par Monsieur le Professeur OLIVIER AUDÉOUD
1. Après la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et la nuit du 4 août 1789 au cours de laquelle fut votée la suppression des privilèges, le décret dit "Le Chapellier" (1) achevait le bouleversement de l'ancien ordre social : l'individu est reconnu avec ses droits propres et l'État est garant de l'intérêt commun. La modernité politique, avec la consécration de l'individu en tant que participant à la souveraineté et sujet du droit, et la modernité économique, avec la société de marché, émergent enfin dans leurs principes en France.
La spécificité des conditions de développement de l'État français a trouvé ainsi l'un de ses fondements. L'État devient l'agent principal d'unification d'une société d'individus et va être érigé en instance de régulation et de production.
1.1 La comparaison avec la Grande Bretagne, permet d'identifier deux différences majeures qui caractérisent l'État français par rapport à l'État britannique :
1.1.1 La première différence est d'ordre politique, et concerne les conditions de sortie de la féodalité dans chacun des deux pays.
En Angleterre, la sortie de la féodalité a consisté en un lent mouvement de démocratisation des structures politiques locales initié dès 1215 par la mise en place de formes de gouvernement représentatif, tendant à limiter l'absolutisme royal. Progressivement un État de droit a pu émerger, ce qui a permis d'établir assez tôt un certain équilibre entre l'État central et les divers pouvoirs locaux. Parallèlement s'opérait dans la société civile une révolution individualiste qui établit une véritable autonomie de l'économie et du social.
La situation fut toute autre en France. Si les structures féodales furent politiquement brisées par un pouvoir royal qui devint rapidement absolutiste, la sortie du féodalisme ne fut synonyme ni de démocratie ni de libéralisme ; les structures sociales, restèrent celles de l'ancienne société d'ordres et de corps. En réaction à la monarchie de droit divin, l'objectif des acteurs de 1789 était double : d'une part, démocratiser politiquement le système politique d'essence absolutiste ; d'autre part, libéraliser sociologiquement la structure sociale d'essence féodale.
Cette conjugaison d'objectifs a contribué à reconnaître à l'État un rôle général à un moment où la société s'est trouvée brutalement désorganisée. L'Empire, la restauration et la République confortèrent et élargirent le rôle de l'État qui dût assumer aux citoyens des services dans tous les domaines de la société.
1.1.2. La seconde différence est d'ordre historique et sociologique.
Les pouvoirs seigneuriaux sont restés longtemps vivaces en Angleterre, surtout dans les campagnes, établissant des contre pouvoirs et complétant le processus d'individualisation au détriment du pouvoir d'État. La révolution française, à l'inverse, a réalisé une confusion fondamentale entre la critique des anciens privilèges et le rejet de tout corps intermédiaire. Là où les Anglais du XVIII°siècle voyaient des formes associées inscrites dans une vision pluraliste de la structure sociale, les révolutionnaires français ne discernaient que des survivances féodales. Ainsi l'histoire de l'Angleterre a conduit les Anglais a adopter une vision principalement juridique et instrumentale de l'État. En France, au contraire, l'État a été appréhendé de manière plus philosophique et plus politique.
La principale caractéristique de l'État français après 1789, est, en ce sens, ni économique (dans le degré d'intervention) ni même seulement politique (dans la forme de souveraineté). Elle réside d'abord dans la tâche inédite d'ordre social et culturel qui lui est assignée pour produire la Nation. De plus, est fondé le cadre territorial du système administratif, le département et la collectivité nationale. Le centralisme, spécifiquement français était une nécessité, l'administration centrale devant servir de base à l'émergence d'une Nation, là où il n'y avait que des sujets dissociés.
2. Le rôle de l'État en France va être conçu de façon à appréhender tout ce qui est nécessaire tant pour la Nation que pour ses citoyens et s'établir progressivement jusqu'à la troisième République. Ce rôle sera accru aussi par à coups avec le Front populaire et à la Libération. Il sera élargi tant par la réglementation que par son intervention en tant qu'acteur économique direct (établissements publics, entreprises publiques) ou indirect (concessions, contrôles de monopoles). Les juristes valident la démarche politique (école du service public, préambule de la Constitution de 1946) et consacrent une notion qui fait partie intégrante de la société française.
2.1 L'État, centralisé et souverain, a deux devoirs ou deux obligations de services à assurer pour les citoyens, celui de garantir la sécurité (pour protéger l'État et ses citoyens) et celui d'assumer les exigences de la solidarité et de l'intérêt général. L'État, garant de la souveraineté, devient aussi garant de la société en édictant le principe d'égalité et en assumant la satisfaction de besoins collectifs considérés comme indispensable à la société française.
L'exemple du monopole des télécommunications est, à ce titre, particulièrement significatif. Longtemps resté monopole d'usage du gouvernement, ce choix était justifié, en 1837, par l'absence de garanties suffisantes à empêcher qu'un monopole privé se crée (2). Dans le même esprit, le monopole public de l'enseignement, en plus d'être un moyen de garantir l'égalité d'accès à l'école, apparaît comme la condition d'une uniformisation des plans d'éducation, seule susceptible de forger un sentiment national.
L'extension du champ d'action de l'État a un caractère politique et tend à devenir général. Il en est ainsi du rôle de l'État dans le domaine culturel. La notion même de ministère de la culture est inconcevable en Grande Bretagne ou aux États-Unis.
Le rôle de l'État apparaît également au plan local. Le "socialisme municipal" qui n'est que la dimension locale du service public et la satisfaction de besoins de proximité (collecte des ordures, pompes funèbres, transports).
L'éducation, la culture, les transports, le développement économique, sont apparus progressivement dans la raison d'être de l'État. C'est cette dimension toute particulière de la mission de l'État en France, être à la fois l'unificateur d'une nation, l'instituteur du social et la providence économique, qui marque la divergence la plus marquante avec les pays anglo-saxons ou germaniques.
Contrairement à ces derniers, l'État en France est un acteur du social et non un simple arbitre ; l'idée qu'il puisse y avoir une société civile autonome et autosuffisante lui était étrangère.
La spécificité française tient aussi pour une bonne part à une variable sociologique. La haute fonction publique est, en France, investie d'une mission de guide et de pédagogie face à une société jugée, notamment en 1945, archaïque. Ce trait est très particulier à la France et n'existe pas dans les pays anglo-saxons. L'administration a eu tendance, d'une part à se développer de manière autonome par rapport au pouvoir politique exécutif, et d'autre part, à s'identifier de plus en plus à la notion d' "intérêt général", dont elle serait la garante, contre ou face à un pouvoir politique (Parlement et Gouvernement)
Cette dissociation pour paraître théorique est pourtant essentielle, car c'est elle qui explique pourquoi l'administration apparaît, en tant que corps, la garante de la continuité des services publics alors que les gouvernements se succèdent. Ce décalage et l'importance du pouvoir de l'administration, a priori pourtant illégitime, par rapport au pouvoir politique démocratiquement élu, contribua au développement de l'action de l'État. Tout convergeait pour que l'État investisse tous les champs que chacun pouvait qualifier comme étant d'intérêt général. L'administration justifiait son rôle et le pouvoir politique devançait la demande sociale ; le droit accompagnait le mouvement.
2.2. L'État cadre et acteur de l'économie, garant des services publics.
Progressivement, dès la fin du XIXème siècle, l'État est intervenu dans la vie économique. Plusieurs raisons successives l'ont amené à accroître son champ d'action : Tout d'abord l'absence ou la carence du secteur privé ; le célèbre arrêt du Conseil d'État qui confirme la spécificité du service public est relatif au bac d'Eloka, bac nécessaire pour traverser un bras d'eau dans une colonie française en Afrique ! Ensuite il y eut la première guerre mondiale avec une économie de guerre, la crise économique de 1929. Enfin il faut ajouter les besoins d'équipement que seul l'État pouvait organiser sur un plan national (chemins de fer), ou satisfaire et financer (distribution de l'eau, assainissement)
Outre le caractère nécessaire, technique ou pratique de l'intervention de l'État, une approche idéologique, fondée sur une mission générale de l'État, a émergé avec les élections de 1936 et la constitution de 1946.
Les nationalisations de 1945, motivées par une exigence de rationalisation et la volonté d'écarter certaines élites industrielles jugées défaillantes, emportèrent un large consensus, en ce qu'elles symbolisaient la réappropriation par le pays, d'éléments de souveraineté, confisqués jusque-là, par des oligarchies incapables. Ce sentiment renvoit, en fait, à l'idée générale de souveraineté de la nation, développée en 1789. Il est le lien entre toutes les nationalisations qui s'effectuèrent à l'époque et qui pourraient apparaître de prime abord, disparates puisque répondant, selon les cas, à une double volonté de sanction (Renault, charbonnage du nord, Gnome et Rhône qui devinrent la SNECMA), et d'instrumentalisation au service du développement économique (banque de France et les quatre grandes banques de dépôt de l'époque: le Crédit Lyonnais, la Société Générale, la BNCI, et le Comptoir National d'Escompte), ou stratégique, destinées à moderniser et à contrôler des secteurs jugés vitaux pour la production et l'équipement du pays (les compagnies de gaz et d'électricité, les mines).
Ces nationalisations emportèrent la véritable étatisation de pans entiers de l'économie. L'essor de ce nouvel "État-Patron" recueillit un consensus général autour de lui. Pour l'essentiel, la taille du secteur public ne variera plus jusqu'en 1982 où il sera étendu avant que le processus ne s'inverse dès 1986.
A partir de 1945 et pendant plus de 30 ans, les politiques conjoncturelles s'appuyèrent sur le maniement des investissements du secteur public. Dans la même période la planification d'État était à l'ordre du jour et la centralisation française a favorisé cette globalisation de l'action de l'État.
Le service public a été théorisé par la jurisprudence du Conseil d'État et est devenu pour beaucoup une référence de l'action de l'État quels que soient ses formes et ses buts. Or toutes les actions de l'État ne sont pas fondamentales et réductibles au titre de service public. On a également confondu les entreprises publiques avec le service public, dénaturant la notion de service public et la banalisant au regard des activités économiques générales.
Avec la révolution keynésienne, l'économie a cessé d'être "un donné" pour être appréhendé comme "un construit". Et c'est bien plutôt la redéfinition de l'économie qui conduit l'État à s'adapter, car désormais croissance, emploi, pouvoir d'achat deviennent des objectifs à atteindre.
Plusieurs évolutions convergent pour conduire à la fois à une réflexion sur le rôle de l'État dans une démocratie moderne, et à une définition nouvelle et plus précise du service public : au plan théorique l'influence des théories libérales tend à réduire l'État à un cadre minimum ; au plan financier l'épuisement des ressources publiques implique des choix d'action puisque l'État ne peut plus financer certaines activités ; au plan territorial, émergent des collectivités infraétatiques ; au plan économique l'intervention de nouveaux acteurs, privés, qui revendiquent un droit d'accès au nom des règles générales de la concurrence. La France comme tous les États est confrontée à une mutation. Cependant, faute d'avoir été réfléchie, préparée et accompagnée, la mutation est synonyme de rupture, et paraît imposée par des données extérieures (mondialisation, dérégulation aux États Unis)
L'impact du droit communautaire n'est certes pas à négliger, mais en réalité il n'est pas en soi une donnée nouvelle, et il oblige à identifier sérieusement la notion de service public "nécessaire" ou exigence impérative pour l'intérêt général.
II - La notion de service public existe dans les grands pays industrialisés, mais les modalités sont variables.
3.1. Si la France est le pays qui a particulièrement valorisé la notion de service public, la plupart des pays occidentaux connaissent cette notion, bien qu'elle ne recouvre pas toujours les mêmes réalités.
Ainsi, l'Espagne, l'Italie, le Portugal, la Belgique, le Luxembourg et la Grèce possèdent un label de Service Public par le droit constitutionnel, le droit positif, la jurisprudence ou la doctrine.
Les autres pays n'ont pas de service public traduit dans un cadre juridique très net. La Grande-Bretagne ne connaît pas de définition générale du service public, bien que ce pays ait une tradition interventionniste importante, particulièrement au niveau local.
L'Allemagne ne connaît pas dans son droit positif de notion de service public. Cependant, ce pays se caractérise par une tradition administrative forte notamment au niveau local. Mais quoi qu'il en soit, tous ces pays reconnaissent des besoins collectifs dont l'administration au quotidien est confiée à des "services publics".
Une définition précise des services publics est extrêmement difficile à fournir compte tenu des débats sans fin que cette notion a fait naître en doctrine. De manière simpliste les services publics, ou services d'utilité publique, correspondent aux missions d'intérêt général dont la puissance publique a décidé d'assurer la maîtrise publique, en réponse à des exigences de la société.
La notion de secteur public économique ne recouvre pas celle de service public mais peut éclairer notre propos car, là encore, son développement varie d'un pays à l'autre, sans que des similitudes se retrouvent entre les pays. Le secteur public a été particulièrement développé en Grande-Bretagne, France et Italie, mais il est loin d'être négligeable aux États-Unis et en Allemagne. Le secteur public a toujours un lien avec la notion de service public lorsque l'on prend en compte les fonctions socio-économiques que les gouvernants font jouer à ce secteur.
La production publique est d'abord, une, parmi plusieurs autres solutions pour tenter de pallier l'incapacité des mécanismes du marché à répartir les ressources d'une façon optimale. Cependant, et bien que tous les États européens appartiennent, sans exception, à la catégorie des économies mixtes donnant priorité aux solutions du marché, il y a des différences appréciables dans les nuances données à ce caractère mixte. Trois justifications au caractère public sont généralement avancées:
- l'existence de monopoles naturels, qui appellent de très importantes économies d'échelle ,
- le rôle stratégique de certaines industries intermédiaires,
- le moyen que constitue la production publique pour la mise en oeuvre d'une politique industrielle.
L'État a la responsabilité et est en général propriétaire de la production des services de l'eau et de l'énergie, des chemins de fer, des postes ainsi que des télécommunications. L'exception notable est celle des États-Unis où la production de nombre de ces biens d'utilité générale est assuré par le secteur privé, bien quelle soit réglementée et contrôlée par l'État.
3.2 L'examen succinct de cinq pays, la Grande-Bretagne, la Belgique, l'Allemagne, l'Italie et les États-Unis, permettra de souligner les points communs et l'évolution convergente
3.2.1. La Grande-Bretagne
Le cas anglais est particulièrement intéressant et important, car, bien que pays anglo-saxon, traditionnellement méfiant vis à vis de toute intervention étatique dans l'économie, la Grande-Bretagne est aussi le pays de la révolution keynésienne, à la forte tradition travailliste. La nationalisation des grands services publics fut réalisée dans les années 1930 à 1950. C'est de cette époque que date aussi la philosophie morrissienne, qui pose le principe de séparation de l'État et des entreprises publiques, et qui reste toujours le fondement du fonctionnement de l'appareil administratif britannique.
De fait, si l'État britannique est politiquement un État unitaire, ce principe ne s'est pas opposé à ce qu'une multitude de fonctions et de pouvoirs soit déléguée à des autorités administratives déconcentrées, à des entreprises publiques industrielles et commerciales, et à des autorités politiques locales. C'est tout cet ensemble que l'on appelle en Grande Bretagne, le secteur public. Or le secteur public déconcentré forme un réseau complexe difficile à démêler. Deux grands groupes se dégagent cependant :
- les établissements publics non ministériels, en général régionalisés et spécialisés comme le service national de la santé et, avant leur privatisation, les services de distribution d'eau, ainsi que les multiples agences publiques qu'il est convenu d'appeler "QUANGOS" (quasi-autonomous non-governmental organisations), créations gouvernementales mais au fonctionnement autonome.
- les entreprises publiques du secteur nationalisé industriel et commercial (principales victimes des privatisations d'après 1979). Deux grands types d'entreprises nationalisées existent: la "public corporation" au régime juridique propre, et la "limited compagny" au statut de droit privé mais dont l'État est l'actionnaire majoritaire.
Jusqu'en 1979, l'organisation juridique des entreprises publiques nationalisées avait, ainsi, connu une grande stabilité, liée aux considérations politiques et économiques, et par la complexité de la gestion des ensembles économico-industriels extrêmement vastes et dispersés (500 firmes ou unités de production dans l'électricité, 800 dans le charbon, 1000 dans le gaz).
Dans ce contexte, les réformes thatchériennes sont apparues comme une véritable rupture historique, sa politique de dénationalisations conduisant à une réduction tant de la taille que du nombre des entreprises nationalisées; expérience, en tout état de cause, sans équivalent au monde.
L'objectif poursuivi était, de fait, très vaste puisqu'il consistait en un retrait et à la redéfinition générale du rôle de l'État. L'ampleur du projet permet de mieux comprendre pourquoi les grands services publics, comme les industries dites "stratégiques", furent également touchés par le mouvement de privatisation.
A titre d'illustration, l'industrie de l'eau était, avant la réforme de 1973, partagée enter le secteur privé et les municipalités. Le "Water Act" de 1973 créa 11 autorités des eaux régionales , à mi-chemin entre les entreprises nationalisées et les services industriels municipaux. En 1983, cependant, le gouvernement Thatcher, cédant à son attitude de méfiance à l'égard des collectivités locales, fit voter un nouveau "Water Act" qui accentua incontestablement la centralisation du contrôle en invitant ces nouvelles "autorités" à adopter des méthodes plus "managériales". En 1987, ces autorités furent privatisées.
Dans un autre domaine, le service national de la santé (NHS), le plus gros employeur du pays avec près d'un million de salariés, est le symbole, outre-atlantique, du "Welfare State". Le poids politique et symbolique de cette institution explique, pour l'essentiel, que Mme Thatcher ne s'y attaqua pas de front. Seule une réforme administrative et structurelle, en 1982, institua 3 niveaux de décisions : le ministère, 14 autorités de santé régionales et 192 autorités de district, afin de "déconcentrer au maximum".
En 1989, Kenneth Clarke fut nommé afin de mener à bien une réforme d'ensemble du service. Mais celle-ci n'aboutit pas avant le départ de Mme Thacher du 10 Downing Street. Le NHS reste donc encore aujourd'hui, un exemple typique d'administration régionalisée.
Enfin, autre mode de gestion des services publics, les "quangos" sont des organismes à gestion privée, libres de choisir leurs dirigeants mais dont le budget est entièrement ou largement dépendant des subventions publiques. C'est ainsi le cas des universités qui ne sont pas des organismes d'État et dont le personnel n'est pas fonctionnaire, mais dont 85% des ressources proviennent du budget de l'État. Ces quangos, extrêmement nombreux et dispersés, à la frontière du public et du privé, ont d'abord fait l'objet d'une politique de suppression importante au début des années 1980. Mais leur utilité politique, la souplesse de leur gestion et souvent leur haute spécialisation firent que ces organismes réapparurent très rapidement, et restent un mode de gestion essentiel des services publics et plus généralement de l'action gouvernementale.
En Grande Bretagne ce sont les entreprises nationalisées qui furent principalement touchées par les privatisations. L'exemple le plus connu de "limited compagny" privatisée étant British Petroleum, partiellement cédé au secteur privé en 1980 et 1983, puis entièrement privatisé en 1987.
La public corporation repose, elle, sur la combinaison, au sein même de l'institution, du contrôle public et de l'autonomie de gestion. Elle est, en fait, l'héritière directe de la théorie morrissienne. Cinq ministères se partagent la tutelle des principales industries nationalisées: Commerce et Industrie, Énergie, Environnement, Transports et le Scottish Office.
C'est après les élections de 1983 que furent engagées les nationalisations des monopoles, British Telecom et British Gas, et des entreprises qui bénéficiaient d'une réglementation très favorable en raison de leur mission de service public, telle British Airways.
Premier pays européen à privatiser de tels services, les résultats de ces opérations sont riches d'enseignements. Or, ces privatisations ont surtout manifesté la contradiction du gouvernement "tiraillé" entre la volonté de libéralisation et celle de réussir le programme de privatisation. Qu'il s'agisse des télécommunications, de l'électricité, de l'eau ou du gaz, les monopoles ou quasi monopoles d'État ont été simplement transformés en monopoles ou quasi-monopoles privés, opérations, certes très attirantes pour les investisseurs, mais peu cohérentes au regard d'une politique gouvernementale proclamant les vertus de la concurrence.
De fait l'État a continué une politique interventionniste dans l'économie, traçant le cadre des opérations des entreprises privées. Le contrôle s'avère même aujourd'hui plus étroit, qu'il s'agisse des deniers publics encore investis, ou encore de la "City", partenaire intéressé des privatisations, aujourd'hui étroitement surveillée.
Désormais ce sont des "offices" qui sont chargés de réglementer les monopoles privés (l'OFTEL pour British Telecom, l'OFFER pour les 12 compagnies régionales de distribution d'électricité, l'OFGAS pour British Gas, l'OFWAS pour les 10 compagnies régionales de distribution d'eau).
La privatisation des grands services publics s'est ainsi traduite par un renforcement de l'encadrement réglementaire. Ce dernier devenant, aujourd'hui, de plus en plus contraignant, ce qui ne manque pas de multiplier les conflits avec les investisseurs privés.
3.2.2. La Belgique
Le cas de la Belgique est intéressant à deux titres. D'une part, ce pays à la tradition juridique très proche de celle de la France est l'un des rares pays où la notion de service public a de notables conséquences et effets juridiques. D'autre part, et cette fois-ci contrairement à la France, le secteur public belge, bien que non négligeable, est extrêmement "discret" n'ayant pas été l'enjeu de réels débats politiques.
De fait, le secteur public belge n'a pas connu depuis la dernière Guerre Mondiale d'évolution notable, même si en 1985 des mesures furent effectivement prises en vu de la privatisation de la régie des transports maritimes, et de certaines lignes aériennes.
S'inspirant largement des catégories du droit français, la jurisprudence belge a dégagé des critères (faisceau d'indices) permettant de qualifier une organisation de "service public organique" : mode de création du service, organisation interne, composition, mode de financement, contrôles auxquels il est soumis, régime du personnel. Cet examen d'ensemble va permettre de déterminer s'il s'agit ou non d'un service créée par les gouvernants pour pourvoir à un objectif d'intérêt public, et placé sous leur haute direction. Or cette qualification, établie, engendre de nombreuses conséquences en droit. La notion d'entreprise publique en droit belge se confondant pratiquement avec celle de service public ; aucun régime particulier ne caractérise nettement les services publics industriels et commerciaux.
Les entreprises publiques n'occupent en Belgique qu'une part assez restreinte du champ de l'activité économique. Leur activité est concentrée dans quelques secteurs tels que les transports, la communication, l'épargne et le crédit, distribution d'eau et d'énergie. Le secteur de la production industrielle reste très largement dominé par le capital privé.
3.2.3. L'Allemagne
L'Allemagne ne connaît pas de notion de service public. Cependant, l'État attaché à "l'économie sociale de marché", contrôle d'importants segments du secteur économique et reste un employeur important dans le secteur industriel et commercial.
Donner une définition précise de l'entreprise publique en Allemagne soulève des difficultés considérables. Cependant, l'article 65 al.1 du code du budget de l'État précise les cas où la fédération peut participer à la création d'une entreprise ou à une entreprise existante :
- en cas "d'intérêt important de la fédération", si le but recherché ne peut être atteint d'une manière meilleure et plus économique par d'autres moyens.
-si les obligations de paiement de la fédération restent limitées à certains montants, la fédération devant obtenir une influence appropriée en particulier dans le conseil de surveillance.
- enfin, s'il est garanti que, sauf dispositions législatives contraires, le bilan est établi et contrôlé conformément aux dispositions du droit des sociétés par actions.
Cet article s'applique à toutes les participations directes de la fédération, sans minimum exigé, aux participations indirectes supérieures à 25% du capital, ainsi qu'aux entreprises de droit public de niveau fédéral et aux entreprises dans lesquelles ces dernières détiennent une participation directe ou non majoritaire. C'est donc, ici une définition large du secteur public qui est retenue. Cependant, c'est une définition plus restrictive qui s'applique pour le contrôle des entreprises à participations fédérales...
Par ailleurs il faut garder à l'esprit que la notion d'État de droit est une réalité essentielle en Allemagne. Le respect du droit, voire le juridisme, est d'autant plus développé dans l'administration et le gouvernement que la plupart des hauts fonctionnaires ont reçu une formation juridique très poussée. Le pragmatisme allemand permet un choix de cadre juridique. Les entreprises ayant opté pour le statut de droit privé sont entièrement soumises à la législation sur les sociétés commerciales. En conséquence, la fédération ne dispose dans la plupart des cas que d'une minorité de blocage dans les conseils de surveillance, même lorsqu'elle détient la majorité du capital.
D'une façon plus générale, la législation ne prévoit aucune exception au droit commun en faveur de l'État. Ainsi, le secteur public fédéral est essentiellement industriel et commercial.
C'est en fait, au niveau des Länders ou même au niveau local que les services publics sont gérés. En effet, si la loi du 21 juillet 1951 organisa le transfert à la fédération, en règle générale, des droits d'administration et des bénéfices des anciennes entreprises du Reich et de la Prusse, la fédération obtenait la majorité du capital, les Länders, le reste. Et, à l'image des chemins de fer fédéraux et de la poste, la loi posa le principe de la propriété fédérale en prévoyant le transfert de certains droits de propriété au profit des Länders.
De plus, l'important mouvement de socialisme municipal que connut la République de Weimar amena la création de nombreux services municipaux d'approvisionnement en électricité, eau, gaz, ainsi que des services de transports publics et des caisses d'épargne municipales. Aujourd'hui encore, ce sont ces entreprises des collectivités locales qui gèrent les services publics, d'autant plus facilement que les Länders disposent d'une large autonomie et d'importantes compétences, y compris économiques et budgétaires, en la matière.
3.2.4. L'Italie
L'Italie, comme la France et la Grande-Bretagne (avant les privatisations), fait parti des pays européens qui possèdent les secteurs publics productifs les plus développés. Ainsi, et en plus de la radio-télévision, des banques, de l'industrie automobile, de la sidérurgie, les participations de l'État en Italie, héritées du fascisme ou acquises dans les années 60-70, font intervenir l'État dans tous les secteurs, y compris l'alimentation.
À l'instar des pays du marché commun, après une période de nationalisations, rampantes ou officielles (nationalisation de l'ENEL en 1962), le mouvement est en Italie au reflux et à la privatisation délibérée. Ce mouvement de privatisation est facilité par une structure du secteur public tout à fait particulière. En effet, à côté des entreprises "organe de l'État", très proche du modèle de la régie française, et des entreprises "personnes publiques" (équivalent de nos établissements publics) "classiques", que l'on retrouve dans le domaine financier , l'électricité, le gaz, ou les chemins de fer, font également partie de cette dernière catégorie les "grands holdings publics".
Ainsi, l'IRI était en 1982, classé 16° groupe mondial par le magazine "Fortune". Crée en 1933 à une époque où l'État Italien cherchait la meilleure façon d'intervenir dans un secteur économique en crise. holding public depuis 1937, l'IRI fut, dés cette époque, le modèle du système de participation institué à titre permanent de l'État. L'IRI a regroupé, jusqu'à 700 entreprises et a employé prés de 500 000 personnes.
C'est autour de ces derniers que se développe l'essentiel du débat relatif aux modes de régulation du secteur public italien, puisque ces "sociétés-mères", gouvernent les différentes branches de la troisième catégorie d'organismes du secteur public : les "entreprises publiques à participation étatique". Ces entreprises sont des sociétés de droit privé, entièrement régies par le droit privé et dépourvues de tout lien direct avec l'État. Elles sont entièrement dirigé, juridiquement, par les holdings.
Ce système italien de participation étatique a, en fait, crée de véritables "groupes publics" de droit privé, à l'architecture pyramidale et polysectorielle, alliant l'orientation économique nationale au sommet, et le comportement "managérial" à la base. C'est le droit privé qui s'applique aux activités financières de ces holdings puisqu'ils agissent dans des secteurs industriels et commerciaux normalement "concurrentiels" (à l'image des EPIC français).
La structure pyramidale est ainsi entièrement régie par le droit privé, à l'exception de l'organisation interne des holdings et de leurs rapports avec le gouvernement, l'originalité fondamentale du système étant d'avoir représenté une alternative à la nationalisation. Ainsi, concernant les privatisations, la vente des participations d'État par un holding (l'IRI par exemple), a pu s'effectuer de manière très pragmatique.
3.2.5. Les États-Unis.
Le modèle américain est essentiel à toute étude sur les services publics car si la tradition socio-économique de ce pays a conduit à exclure pratiquement l'État fédéral de la gestion de services publics, ceci ne signifie pas que ce dernier soit absent de l'économie, bien au contraire. Mais l'État fédéral s'est cantonné à un rôle de régulation. Or, ce choix et la pratique qui en est faite sont particulièrement intéressants à étudier pour des pays européens soumis à des institutions communautaires qui semblent vouloir adopter un modèle similaire. De fait, alors que les États-Unis ont été construits sur la notion d'État minimum, la communauté n'est, quant à elle, pas un État, de sorte que cette analogie, associée au fait que ces deux entités ont pour principe fondateur, le principe du libre marché, rapproche leur conception du service public.
Ainsi, la régulation des réseaux aux États-Unis est assurée, pour l'essentiel par des commissions dites indépendantes -"independant regulatory commissions"-, c'est à dire ne dépendant directement d'aucun des pouvoirs exécutif, judiciaire ou législatif, bien que ce dernier les institue et les contrôle.
Ces commissions, créées entre les années 1920 et 1940, sont des organes administratifs, au rôle d'expertise et préjuridictionnel, dont la mission essentielle est de " maintenir un équilibre constant entre la puissance anarchique des intérêts privés et la détermination arbitraire de l'intérêt public". Elles ont aussi un pouvoir réglementaire et de surveillance des entreprises privées, important dans le cadre de leur spécialité fixée par la loi, et sont en fait le fruit d'une pratique, née sous la pression de la nécessité. Les plus connues d'entre elles étant certainement la "federal communication commission" et l'"interstate commerce commission".
Ainsi il est remarquable qu'aux États-Unis le pouvoir réglementaire en matière économique ne soit pas rattaché au pouvoir exécutif, comme dans beaucoup d'États européens. Ce phénomène, d'ailleurs parfois qualifié de "quatrième branche du gouvernement sans direction" (" fourth branch"), répond en fait à une certaine évolution de la conception du droit outre atlantique, celui-ci n'étant plus considéré comme un simple moyen de régler les conflits privés, mais aussi comme un instrument d'organisation et de réforme de la société, notamment en matière économique et sociale.
Le fonctionnement de ces commissions de régulation est très complexe mais obéit à un schéma commun, dominé par le principe "d'efficacité". Les commissaires sont désignés par le chef de l'exécutif (Président des États-Unis ou gouverneurs au niveau des États fédérés), la nomination étant soumise à l'approbation du Sénat. Les critères politiques sont pris en compte afin que tous les membres n'appartiennent pas au même parti, la direction est toujours collégiale et ses membres inamovibles, nommés pour un mandat, en moyenne de six ans. Leur pouvoirs sont d'autant plus vastes que les termes de la loi, qui institue la commission, sont généralement très allusifs. Les décisions prises sont susceptibles de recours devant les tribunaux judiciaires et la Cour Suprême.
Cependant, ce système est, aux États-Unis même, contesté depuis longtemps (dès les années 1940), pour de multiples raisons et notamment parce que ces commissions seraient trop bienveillantes vis à vis des entreprises contrôlées. En outre les évolutions techniques rendent parfois obsolète un système de régulation ancien.
D'une certaine manière, le mouvement de déréglementation des années 1980 n'a fait qu'entériner ces critiques. En fait, c'est dès 1977, sous l'administration Carter, que l'on mis fin au système de discrimination des prix du pétrole entre les marchés nationaux et internationaux.
Les secteurs de la production d'électricité, des transports terrestres puis aériens connurent aussi des mesures équivalentes de déréglementation. Aujourd'hui, cependant, le bilan de ces déréglementations est encore incertain. Ainsi, la réglementation n'a pas disparu et elle s'est même parfois complexifiée comme dans le domaine des télécommunications.
Les objectifs affichés ont parfois été détournés comme dans le secteur de l'énergie où les "énergies nouvelles" n'ont guère été développées, de sorte que l'on parle plus souvent, désormais, de réforme de la réglementation que de déréglementation, ce qui ne doit pas empêcher de remarquer que les résultats obtenus ont souvent été spectaculaires.
Il convient d'observer que l'une des priorités affirmées par l' administration Clinton, est de rétablir la qualité des infrastructures de l'économie américaine, soulignant ainsi la mauvaise qualité des réseaux et du service public.
La mission de l'État est de satisfaire les besoins d'intérêt général. Les États cités ont développé des rôles économiques et sociaux, répondant aux circonstances politiques ou satisfaisant à des projets de nature économique. Mais, le "service public" est resté indéfini, souvent confondu dans la globalité du secteur public. La mise en cause du rôle de l'État a, dans un même mouvement, atteint l'action économique classique de l'État et ses actions de service public. L'idée libérale est confortée par les nouvelles technologies, l'interdépendance des marchés, la fluidité de toutes les formes de communications.
En réalité la notion de service public est à restaurer tant dans sa conception que dans son rôle.
III - La notion de service public et le cadre communautaire.
4. Le Traité instituant la Communauté Economique Européenne est entré en vigueur en 1958 et il peut paraître étonnant que la question, qui concerne le rôle imparti à chaque État au titre du service public, ait été posée très tardivement, à l'échéance du marché intérieur.
Comment concilier des services publics nationaux et locaux avec l'ambition de constituer un espace économique commun ? Cette question est d'actualité depuis peu, car il a fallu la réalisation du marché intérieur pour qu'elle puisse se poser, au regard d'une contradiction apparente entre l'intérêt collectif du service public au sein des États et l'ouverture à la concurrence européenne. Elle se pose peut-être aussi, au regard d'un euroscepticisme, qui constate la mise en cause de services garantis traditionnellement (pour des esprits sans mémoire) par les pouvoirs publics nationaux.
La question des services publics au regard du droit communautaire a été quasiment ignorée dans les traités et ne s'est posée avec acuité, que lorsque la Commission a mis en oeuvre le parachèvement du marché intérieur pour le 1er janvier 1993. Depuis 199O des colloques (3) et des ouvrages (4), la plupart émanant d'initiatives françaises, ont souligné l'importance de la question. On peut s'étonner du caractère tardif de ces réflexions, mais elles sont essentiellement des réponses à des initiatives de la Commission dans des domaines sensibles et nouveaux pour la Communauté tels l'énergie, la poste ou les télécommunications. Le Gouvernement français n'a présenté un projet de Charte européenne des services publics qu'en janvier 1993 !
4.1. Le débat concerne tous les pays européens, car tous ont mis en oeuvre des activités de service public. L'importance des activités de service public varie selon les États. En simplifiant à la limite de la caricature, les pays européens du "sud", l'Espagne, l'Italie, le Portugal, la Belgique, le Luxembourg et la Grèce ont, à l'instar de la France, une conception du service public qui se traduit par un cadre juridique au nom de l'intérêt général, tandis que les autres pays ne lui confèrent pas de statut spécifique. Cette différence est, par nature, liée au débat entre le collectif et l'individuel. Quoiqu'il en soit, tous les États connaissent des activités d'ordre économique assumées par l'État et les collectivités locales, au nom de l'intérêt général avec des avantages et des financements publics.
On constate un recul du service public dans tous les États membres de la Communauté, recul imputable à l'évolution de l'économie libérale et aux difficultés de financer certains services publics (transports, télécommunications par exemple). On pourrait également invoquer l'adaptation des activités économiques des États aux nouvelles technologies et l'amélioration de l'efficacité et de la qualité. Les États et les collectivités locales prennent en compte ces évolutions pour définir leurs pratiques : selon les cas, les services publics sont "modernisés", concédés, privatisés. Ce mouvement touche tous les États de la Communauté Européenne.
4.2 Le cadre juridique de la construction européenne a également mis en cause l'organisation des services publics. Le cadre européen pose une question classique qui pourrait interférer sur le fonctionnement, voire le maintien de certains services publics : comment concilier les exigences du service public et celles de la concurrence ?
Si l'on examine les traités, le constat est relativement simple, la référence à la notion de service public est exceptionnelle alors que la notion de concurrence connaît un cadre explicite.
La construction communautaire, essentiellement économique à son origine, a pour but de réaliser un espace économique comportant quatre libertés : liberté de circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes. Le marché commun, défini comme un marché intérieur unique, a pour conséquence d'obliger les États et les acteurs économiques à supprimer les obstacles à cet espace économique unifié. Cependant, les traités n'évoquent ni la question du rôle interne des États, ni plus spécifiquement, les services publics. En l'absence de termes clairs prévoyant une réserve ou la non application des règles communautaires aux services publics en général, ceux-ci sont soumis au droit commun. Et dès lors, deux règles du droit communautaire tendent à mettre en cause le fonctionnement classique des services publics : l'interdiction de toute discrimination pour raison de nationalité et l'ouverture d'un espace européen de concurrence.
Le traité de Rome inscrit la mise en place d'un espace européen de concurrence. Il édicte des mesures interdisant les aides d'État (art. 92 et s.) et les restrictions quantitatives à l'importation et les mesures d'effet équivalent (art. 30) ; il oblige les États à aménager les monopoles nationaux présentant un caractère commercial (art.37) et à respecter les règles de concurrence dans leurs rapports avec leurs entreprises publiques (art.90). Le Traité apporte cependant une nuance puisque les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère de monopole fiscal sont soumises aux règles du Traité << dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie >>(art. 90 §2).
Les règles de concurrence impliquent trois conséquences, qui tendent à limiter l'action des États et à réduire, voire à supprimer, les services publics en tant que tel en laissant les lois du marché et les acteurs économiques décider de l'existence de fonctions offertes aux citoyens.
La première conséquence est que tout opérateur économique doit pouvoir intervenir sur l'ensemble du territoire communautaire et donc concurrencer les services publics en pouvant choisir les activités rentables et leur laisser ce qui est déficitaire, ce qui pourrait être illustré par le secteur de la poste.
La deuxième est l'interdiction des aides d'États ou leur contrôle afin qu'elles n'aient aucun effet anticoncurrentiel, ce qui pourrait être illustré par le secteur des transports.
Enfin, troisième conséquence, les monopoles publics doivent être "aménagés", c'est à dire ouverts et ne pas discriminer des produits européens, ce qui peut être illustré par la distribution de l'électricité.
La mise en place du marché commun a confirmé l'importance de la notion de concurrence. Dans le domaine des transports qui est une politique commune de la CEE, le Règlement de 1969 (5) énonçait clairement que << les obligations inhérentes à la notion de service public... peuvent être maintenues dans la mesure où elles sont indispensables pour garantir la fourniture de services de transport suffisant >> ; la philosophie générale du règlement étant cependant la suppression des obligations de service public.
L'Acte unique européen de 1985 constitue la première révision concernant l'étendue de la compétence communautaire. Il confirme la philosophie libérale et prévoit par son article 8, la réalisation du marché intérieur au 31.12.1992. Sans références nouvelles à la notion de service public, le traité révisé confiait à la Commission des Communautés Européennes, le mandat clair de mettre en place un marché intérieur dans tous les domaines et notamment dans ceux, pouvant faire l'objet de services publics, tels les secteurs de l'électricité et du gaz naturel ou des télécommunications.
Cependant, l'évolution a tempéré la primauté des règles de concurrence et nuancé l'approche concernant les services d'intérêt général.
La référence à la notion de service public n'est inscrite clairement qu'à l'article 77 relatif à la politique des transports, lequel dispose que << sont compatibles avec le présent Traité les aides, qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public >>
Le Traité sur l'Union Européenne, la dernière révision des traités communautaires, n'évoque pas la notion de service public; il peut, cependant, contribuer à sa reconnaissance. D'une part, un nouveau titre est consacré aux réseaux transeuropéens pour lesquels les services publics sont particulièrement concernés. L'article 129B dispose, que << la Communauté contribue à l'établissement et au développement de réseaux transeuropéens dans les secteurs des infrastructures du transport, des télécommunications et de l'énergie >>. La Communauté doit ainsi favoriser la mise en place de réseaux européens dans des domaines faisant l'objet de services publics dans la plupart des États et devra donc prendre en compte les spécificités nationales.
D'autre part, alors que le Traité de Rome révisé ne comportait aucune référence à des réserves nationales ou à un principe relationnel entre les États et la Communauté, le traité de Maastricht génère des considérations nouvelles. Il y est affirmé que << L'Union respecte l'identité nationale des États membres >>, (art.F) et, avec le principe de subsidiarité est formulée, également, une nouvelle approche permettant de préserver certaines spécificités nationales. La notion d'intérêt public et de service public peut trouver là un moyen pour être pris en compte dans l'application du droit communautaire.
4.3. Au-delà de l'évolution textuelle du traité, laquelle reste soumise à interprétation par la Cour de Justice des Communautés Européennes, on peut constater un début de reconnaissance juridique par la Cour et une sensible évocation du service public au sein des instances communautaires.
Après une jurisprudence constante faisant primer la concurrence sur toute autre considération, la Cour a prononcé deux arrêts qui reconnaissent que les règles de concurrence peuvent ne pas être appliquées à une entreprise chargée d'une mission de service public. Ces affaires visaient le monopole du service de base des postes belges (6) et la distribution publique d'énergie électrique aux Pays Bas (7). Sans évoquer un revirement de jurisprudence, ces arrêts marquent une évolution vers un meilleur équilibre entre les conditions du maintien des services publics et la libre concurrence européenne.
Les institutions européennes montrent également un intérêt particulier à la question des services publics.
Le Comité Économique et Social a adopté en septembre 1993 un avis d'initiative sur le secteur public en Europe (8).
Le Parlement européen en adoptant le rapport de M. Roberto Speciale sur les services publics et la privatisation en mai 1994 a invité la Commission à proposer une charte européenne des services publics portant notamment sur trois points : a) l'identification des principes communs auxquels doivent répondre les services publics en Europe pour satisfaire les exigences d'une citoyenneté européenne réelle ; b) l'unité de traitement pour tous les utilisateurs dans les différents services distribués sur une base nationale mais ayant une dimension supranationale; c) les normes à garantir par tout service sur le plan de la qualité et de la quantité.
La Commission et le Conseil ont pris en compte cette évolution (9), déjà constatée dans le domaine des transports (ferrés, Règlement CEE n° 1191/69 modifié ; aériens, Règlement CEE n° 2408/92 du 23.7.1992), dans les régulations de réseaux : l'électricité (Directive 96/92 du Parlement européen et du Conseil du 19.12.1996 (10) ), les télécommunications et les services postaux.
La communication de la Commission sur les services d'intérêt général en Europe (11) marque une approche apparemment nouvelle qui tend à prendre en compte la place des services dans la société et à tempérer l'approche économique en évoquant la notion de service public comme "ciment de la solidarité et de la cohésion sociale", et comme "élément d'identité culturelle".
Le Traité de Maastricht avait prévu la réunion d'une Conférence diplomatique de tous les États membres en 1996 afin d'examiner une éventuelle révision ou adaptation du traité ; les propositions concernant l'inclusion de la notion de service public ont été nombreuses. L'évolution juridique apportée par la jurisprudence de la Cour et la réglementation communautaire, ainsi que la démarche de la Commission, tendent à rendre une éventuelle révision moins pertinente, mais pas forcément inutile.
4.4. En tout état de cause, les perspectives des services publics s'inscrivent dans deux dimensions :
Au plan national et local, les services publics ne pourront être préservés que dans un cadre modernisé et efficace avec l'identification du coût réel imputable au titre de la mission de service public.
Au plan européen une coordination et une mise en réseaux apparaissent indispensables.
Les réseaux de service publics, qui font l'objet des études des doctorants qui suivent, illustrent cette dimension européenne. Le débat n'est pas terminé et tend à changer. Aujourd'hui la citoyenneté comprend l'accès à des droits tels l'éducation, la santé, mais aussi les transports, l'électricité, les communications, les télécommunications, l'eau, quels que soient les revenus et la situation de chacun. L'accès à des services minimums et pour tous, paraît une nouvelle donnée politique incontournable, une "valeur commune" des États européens.
Au delà de cette citoyenneté, des principes pourraient servir de base à un contenu commun du service public en Europe :
- Principe de continuité, en raison du caractère essentiel du service à rendre (eau, électricité, communication).
- Principe d'égalité d'accès (ou d'équité) impliquant la neutralité, la transparence dans le cadre de la cohésion sociale et de la solidarité territoriale.
- Principe d'adaptation, c'est à dire la recherche permanente de la meilleure réponse aux besoins évolutifs et diversifiés des consommateurs-citoyens.
- Selon les services, principe d'universalité, c'est à dire l'offre d'un service public accessible à tous.
- Principe de participation : les usagers-utilisateurs citoyens et les personnels des services publics doivent être associés à la définition des missions et à l'évaluation des services publics.
- Principe de relativité : les services publics peuvent être à géométrie ou à intensité variable.
- Principe de subsidiarité : c'est au niveau le plus pertinent et le plus proche possible du terrain (local, régional, national, européen), que doivent être définies les missions et l'organisation des services publics.
- Principe de séparation ou de différenciation du régulateur et des opérateurs.afin de clarifier les responsabilités et de garantir la transparence.
- Principe de pluralisme de statut des régulateurs : chaque autorité publique détermine le statut du régulateur, qui peut donc être une administration, une commission de régulation à l'anglo-saxonne ou une autorité d'experts indépendants.
- Principe d'unicité du régulateur à un niveau territorial donné.
- Principe de concurrence et de coopération entre opérateurs.
- Principe d'évaluation : les services publics régulateurs comme opérateurs doivent faire l'objet d'une évaluation régulière et publique.
Dans le cadre des réseaux transeuropéens, de tels
principes devraient permettre de fonder une conception européenne
des services publics. Cette conception ne relève pas simplement
du seul juridique, ni du seul économique, ni du seul technique.