besoins de transport s'apprécie en fonction de l'intérêt général. Mais le règlement recommande également que soient prises en compte la capacité éventuelle d'autres modes de transport à procurer des prestations de nature à répondre aux demandes des usagers ainsi que les prix et les conditions de transport qui peuvent leur être offertes.

Cependant, le droit communautaire apprécie l'intérêt général surtout selon un point de vue économique puisque les pouvoirs publics nationaux ne peuvent maintenir les obligations de service public que si elles choisissent pour l'accomplissement de ces tâches la solution "qui entraîne le moindre coût pour la collectivité" (article 3-1). De même, l'article 7 précise que lorsqu'il décide de maintenir une sujétion, l'État peut également imposer à l'entreprise "certaines conditions destinées à améliorer le rendement des prestations soumises à l'obligation en cause".

Ce n'est que 22 ans plus tard que le droit communautaire reconnaîtra que l'intérêt général peut comporter une dimension socio-économique. Le règlement n° 1893/91 modifiant le règlement n° 1191/69 (96) admet que pour garantir des services de transport suffisants, il est possible de tenir compte "des facteurs sociaux, environnementaux et d'aménagement du territoire". Il est d'ailleurs assez étrange qu'une telle reconnaissance survienne à une époque où les nouvelles dispositions communautaires en matière de transport ferroviaire font peser une menace importante sur la survie du service public.

3.1.2.3 Le principe de la compensation des obligations de service public

La compensation des obligations de service publics par les pouvoirs publics consititue la solution adoptée, par le droit communautaire, en vue du financement des activités d'intérêt général traditionnelement assurées par les entreprises ferroviaires de tous les États membres. C'est le seul principe qui permette réellement l'accomplissement, par ces sociétés, de leur mission de service public. Dans cette optique, il est compréhensible qu'il faille identifier avec précision les charges financières que les obligations de service public font peser sur le bilan de ces sociétés. Les articles 11 à 13 et du règlement n° 1191/69 proposent une méthode commune pour permettre la compensation par les États. Le règlement n° 1893/91 introduit une distinction encore plus stricte qui doit permettre la clarification de la situation des entreprises en la matière. Lorsqu'une société exploite à la fois de services commerciaux et de services publics, elle doit mettre en place, au moins au plan comptable, une séparation claire entre les deux activités.

Les seules obligations de service public qui ne sont pas visées par le règlement n° 1191/69 -et peuvent donc être maintenues par les pouvoirs publics en toute légalité- concernent le transport de voyageurs qui reste en fait le seul secteur dans lequel le chemin de fer peut se voir encore contraint de fournir un service public digne de ce nom. Dans ce domaine, les États conservent la possibilité d'imposer aux entreprises ferroviaires d'offrir aux passagers des prestations à des prix et conditions particulières à la seule restriction que la puissance publique ait pour but de favoriser ainsi une ou plusieurs catégories sociales déterminées (article 1-3).

Le règlement n° 1191/69 prévoyait que, pour la détermination de ces charges et recettes, il était possible de "tenir compte des répercussions que la suppression de l'obligation en cause aurait sur l'ensemble de l'activité de l'entreprise" (articles 10-2 et 11-3). L'activité était considérée d'une manière plus globale, il peut, en effet, être difficile d'isoler une obligation particulière d'une ou plusieurs autres. Mais cette possibilité a été abrogée par le règlement n° 11893/91 modifiant le règlement n° 1191/69.

Le règlement n° 1191/69 aimerait imposer la suppression des obligations de service public comme la règle et leur maintien comme l'exception mais la section II intitulée "Principes communs pour la suppression ou le maintien des obligations de service public" ne traite, en fait, que de leur maintien, la Commission ayant dû composer face aux réticences des États.

Si les pouvoirs publics désirent imposer aux compagnies de chemin de fer de nouvelles obligations de service public, ils doivent obligatoirement les compenser.

3.1.3 Les effets limités de cette législation
3.1.3.1 Des compensations financières difficiles à obtenir pour les entreprises ferroviaires

L'obligation faite aux États des compenser financièrement toutes les charges financières qui résultaient des sujétions de service public qu'ils imposaient aux compagnies de chemin de fer aurait dû constituer la solution aux problèmes des ces sociétés. mais, au contraire, elles sont devenues totalement schizophrènes, au fil des années, car, d'un côté, les pouvoirs publics exigeaient d'elles qu'elles fournissent tout un ensemble de prestations visant à satisfaire l'intérêt général et, de l'autre, les États et surtout la Communauté, leur reprochaient leur mauvaise santé financière.

Mais le règlement 1191/69 n'a été appliqué que rarement et partiellement par les États membres. En 1993, l'ensemble des entreprises ferroviaires communautaires dénonçaient le fait que les pouvoirs publics n'aient pas encore mis en oeuvre pleinement les dispositions de ce texte, en particulier en ce qui concerne la compensation financière des obligations de service public (97). La CCFE affirmait même: "a gap has widened gradually between the spirit of these regulations [n° 1191/69 and 1192/69] and their pratical application" (98) ("un gouffre s'est peu à peu creusé entre l'esprit de ces règlements et leur application dans la pratique"). Toujours selon la CCFE, cette situation résulte des déficits publics qui ont conduit soit à une réduction des aides en termes réels, c'est, par exemple, ce qui s'est passé pour les BR et la SNCB, soit à un plafonnement arbitraire des subsides accordés aux compagnies ferroviaires sur la base d'éléments totalement étrangers au chemin de fer.

La SNCF est l'une des entreprises ferroviaires qui paraît avoir le plus bénéficié de cette réglementation. Il semble néanmoins que ceci se soit traduit plus dans les textes que dans les faits. Pourtant, dès 1971, l'avenant à la convention modifiée du 31 août 1937 a pris soin de transposer les dispositions du règlement 1191/69. L'article 18 ter stipule que "toute obligation qui serait imposée par l'État à la Société nationale (...) donnera lieu au versement, par l'État, à la Société nationale, des sommes destinées à la couvrir des charges nettes correspondantes". L'avenant de 1971 reprend l'ensemble des règles posés par le règlement 1191/69 pour les appliquer à la SNCF. Le texte affirme haut et fort le principe de la compensation intégrale de toutes les obligations de service public imposées par l'État à la Société nationale or l'expérience a montré que la modification de 1971 n'a pas donné les résultats escomptés.

3.1.3.2 Le contrat de service public

Avec le règlement n° 1893/91 modifiant le règlement n° 1191/69, les autorités communautaires expriment leur volonté de circoncire encore plus clairement les prestations offertes par les entreprises ferroviaires au titre des obligations de service public que leur imposent les États membres. Ce texte prévoit la possibilité pour les autorités administratives compétentes de signer avec une société de transport un contrat de service public "dans le but de fournir au public des services de transport suffisants" (article 14-1). Cette convention peut porter sur des prestations de transport qui rassemblent l'ensemble des caractéristiques essentielles du service public en termes de continuité, de régularité, de capacité ainsi que de qualité. Le texte doit contenir des normes précises quant à la mise en oeuvre précise de ces principes. Mais le contrat de service public peut également prévoir la fourniture de prestations à des prix et conditions particulières pour des catégories de voyageurs déterminées. Le règlement prend également en compte le principe de mutabilité puisqu'il envisage la possibilité d'organiser des services de transport complémentaires ainsi que l'adaptation des prestations aux besoins effectifs des usagers.

Le terme de contrat choisi pour qualifier l'accord conclu entre l'État et une entreprise de transport ne convient pas tout à fait. En effet, cette dénomination laisse penser, au premier abord, qu'il s'agit pour la société en question de vendre aux pouvoirs publics une offre globale correspondant aux souhaits émis par l'administration. Les relations entre l'État et l'entreprise changeraient alors de nature pour devenir des simples relations commerciales entre une société et son client. Or si l'on examine de près le contenu du contrat de service public, il apparaît que cette convention n'est en fait qu'un cahier des charges relativement précis qui prévoit la durée de validité du contrat et les sanctions en cas de non-respect de ce même contrat. La convention doit également contenir des dispositions pour la prise en compte des changements imprévisibles qui pourraient survenir pendant la période d'exécution. Par contre, on ne trouve nulle part de référence à un prix que devrait payer l'État en contrepartie des services fournis par l'entreprise de transport. Il est seulement question que les pouvoirs publics compensent, à leur juste valeur, les charges qui résultent des prestations ainsi que des conditions particulières prévues dans le contrat.

Cependant, dans un document récent (99), la Commission exprime son intention de généraliser le système des contrats de service public entre les États et les opérateurs de transport au détriment du mécanisme qui consiste, pour les pouvoirs publics, à imposer, purement et simplement aux compagnies de chemin de fer, des obligations de service public. Ces nouveaux contrats devraient indiquer clairement la consistance du service à fournir par l'entreprise ferroviaire ainsi que l'éventuelle compensation financière à laquelle elle donne droit. Ces conventions seraient conclues pour une durée limitée et la responsabilité financière de la gestion du service transférée à l'opérateur afin que celui-ci soit amené à améliorer son efficacité globale.

Notons que, pour une fois, la France était en avance sur le droit communautaire; en 1982, la LOTI proposait un système original afin de permettre la compensation des obligations de service public. L'article 22 offrait la possibilité aux régions de signer une convention avec la SNCF. Les autorités compétentes mettent au point un plan régional des transports qui définit l'ensemble des liaisons ferroviaires considérées comme indispensables et prévoit, le cas échéant, des services de transport routier de substitution. Cet accord fixe non seulement la consistance des services régionaux de transport mais aussi les conditions particulières dans lesquelles ceux-ci sont exploités et les bases de leur équilibre financier.

3.2 Le service public de transport ferroviaire face aux récents développements de la législation communautaire et de la jurisprudence

3.2.1 La directive n° 91/440 et le service public de transport ferroviaire

À la fin des années 1980, les autorités communautaires ont commencé à se préoccuper réellement de la question des transports en général et de la situation du transport ferroviaire en particulier. Le chemin de fer avait perdu l'essentiel de ses parts de marché, l'état des finances de l'ensemble des entreprises ferroviaires de la Communauté était absolument désastreux. Afin de leur donner une nouvelle chance et de permettre le développement d'un mode de transport qui présente, selon elle, de nombreux avantages, la Commission a décidé de modifier radicalement l'organisation du transport ferroviaire. L'aboutissement de cette démarche réside dans l'adoption de la directive n° 91/440 (100).

L'objectif principal de ce texte est de transformer les entreprises de chemin de fer existantes en sociétés fonctionnant selon le modèle de l'économie de marché et de calquer l'organisation du transport ferroviaire sur celle des autres modes de transport en séparant la gestion de l'infrastructure de la fourniture des services de transport.

3.2.1.1 De la difficulté de gérer un service public selon les principes de la gestion commerciale

Paradoxalement à ce qui est demandé aux sociétés de chemin de fer en termes de rentabilité économique, les usagers et les États attendent d'elles qu'elles maintiennent une offre de service public répondant aux besoins de la population en matière de transport et d'aménagement du territoire. L'État et les entreprises ferroviaires doivent conclure des contrats de gestion pour encadrer leurs relations et définir les conditions du service public.

Cependant, il paraît difficile de gérer un service public selon une logique commerciale, un tel service n'étant pas, par définition, forcément rentable. Ainsi, si on veut continuer à assurer un niveau suffisant de service public, il faut que la collectivité finance des activités qui n'ont pas pour objectif la réalisation d'un profit mesurable en termes financiers comme le voudraient les principes fondamentaux de la gestion commerciale. Il s'agit plutôt d'un bénéfice en termes sociaux que la gestion commerciale n'intègre pas. Le fait que les activités de service public des compagnies ferroviaires soient financées par la collectivité place de facto ces activités en dehors de la logique du marché, puisqu'on n'attend pas que les investissements ainsi réalisés soient rentables sur un plan purement financier.

Aussi, la prescription de l'article 5-1 de la directive n° 91/440 d'après laquelle les activités de service public doivent être gérées selon les principes de la gestion commerciale paraît être en contradiction avec le règlement n° 1191/69. On l'a vu, celui-ci considère en effet les obligations de service public comme des "obligations que, si elle considérait son propre intérêt commercial, l'entreprise de transport n'assumerait pas ou n'assumerait pas dans la même mesure ni dans les mêmes conditions". La Commission a, par la suite, confirmé et précisé sa conception du service public affirmant qu'"il s'agit de services que ne fourniraient pas, ou que ne fourniraient que dans une mesure insuffisante des entreprises de transport ne prenant en compte que leurs propres intérêts commerciaux" (101).

Donc, il s'agit bien là d'activités qui sont considérées comme n'entrant pas dans une logique commerciale pure, telle que pourrait la suivre une entreprise privée n'ayant pour seul but que la recherche du profit. Le règlement reconnaît aux obligations de service public une spécificité qui les place en marge des principes de la gestion commerciale. Or, si ce texte a été modifié en 1991, l'article 2-1, en cause ici, reste inchangé bien que la publication de ce nouveau règlement ait eu lieu un mois avant celle de la directive n° 91/440. Dans son livre blanc de 1996 (102), la Commission affirme que marché et service public ne doivent pas être deux réalités antagonistes mais bien plutôt complémentaires.

3.2.1.2 De la difficulté d'adapter l'organisation du transport ferroviaire à l'exemple de celui des autres modes

Les routes et autoroutes sont les infrastructures les plus développées et de ce fait ont une capacité considérable. Il n'en va pas de même pour le transport ferroviaire, le chemin de fer est une infrastructure très limitée dans l'espace. Il ne peut fonctionner correctement et offrir des conditions de sécurité satisfaisantes que si le trafic est étroitement contrôlé. Il en résulte qu'un seul train peut circuler sur une ligne donnée dans un laps de temps donné -celui-ci étant largement supérieur au temps nécessaire au simple passage du train pour des raisons de sécurité qui paraissent évidentes.

De plus, des prestations très rentables empruntent parfois la même infrastructure que les services fournis dans l'intérêt général du public mais économiquement non viables (par exemple à l'approche des grandes villes). Il est alors naturel de se demander quels seront les choix de l'autorité chargée de l'infrastructure, en particulier lors de la procédure de répartition des sillons. Il y a des risques que, fonctionnant selon les principes de la gestion commerciale, elle décide de privilégier le passage d'un train à grande vitesse acquittant une taxe élevée plutôt que celui d'un train de banlieue.

Certes, la directive 95/19 du Conseil du 19 juin 1995 concernant la répartition des capacités d'infrastructure ferroviaire et la perception de redevances d'utilisation de l'infrastructure (103) stipule, dans son article 4-1, que "les États peuvent prendre les mesures nécessaires pour assurer que lors de la répartition des capacités d'infrastructure ferroviaire la priorité soit donnée aux services ferroviaires (...) fournis dans l'intérêt du public tels qu'ils sont définis dans le règlement (CEE) n° 1191/69". Cette disposition donne aux pouvoirs publics la possibilité d'imposer des obligations de service public non plus seulement à une entreprise ferroviaire mais directement à l'autorité indépendante chargée de la gestion de l'infrastructure.

La mission de service public, dévolue, dans la plupart des États membres, au chemin de fer semble grandement compromise par les derniers développements du droit communautaire. Dans le but d'en protéger l'essentiel, il est nécessaire de trouver des solutions qui soient acceptées par la Commission.

3.2.2 Le service public de transport ferroviaire et la notion de service universel

La notion de service universel est apparue au début des années 1990 dans les réflexions menées au niveau communautaire à propos des télécommunications ainsi que des services postaux.

3.2.2.1 La nature du concept de service universel

Si l'on rassemble le peu d'éléments dont on dispose sur le concept de service universel, il semble que le premier principe d'organisation soit que chaque usager potentiel puisse accéder à un ensemble minimal de prestations avec une qualité donnée. Tous les utilisateurs doivent se voir offrir ces services quelque soit leur localisation géographique. Le service universel suppose une continuité temporelle mais surtout spatiale. La notion de service universel concerne également les prix auxquels les prestations sont fournies aux usagers, les tarifs d'accès doivent rester "abordables" pour tous.

Il existe une différence fondamentale entre les notions de service public (tel qu'on le conçoit en France, par exemple) et celle de service universel (104). Ce dernier est un concept essentiellement économique, le respect des exigences définies plus haut est sanctionné par les usagers, il n'est donc pas nécessaire de prévoir des sanctions de nature juridique, comme c'est le cas dans tout contrat de concession de service public classique. Ce concept fait l'impasse sur la dimension sociale prise en compte par la notion de service public. Le service universel ne considère l'intérêt général que dans la mesure où il peut être satisfait par le fonctionnement du marché. Le service public est, quant à lui, également un instrument de justice sociale, de redistribution, il permet de maintenir la cohésion de la société sur l'ensemble du territoire. Pour le Conseil d'État, la promotion de la notion de service universel renvoit à une conception du "service public circonscrit", le service universel constituant alors en un "encadrement rapproché d'une fraction du marché" (105).

Il convient donc de définir une notion différente pour le service public de transport ferroviaire car il est également souhaitable que les autorités publiques d'un État puissent décider la poursuite de l'exploitation d'une ligne de chemin de fer même si celle-ci n'est pas rentable, s'ils jugent cependant qu'elle présente un avantage pour le pays en termes socio-économiques.

Il est vrai que la notion de service universel a surtout une dimension économique mais il faut quand même reconnaître que c'est le premier texte communautaire qui envisage la mission sociale des services publics ainsi que leur faculté à faire face aux défaillances du marché. À ce propos, le Conseil d'État (106) fait remarquer que, lorsqu'elle est apparue au niveau communautaire, les défenseurs du service public ont pu voir dans cette notion une prise de conscience, de la part des autorités communautaires, quant aux besoins relevant de l'intérêt général mais ne pouvant être satisfaits par le fonctionnement normal du marché. Dans le domaine des télécommunications, les services de base qui doivent être fournis aux usagers mais qui ne sont pas économiquement rentables peuvent être financés de deux façons différentes par les opérateurs présents sur le réseau.

3.2.2.2 Cette notion est-elle transposable au transport ferroviaire?

Bien qu'en matière de service public de transport ferroviaire, ce ne soit pas cette solution qui ait été retenue par le droit communautaire. Il nous paraissait intéressant de voir si ce concept pouvait s'appliquer au rail. Mais il semble qu'il soit difficile de faire coïncider la notion de service universel avec la notion commune du service public de transport ferroviaire, même pour le transport de voyageurs. Il y a bien longtemps que le rail a renoncé à couvrir l'ensemble d'une zone géographique donnée. Un maillage aussi serré du territoire n'est, de toutes les façons, absolument pas réaliste, le chemin de fer est un moyen de transport qui nécessite l'installation d'une infrastructure bien trop lourde pour pouvoir prétendre offrir des liaisons de porte à porte. Les trajets finals doivent être effectués par l'intermédiaire d'un autre mode. Quoiqu'en pense M. Van Miert (107), la définition du service universel devra être adaptée au cas particulier du transport ferroviaire car il sera malaisé de la transposer en l'état.

De plus, pour les entreprises de chemin de fer, il serait totalement illogique, en termes budgétaires, de maintenir ouvertes des lignes fortement déficitaires afin de continuer à assurer la couverture géographique maximale d'une région particulière alors même que des prestations au moins équivalentes sur les liaisons en question peuvent être fournies à moindre frais par des moyens de transport différents (comme par exemple des autobus). On le voit, dans ce cas, appliquer à la lettre le concept de service universel au transport ferroviaire risquerait de produire des effets contraires à ce que la Commission et les États membres souhaitent pour les compagnies de chemin de fer, à savoir, le rétablissement de leur équilibre financier. La Commission semble néanmoins l'avoir compris car, dans ses propositions les plus récentes (108), les transports sont envisagés comme un système global dont la cohérence et la complémentarité doit être développée.

Dans la mesure où la notion de service universel ne semble pas présenter les garanties suffisantes pour que les chemins de fer soient en mesure de continuer d'offrir des prestations de nature à satisfaire pleinement l'intérêt général, il paraît nécessaire de mettre au point une définition du service public de transport ferroviaire qui puisse remplir ces objectifs.

3.2.2.3 La nécessaire définition du service public de transport ferroviaire

Face aux risques de la généralisation de la contractualisation des services publics de transport ferroviaires ainsi qu'à l'inadaption des solutions retenues pour des domaines voisins, il devient urgent de proposer, et surtout d'adopter, une définition communautaire du service public de transport ferroviaire. Car, si on ne peut transposer au chemin de fer la notion de service universel, avec tous les défauts qu'elle nous paraît comporter, le rail ne sera plus protégé d'aucune manière face au fonctionnement du marché tel que voudrait le mettre en place la Commission. Le service universel constitue au moins un minimum. La déclaration du Conseil en matière de télécommunications a, de plus, entrouvert une fissure dans le dogme du tout marché prôné par la Commission.

En effet, le texte reconnaît "qu'il doit être possible d'assurer une fourniture spéciale et spécifique du service universel pour des raisons sociales" et "que, en raison d'obligations de service universel, le service de base de téléphonie vocale ne peut être fourni qu'à perte ou à des conditions de coût s'écartant des normes commerciales habituelles". Le Conseil admet ici que le fonctionnement du marché comporte des failles qu'il est nécessaire de combler par la mise en place de mécanismes extérieurs.

Même s'il ne s'agit que d'une résolution, cette prise de conscience pourrait se révéler importante au moins pour les services de base du téléphone, si elle trouve une confirmation dans les réflexions menées actuellement par la Commission (109). On l'a évoqué plus haut, l'autorité communautaire ne semble pas vouloir reconnaître que le rail puisse fournir des prestations non rentables offertes aux usagers pour des raisons sociales puisque la directive 91/440 affirme que les entreprises ferroviaires doivent gérer leurs activités de service public selon les principes de la gestion commerciale (article 5-1).

Aussi, puisque le concept de service universel n'est pas applicable au service public de transport ferroviaire, est-il urgent de faire accepter, au niveau communautaire, une notion qui puisse bénéficier au moins de la reconnaissance de sa spécificité comme c'est le cas pour les services de télécommunications et les services postaux.

Cette exigence nous semble être une condition sine qua non au maintien de prestations répondant aux besoins d'intérêt général même si , selon certains auteurs, "l'attitude consistant à défendre le "tout service public" peut en tout état de cause paraître contre-productive (sic) face à une Europe dont ce n'est pas le modèle principal" (110). Nous avons tendance à considérer la question d'un autre point de vue et il nous paraît urgent de modifier "le modèle principal" (c'est à dire la recherche d'une plus grande efficacité de l'économie) sur lequel l'Union s'est bâtie, afin d'y intégrer une nouvelle dimension qui prenne en compte les problèmes socio-économiques; à moins que cela ne s'avère ... "contre-productif".

3.3.1 La jurisprudence récente

Les arrêts Corbeau (111) et Commune d'Almelo (112) ont assoupli les règles de concurrence qui étaient jusqu'alors appliquées aux entreprises chargées de la gestion d'un service d'intérêt économique général. Dans l'arrêt Corbeau, la Cour a admit qu'une société conserve son monopole sur un service donné si les bénéfices ainsi dégagés servent à financer le maintien d'une prestation économiquement non rentable.

La question qui se pose donc aujourd'hui est celle de savoir si les entreprises publiques de chemin de fer ou, au moins les compagnies anciennement titulaires du monopole du transport ferroviaire dans chacun des États membres, auront la possibilité de se prévaloir des solutions dégagées par la Cour afin d'être en mesure, à la fois de continuer d'offrir aux usagers un service public de qualité et de protéger leurs activités rentables de l'écrémage qui est à attendre de l'ouverture totale du marché.

Une entreprise de chemin de fer pourrait-elle conserver le droit exclusif d'exploiter un sillon lucratif pour contrebalancer les pertes que lui occasionnent le maintien d'une liaison de service public non rentable? Les sociétés de chemin de fer auraient là un moyen d'éviter que les sillons les plus rentables ne soient automatiquement accaparés par les nouveaux entrants sur le marché. L'arrêt Corbeau a admis ce genre de subventions croisées mais les principes dégagés restent très flous et il n'existe aucune règle générale. Si la question venait à se poser, il semble qu'elle se réglerait au cas par cas à l'occasion de la saisine du juge par d'éventuels plaignants.

Il faut également se souvenir que la Cour de Justice des Communautés a estimé que l'opérateur principal ne pouvait revendiquer aucun droit exclusif sur des services détachables du service de base. Il est difficile de transposer ces notions de service de base et de service détachable au transport ferroviaire. Doit-on considérer comme des prestations de base celles qui consistent à desservir l'ensemble des lignes existantes selon une périodicité donnée avec des trains classiques, alors que "les services spécifiques, dissociables de l'intérêt général" (113) seraient, par exemple, les services de trains à grande vitesse ou les liaisons effectuées sur les grandes lignes? Or, dans le cas du transport ferroviaire, se sont justement les prestations économiquement viables qui peuvent servir à financer, en partie, le service d'intérêt général. De plus, une telle conception reviendrait à considérer, par exemple, que relève du service public un trajet Paris-Lyon effectué en 5 heures alors que la liaison à grande vitesse (deux heures) est un service spécifique dissociable du service d'intérêt général. Cela revient à renoncer à faire bénéficier l'ensemble des citoyens du progrès technique alors que même les autorités communautaires reconnaissent le caractère évolutif du service universel.

En matière de transport ferroviaire, les principes posés par la jurisprudence récente paraissent donc, encore plus que pour les autres domaines, insuffisants pour que les entreprises de chemin de fer et les États membres puissent décider d'une ligne de conduite. De plus amples précisions paraissent donc indispensables, la Commission devrait peut-être approfondir la question et définir clairement des règles en la matière plutôt que de poursuivre un processus dont la mise en oeuvre a à peine commencé et qui pose déjà d'importants problèmes à l'ensemble des acteurs concernés.

De même, l'ensemble des solutions proposées aujourd'hui par le droit communautaire étant inopérantes et insuffisantes pour garantir un service public de transport ferroviaire, il paraît urgent que les acteurs de ce secteur (États, entreprises ferroviaires et autorités communautaires) essaient de s'entendre pour parvenir à un définition commune de ce que devrait être le service public de transport ferroviaire afin de protéger ce concept.



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