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Conférence du Stage

La Justice a-t-elle encore besoin d'un glaive ?

par Maître Jean-Louis KIPFFER
Avocat à la Cour de Nancy




RENTREE SOLENNELLE DE LA CONFERENCE DU STAGE
VENDREDI 21 OCTOBRE 1994

Rien n'est plus divers en ce monde que l'idée de Justice. Tout homme, toute association politique est animé par un idéal de justice. Mais cet idéal est propre à chaque personne. Antigone oppose la justice divine à la justice du Roi Créon. Où donc est la Justice ? Nul ne le sait mais chacun peut dire avec Kant (Doctrine du droit, II, 1ère sec., Remarque E, 1797) : "Si la justice disparaît, c'est chose sans valeur le fait que des hommes vivent sur la terre".

L'homme rencontre la Justice dans le berceau de l'humanité, la mythologie grecque. Elle y est personnifiée par Thémis, une femme aux yeux bandés portant une balance et un glaive. Thémis est en soi un paradoxe.

C'est une femme. Si les femmes ont dû attendre la seconde moitié de ce siècle pour accéder aux fonctions de Magistrat, la Justice a toujours pris les traits d'une femme. Le Roi Créon était donc dans l'erreur quand il affirma à Antigone : "Moi, tant que je vivrai, ce n'est pas une femme qui me fera la loi."

Thémis, fille de Gaea, la terre, et d'Ouranos, le ciel, est un titan. Elle a survécu au fabuleux combat entre les titans et les dieux. La Justice ne saurait disparaître.

Thémis fut la première épouse de Zeus. Après le mariage de Zeus et d'Héra, Thémis resta proche du trône du roi des dieux. Elle n'eut pas à craindre la folle jalousie de la déesse Héra, laquelle n'hésita aucunement à frapper Hercule de démence au point de le conduire à tuer Mégarée, son épouse, et ses trois fils. Thémis donnait même la coupe à la reine des déesses : la Justice sait concilier l'inconciliable.

Thémis a deux attributs : la balance, le glaive.

I - La balance

Elle est symbole de jugement et de vérité, de temps et d'équilibre.

A/ La balance est signe de jugement et de vérité. Toutes les divinités usent de la balance pour juger les hommes.

Elle sert à Osiris pour peser les âmes. Cette psychostasie consiste à poser sur le premier plateau le vase, ou coeur du mort, et sur le second la plume d'autruche, signe de Justice et de vérité.

Pour Homère (Iliade, VIII, 69-80) : "Mais l'heure vient où le soleil a franchi le "milieu du ciel ; alors le Père des dieux déploie sa balance d'or ; il y place les deux "déesses du trépas douloureux, celle des Troyens dompteurs de cavales, celle des "Achéens à la cotte de bronze ; puis, la prenant par le milieu, il la soulève, et c'est le jour "fatal des Achéens qui penche. Alors Zeus, du haut de l'Ida, fait entendre un fracas "terrible et dépêche une lueur flamboyante vers l'armée des Achéens. Ceux-ci la voient et "sont pris de stupeur, et, tous, une terreur livide les saisit."

Pour les religions issues du Livre, la balance figure le Jugement ultime. Le Jugement dernier de Van der Weyden, exposé aux Hospices de Beaune, montre l'archange Saint-Michel tenant la balance du Jugement. Job exprime le sens de vérité de la balance : "Que Dieu me pèse sur des balances justes et il connaîtra mon intégrité" (Job 31, 6-7).

B/ Symbole de temps, la balance équilibre le jour et la nuit. Emblème de Saturne, ou Cronos, elle est l'image mobile de l'immobile éternité. "Ennemi vigilant et funeste, l'obscur ennemi qui nous ronge le coeur" de Baudelaire, le temps exerce sur tout homme et sur toute chose une souveraineté absolue : nul ne peut lui échapper. La fin des temps annonce le Jugement.

C/ Symbole d'équilibre et de mesure, la balance réalise l'équilibre des contraires. Elle peut être malmenée, maltraitée. Qu'importe ! Elle retrouvera toujours son équilibre et l'immobilité. Cet équilibre se réalise par le glaive.

II - Le glaive

Comme Atlas porte l'Univers, le glaive est l'appui de la balance.

A/ le glaive est, comme l'épée, signe de puissance. Cette arme, emblème royal, est indispensable au Chevalier. Elle donne la force, est vivante et porte un nom : celle de Roland s'appelle Durendal. Elle permet le combat et la victoire.

B/ Le glaive est symbole de la Justice divine et de la vérité.

Le glaive unit entre sa lame et sa garde, ajustés en une croix, le divin et l'humain, le ciel et la terre.

Instrument de lumière, elle anéantit l'injustice, l'ignorance et le mal.

Le glaive qui sort de la bouche du Christ de l'Apocalypse possède deux tranchants : la vérité et la justice.

C/ Le glaive est symbole de décision.

Le glaive est une arme de décision alors qu'une épée est une arme de pénétration. Il frappe d'estoc et de taille, c'est-à-dire tant avec la pointe que le tranchant. Le glaive tranche comme le juge tranche le litige.

Le glaive remplit deux fonctions de Justice : trancher et exécuter.

De nos jours, la justice a-t-elle encore besoin d'un glaive alors que nous vivons dans une société policée ? La médiation, l'idée de Justice ne pourraient-elles suffire à résoudre les conflits ? Cette idée est utopique : l'on sait avec Condorcet que "rien n'est plus commun que les maximes de l'humanité et de la Justice ; rien n'est plus chimérique que de proposer aux hommes d'y conformer leur conduite" (Réflexion sur l'esclavage des Nègres).

Trancher

Le caractère éminent des fonctions du Juge ne doit pas conduire à oublier le rôle essentiel joué par d'autres acteurs.

I - Le juge n'est pas le seul à trancher

1/ L'Avocat est le premier à trancher, à décider.

La Loi qualifie l'Avocat d'Auxiliaire de Justice. Ce terme est totalement impropre : auxiliaire signifie "qui apporte son secours, en second lieu".

Serait-ce dire que l'Avocat n'occupe qu'une place secondaire voire superflue dans l'oeuvre de Justice ? Examinons le rôle de l'Avocat dans le processus décisionnel de la Justice.

Un conflit existe, ce qui est une chose naturelle et ne constitue pas toujours un mal puisqu'un conflit est la rencontre d'éléments, de volontés contraires et donc un gage de liberté.

Une personne, physique ou morale, va consulter un Avocat. Ce dernier lui apportera ses conseils, décidera de diligenter la procédure ou non, choisira la Juridiction qu'il estime Compétente (Civile, Pénale, Administrative, Disciplinaire ou Arbitrale). Il choisira librement les moyens de droit qui soutiendront son action.

Ainsi, avec la nouvelle définition de l'abus de confiance, l'Avocat devra choisir, en présence de certaines violations du contrat, entre la voie civile et la voie pénale pour porter son action.

2/ Le Ministère Public doit aussi trancher.

Dans les matières civiles où l'ordre public est un jeu (filiation, procédures collectives), le Magistrat du parquet doit trancher et son avis sera toujours pris en compte par la Juridiction.

En matière Pénale, le parquetier tranche à chaque instant :

- face à une plainte,

Va-t-il diligenter une enquête préliminaire, saisir un juge d'Instruction aux fins d'une information judiciaire ? Quelle qualification donnera-t-il aux faits ? Certes, le juge est saisi in rem, des faits mais la qualification donnée par le Parquet aura de lourdes conséquences comme nous le montre l'affaire dite du sang contaminé. Va-t-il mettre en oeuvre une mesure de médiation pénale comme le lui permet la Loi du 04 janvier 1993 ? Il pourra, enfin, classer sans suite ce qui empêchera bien souvent, pour des raisons de droit ou de fait, que des poursuites ultérieures aient lieu.

- face à un jugement,

va-t-il ou non interjeter appel ? Son choix sera décisif car s'il est vrai que la partie civile peut faire citer directement le prévenu devant le Tribunal, elle ne peut saisir le juge d'appel en vue de faire réformer les dispositions pénales d'un jugement.

3/ D'autres organes sont titulaires de pouvoirs juridictionnels

- les parties à un litige peuvent conclure une transaction qui a, entre elles, l'autorité de la chose jugée en dernier ressort.

- les autorités administratives indépendantes dont le nombre s'est accru depuis quelques années. Certaines possèdent de véritables pouvoirs juridictionnels : le Conseil Supérieur de l'audiovisuel, la Commission des opérations de bourse, le Conseil de la Concurrence. Mais c'est le juge judiciaire ou administratif qui contrôlera les décisions prises par ces organismes puisqu'en France, le juge est le gardien naturel des libertés.

II - Le Juge

Le juge examine les faits qui lui sont soumis, les prétentions émises. Il va rechercher la vérité au moyen de son glaive : comme le chirurgien opère avec son scalpel, le juge ouvrira le litige, débusquera la vérité qui se cache. Il ordonnera des mesures d'instruction, qui seront exécutées même en cas de résistance des parties.

Une fois ces opérations de dissection achevées, il faudra construire. Pour trancher.

Un Tribunal se caractérise par son pouvoir de trancher une question sur la base de normes de droit et selon une procédure organisée (C.E.D.H. 29 avril 1988, 27 août 1991).

Trancher n'est pas un simple pouvoir laissé à la discrétion du juge. C'est un devoir. Toute société s'organise par des règles de comportement et prévoit la rétribution de chaque acte : la loi n'interdit ni le vol ni l'homicide, elle se borne à réprimer. Le droit n'édicte que des règles au sens aristotélicien soit de justice commutative soit de justice distributive. Il ne peut rien interdire. Seul Dieu peut interdire : "Tu ne tueras point". La société a établi des juges pour trancher les conflits qui se créent naturellement dans toute communauté.

Juger est donc une fonction politique au sens où la politique consiste pour Platon en l'art de gérer la Cité. Juger est le premier devoir du Prince. Ainsi, Michel de l'Hospital haranguera les états généraux réunis en 1560 en ces termes : "Les Rois ont été élus (en fait choisis) premièrement pour faire la justice, et n'acte tant royal faire la guerre que faire la justice."

Le juge doit, certes, faire application des règles de droit pour trancher le litige comme le dispose l'article 12 du Nouveau Code de Procédure Civile. Mais l'application du droit n'est que le deuxième devoir du magistrat.

Son premier devoir, l'impérieuse obligation qui pèse sur cet homme ou sur cette femme : trancher. Sa pire faute : le déni de justice.

"Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité du texte ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice." C'est un délit réprimé par le Code Pénal (Article 434-7-1 ; art. 185 ancien). Sa faute sera supportée pécuniairement par l'Etat.

Le déni de justice, refus pour le juge d'user du tranchant de son glaive, est lourd de conséquence : c'est une remise en cause de la société moderne par ce qu'il légitime le retour à la justice et à la vengeance privées.

Son deuxième devoir est d'apporter au litige la solution de droit, image du glaive porteur de lumière.

Le travail de l'Avocat prend ici toute sa valeur : il est le "bon ouvrier de l'imagination créatrice" selon la belle formule du Premier Président Drai. Le juge ne peut trancher que sur des éléments qui lui sont apportés. L'avocat déposera ces éléments, leur donnera une interprétation, ni celle de l'Etat, ni celle des puissants. Il défendra son client, c'est sa tâche.

Trancher le litige, c'est apporter une solution. Une vraie solution. Une difficulté peut être tranchée mais pas résolue à l'image du noeud qui était attaché au char du Roi de Phrygie Gordias : Alexandre le trancha de son glaive et conquit aussitôt l'Asie mais il la perdit peu après car le noeud avait été tranché et non démêlé. La décision du juge doit mettre un terme au conflit. Cet objectif sera plus facilement atteint si le juge remplit sa mission de conciliation (article 21 N.C.P.C.).

Le troisième devoir du juge est d'expliquer la décision, de faire la lumière.... L'obligation de motiver les décisions judiciaires est générale (Art. R 200 CTACAA, art. 455 NCPC, art. 485 CPP). Elle constitue un droit naturel pour le justiciable au même titre que le droit de connaître la loi : elle aurait même valeur constitutionnelle (Constit. 3/11/1977 18/01/85 13/10/93).

La loi n'est rien si elle n'est pas appliquée. Les juges résolvent les litiges en appliquant à des cas concrets des dispositions générales, abstraites et impersonnelles.

Un Jugement doit contenir des motifs, c'est-à-dire les raisons des décisions des juges.

L'obligation de motiver "est pour le justiciable, la plus précieuse des garanties ; elle le protège contre l'arbitraire, lui fournit la preuve que sa demande et ses moyens ont été sérieusement examinés."

Si la motivation est banale, incomplète, pourquoi alors s'étonner qu'un appel soit formé ! Il est déjà difficilement supportable pour un plaideur d'être condamné, terme couvert d'infamie même en matière civile. Etre condamné sans une véritable motivation est intolérable. Une personne condamnée par une décision peu ou pas motivée n'est-elle pas en droit d'y voir l'arbitraire et d'exercer une résistance à l'oppression, droit expressément reconnu par la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789.

Un juge est un pédagogue, expliquant sans cesse pourquoi une décision est rendue dans un sens plutôt que dans un autre : pour que la Justice soit acceptée, elle doit être comprise.

Le danger d'absence de motivation est réel. L'informatique favorise la croissance des jugements-types, composés d'attendus tous faits, de motivations passe-partout.

Le gonflement du contentieux pourrait conduire à privilégier la quantité sur la qualité : ce serait tomber de Charybde en Scylla.

Le Président Estoup met les Juges en garde "Le Juge doit rester un Juge, et renoncer à céder la place aux programmeurs." (G. Palais 5 mai 1990, I, Doct. p. 242).

Exécuter

L'étudiant en droit est fort bien instruit par les professeurs de Faculté sur le droit substantiel, avec comme matière reine le droit des obligations. Mais, même l'heureux impétrant d'une maîtrise en droit, sera le plus souvent mal à l'aise face au droit processuel et notamment au droit de l'exécution. Peu d'avocats mêmes, se spécialisent dans ce domaine réputé aride.

L'exécution d'une décision de justice présente-t-elle si peu d'intérêts ? L'exécution n'est-elle pas rabaissée au rang de corvée, mauvaise pour soi et bonne pour les autres ? Ainsi, n'est-il pas logique que les agents de l'exécution, principalement les huissiers, soient les auxiliaires de justice les moins aimés du public ?

La justice a un besoin vital, aujourd'hui comme hier, du glaive de l'exécution. La justification d'Aristote est toujours d'actualité : "A la suite de celle-ci vient celle qui est peut-être la plus indispensable et la plus difficile des Magistratures : celle qui veille à l'exécution des peines des condamnés et des gens inscrits sur les listes de débiteurs, ainsi qu'à la garde des prisonniers... Elle est pourtant indispensable parce qu'il ne sert de rien de rendre des jugements dans des procès s'ils ne sont pas exécutés, de sorte que, s'il est vrai que sans jugement une communauté est impossible, il en est de même s'ils ne sont pas suivis d'effet." (Les Politiques, VI, 8,1321b).

De nos jours, ne constate-t-on pas que l'exécution de nombreux jugements est paralysée ?

I - Devra-t-on prononcer la faillite de l'exécution civile ?

Adieu manus injectio. Quelle était pourtant ta force à Rome. Tu permettais au créancier d'incarcérer chez lui son débiteur pendant 60 jours. Puis, si aucun parent ou ami ne payait pour le récalcitrant, il était vendu comme esclave. Tu avais même inventé la plus rapide des procédures de distribution : s'il y avait plusieurs créanciers, on coupait le débiteur en morceaux, lesquels étaient partagés entre les différents créanciers.

En droit français, la non-exécution, même volontaire, d'une décision de Justice, n'est pas pénalement sanctionnée contrairement au droit anglais où existe la notion de "contempt of court".

Le débiteur récalcitrant ne risque plus, en principe, d'être incarcéré depuis la suppression de la contrainte par corps en 1867. Mais l'Etat a pris conscience que le non-respect de certaines décisions ne pourrait qu'être brisé par la peur de l'incarcération :

- à tout seigneur, tout honneur : l'Etat bénéficie toujours du glaive de la prison pour dettes,

- en matière familiale : la non-représentation d'enfant, le défaut de paiement de pension alimentaire sont pénalement sanctionnés.

- il aura fallu attendre un gouvernement socialiste pour que soit érigé en délit l'organisation frauduleuse de l'insolvabilité.

Le législateur a édicté depuis une vingtaine d'années des règles tendant à assurer l'exécution des décisions civiles.

Le glaive s'est affûté, en apparence.

L'astreinte incite le débiteur condamné à plus de raison : plus son refus persistera, plus la somme qu'il devra au créancier s'élèvera.

La Loi du 09 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution a voulu revaloriser le titre exécutoire. Son objectif était de rendre l'exécution plus efficace et de s'adapter à la nature juridique du patrimoine moderne : croissance des biens mobiliers incorporels (valeurs mobilières, parts sociales).

En fait, le glaive s'est émoussé, le glaive a été épointé.

La Loi du 31 décembre 1989, plus connue sous le nom de Loi Neïertz, a ouvert la voie.

Personne ne peut nier qu'il fallait apporter une solution aux drames qui frappaient des familles touchées par le chômage et la crise économique. Mais est-il juste qu'un magistrat puisse reporter ad vitam aeternam le règlement de dettes fixées judiciairement ? Voire annuler purement et simplement certaines d'entre elles ?

Cette loi peut même devenir l'arme suprême des débiteurs de mauvaise foi qui, pour échapper à une voie d'exécution normale, obtiendront une suspension de toutes les poursuites.

La loi du 09 juillet 1991 a été plus loin. Elle a d'abord voulu que le plaideur puisse avoir un lien direct avec le juge de l'exécution. Réminiscence de l'esprit, de la formation des futurs magistrats, dans les année 70, selon lequel l'avocat était un obstacle entre le juge et le plaideur... Utopie. Comment un justiciable pourra faire valoir ses droits puisqu'il connaît peu de choses à la technique juridique ? Que sera son sort s'il est faible, démuni, analphabète ! Le juge pourra-t-il, voudra-t-il l'écouter ? Ne sort-il pas de son rôle d'arbitre et de juge s'il conseille un plaideur ?

Si la loi a créé les avocats et les Ordres, ce n'est pas pour accorder à ceux-ci des privilèges d'Ancien Régime, c'est pour une mission noble : aider, conseiller, défendre le riche comme le pauvre, le plus modeste, le plus faible.

Le plaideur peut donc saisir directement le juge de l'exécution. Les greffes et les juges sont de plus en plus saisis de demandes dans lesquelles rien n'est demandé. Mais, à côté des débiteurs dont l'ignorance est excusable, s'épanouissent les débiteurs à la mauvaise foi professionnelle qui demandent au juge de l'exécution de rejuger une affaire pour laquelle un Tribunal ou une Cour a déjà tranché définitivement. Saisir ce juge est un moyen imparable pour paralyser une mesure d'exécution pourtant valable.

Faudra-t-il que les juges de l'exécution usent de condamnations à des dommages et intérêts ou de l'amende civile, pour que le flot des demandes dilatoires s'arrête ?

Revenons à l'exécution d'une condamnation civile. Une décision de Justice ne s'exécute pas d'elle-même en étant rendue. L'exécution a pour but d'obtenir la réalisation des droits décidés par le Juge. Le glaive menace le débiteur : "Le glaive de la justice n'a pas de fourreau" pour Joseph de Maistre. Le débiteur sait que s'il ne cède pas, la force l'y contraindra. En théorie, face à une résistance à l'exécution, la force publique devra intervenir et ce en vertu de la formule exécutoire qui constitue un ordre judiciaire donné au nom du Peuple Français. Force doit rester à la Loi. Mais l'Administration peut refuser de prêter la main de la force publique. La Loi de 1991 a consacré la Jurisprudence engageant la responsabilité de l'Etat en cas de refus de donner la force publique. Par la-même, n'a-t-elle pas consacré le droit d'inertie de l'Administration ?

Au fond, l'administration n'a pas la même notion du trouble à l'ordre public que celle du juriste. Pour ce dernier, tout refus d'exécution d'un jugement constitue un trouble.

Alors qu'en matière civile, l'inexécution semble involontaire, elle est organisée et voulue en matière pénale.

II - L'inexécution organisée des peines

La loi a supprimé certaines armes dont disposaient les juridictions. Les peines corporelles ont été supprimées par une loi du 28 avril 1832, la relégation de la métropole, qui s'appliquait en cas de récidive pour quatre condamnations pour un total d'emprisonnement de 18 mois et c'est dire si de tels cas sont nombreux, par une Loi du 17 juillet 1970. La peine de mort, enfin, supprimée en matière politique en 1848 et en droit commun en 1981. Doit-on regretter ces peines cruelles ? Beccaria répond dans son ouvrage "Des délits et des peines" (p. 91) : "l'expérience de tous les siècles prouve que la peine de mort n'a jamais arrêté les scélérats déterminés à nuire", "le spectacle affreux, mais momentané de la mort d'un scélérat est pour le crime un frein moins puissant que le long et continuel exemple d'un homme privé de sa liberté."

Beccaria fait de la promptitude de la décision la meilleure arme : "J'ai dit que la promptitude de la peine est utile, et il est certain que moins il s'écoulera de temps entre le délit et la peine, plus les esprits seront pénétrés de cette idée, qu'il n'y a point de crime sans châtiment ; plus ils s'habitueront à considérer le crime comme la cause dont le châtiment est l'effet nécessaire et inséparable".

Mais la justice française n'a pas les moyens de cette promptitude : en 1857, la France comptait 6.300 magistrats pour 37 millions d'habitants ; en 1985, 5.700 magistrats pour 55 millions d'habitants.

La loi a organisé des moyens soit d'anéantissement, soit d'amenuisement des peines.

La prescription et l'amnistie anéantissent purement et simplement les peines. Les lois d'amnistie se sont multipliées et ont renforcé la déplorable impression qu'une nouvelle amnistie pourrait encore intervenir, encourageant ainsi une certaine délinquance. La loi du 15 janvier 1990 sur le financement des activités politiques comportait des mesures d'amnistie. A-t-elle atteint son but d'assainissement du monde politique ?

La grâce présidentielle est une mesure toujours très attendue du public. Elle est utile en cas d'erreur judiciaire présumée car elle fait patienter le condamné innocent jusqu'à la révision du procès. Mais hormis ce cas, n'est-elle pas un défi à la décision du juge et un cadeau fait par le Prince à sa Cour ?

Enfin, les mesures d'application des peines. Elles infirment chaque jour des décisions pénales définitives. L'utilité de ces mesures est indéniable car la prison ne doit être pour le délinquant qu'un domicile temporaire. Ne serait-il pas préférable que ce soit un Tribunal de l'exécution des peines qui prononce de telles mesures ?

L'effet des décisions pénales ne tend pas seulement à frapper le condamné mais à éduquer le public. "C'est un usage de notre justice d'en condamner aucuns (quelques-uns) pour l'avertissement des autres. On ne corrige pas celui qu'on pend, on corrige les autres par lui." (Montaigne, Les Essais, III, 8).

°°°

Le juriste comme le citoyen peut conclure que jamais le glaive n'a été aussi nécessaire à la justice.

De plus en plus, la justice nationale ou internationale veut frapper les groupements de droit, les sociétés, les états eux-mêmes, ou de fait, les bandes organisées, la MAFIA. Elle doit trouver les armes pour ce faire, et, qui n'ont que peu de liens avec le glaive nécessaire pour frapper un petit voleur.

Le glaive de la justice doit être affûté pour juger les puissants.

La mission de décision du juge n'a pas changé.

Il lui faudra suivre ces préceptes énoncés par Maurice Hamburger (G.P. 1969, II, Doctrine p. 218-219) : "Il faut observer pour connaître, comparer pour comprendre, méditer pour juger". L'ensemble des données réunies, le juge sera seul face à sa conscience.

Nul ne saura ce qu'il décidera : "Quand on rend la justice, on met tout en balance". (Don Fernand, in Le Cid de Corneille, acte IV, scène V, 1386).


© Jean-Louis KIPFFER

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