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Conférence du Stage

Formes nouvelles de la délinquance juvénile

par Maître Jean HOCQUET
Avocat à la Cour de Nancy




RENTREE SOLENNELLE DE LA CONFERENCE DU STAGE
9 janvier 1960


« ...Votre siècle, c'est le siècle de l'Enfance mieux comprise et mieux protégée... »

C'est ainsi que, dans son discours de rentrée, M. le Procureur Général Aydalot exprimait, le 16 septembre dernier, sa foi dans la Jeunesse.

Jeunesse, « dieu aux millions de visages », écrivait M. François Mauriac, dont le héros avait, en 1945, l'aspect d'un intellectuel pauvre, l'héroïne celui d'une affranchie blasée, et qui, dans l'atmosphère enfumée des caves de St-Germain, semblait vouloir oublier la guerre en s'enivrant des rythmes syncopés du dernier clarinettiste en vogue...

Jeunesse de 1960, qui aujourd'hui rêve de scooter, de voiture, de vitesse, jeunesse provisoirement insouciante, qui profite pleinement du soleil et de tout ce qui passe à sa portée, parce qu'elle sait que l'entrée dans la vie qui l'attend n'est pas des plus faciles...

L'Existentialisme a vécu. La jeune fille a renoncé à porter le cheveu long, le large pull-over sombre du garçon est devenu un blouson de cuir noir, et le pantalon étriqué a fait place au « blue-jean » délavé, grâce à l'action conjuguée d'une solution d'eau de javel et d'une poignée de gros sel.

A présent, c'est sous cet uniforme moderne qu'une partie de notre jeunesse réalise ses exploits tristement célèbres, et c'est ainsi que, trop souvent, elle est introduite dans le cabinet d'un Juge d'Instruction.

Les manifestations quelque peu turbulentes de certains groupes de jeunes, grossies parfois jusqu'à l'exagération par l'Information, ont contribué, dans l'opinion publique, à jeter le discrédit sur la jeunesse, mais en même temps, et sur le plan national, ont provoqué une prise de conscience qui s'est traduite par de nombreuses décisions d'enquêtes sur les problèmes de la jeunesse, et plus particulièrement, sur la Délinquance Juvénile.

On a dû, tout d'abord, se rendre à l'évidence : la forte poussée démographique que la France connaît depuis ces dernières années, ne parvient pas à expliquer, à elle seule les manifestations délictuelles qu'on doit enregistrer actuellement dont le taux atteint en 1957, est le plus élevé de toutes les années d'après-guerre.

Le nombre de jeunes délinquants de 18 à 21 ans qui furent l'objet de poursuites, est passé de 26.484 en 1954 à 40.500 en 1957, celui des mineurs de 13 à 18 ans, a pour la même période, augmenté dans la proportion du quart.

Statistique éloquente certes, mais dont le triste privilège n'est cependant pas exclusif à la France, puisqu'on note, en Angleterre, un accroissement de l'ordre de 75 %, en deux ans, et en Amérique, une augmentation de 106 % dans les cinq dernières années. On relève qu'à New-York, trois cambriolages sur cinq, et trois vols de voitures sur quatre, sont le fait de ceux qu'on nomme « teen-agers », tandis qu'à Philadelphie, plus de la moitié des délits criminels, tels que meurtres, attaque à main armée, viols, incendies volontaires, sont l'oeuvre de moins de 18 ans.

Fort heureusement, nous n'avons pas à déplorer en France de tels pourcentages, et si on considère qu'en 1847 10.000 mineurs de 16 ans furent traduits devant les Tribunaux, on doit noter qu'un siècle plus tard, malgré un apport supplémentaire de dix millions d'habitants, et un énorme développement de la vie urbaine et de ses tentations, leur nombre n'a même pas doublé.

Cependant, il apparaît que ce qu'on a coutume d'appeler « le malaise de la jeunesse » se manifeste de nos jours sous des formes nouvelles, qui ne sont, en définitive, que l'effet naturel du bouleversement technique, de l'évolution incontrôlable de notre monde contemporain.

Les dernières statistiques révèlent, en plus de cette remontée accelérée de la délinquance des jeunes, que celle-ci est beaucoup plus remarquée chez les garçons que chez les filles, et qu'elle est, en partie, le fait des mineurs de 13 ans.

Elles traduisent également la vulnérabilité plus grande des classes moyennes, telles que petits fonctionnaires, employés, commerçants, ouvriers qualifiés, qui, jusqu'alors, semblaient être relativement préservées.

On peut dire enfin qu'on assiste actuellement à un développement assez conséquent des Bandes de Jeunes, et que c'est plutôt dans cette formation que les mineurs commettent leurs délits.

Le Tribunal de Nancy, qui, avec plus d'un millier de mineurs jugés en 1958, se classe en quatrième position parmi les Tribunaux de province (après Douai, Colmar, et Rennes) connut de méfaits commis par des mineurs organisés en de telles bandes. Trois mineurs ont dû comparaître devant la Cour d'Assises pour 32 cambriolages et incendie volontaire, ainsi qu'une tentative de meurtre : c'était une bande soumise à l'autorité d'un chef de seize ans, qui possédait une carabine, et qui n'a pas hésité à tirer sur les Inspecteurs de Police venus pour les arrêter. Leurs exploits consistaient à voler les objets les plus hétéroclites, pour les tenir stockés dans une cave-repaire, où le butin s'amassait déjà depuis plus d'un an.

Une bande de six mineurs de 14 et 15 ans groupés SOUS la direction d'un garçon de 20 ans jette également le trouble dans la population de Charleville. On reproche à cette bande connue sous le nom de « Bande des Blousons Verts », 24 vols et cambriolages, le plus souvent de nuit, et par effraction.

Mais c'est surtout à propos des événements qui ont eu pour cadre les plages de la Méditerranée que l'opinion publique fut alertée. N'a-t-on pas lu dans un grand quotidien parisien qui relatait l'incident de Cannes, qu'au cours de la mêlée, un agent de police avait été sauvagement poignardé par une horde de « tricheurs », de « blousons noirs » ?

Il convient d'apporter les précisions qui permettront de rétablir l'incident dans la réalité. C'est une aventure banale, qui fait penser à celles que Louis Pergaud rapporte dans « La guerre des boutons » : un jeune homme de Courbevoie, âgé de 18 ans va au cinéma, et alors que la séance terminée il s'apprête à regagner le terrain de camping qui l'a accueilli avec un groupe de camarades de la région, il est soudain agressé par de jeunes Cannois. Rentré au camp, il commande aussitôt une expédition contre la bande dont il vient d'être la victime, et c'est ainsi qu'on voit descendre, sur le sentier de la guerre, une horde de jeunes vêtus de blousons de cuir, coiffés de casques de motocyclistes, armés de gourdins et de ceinturons... Le groupe menaçant est interpellé par des Gardiens de la Paix, il se rebelle, un brigadier est frappé, et tombe... en se luxant le poignet ! Ce fut tout. Et quand, le lendemain, on s'intéressa au sort des seize mineurs qui avaient été arrêtés, on s'aperçut que deux seulement d'entre eux avaient déjà eu affaire au Juge des Enfants.

Quelque temps après, l'Information nous apprenait qu'à Bandol, au cours d'un bal dans un café-dancing, une rixe sanglante avait éclaté entre des jeunes Toulonnais et un groupe d'estivants. Les Toulonnais étaient arrivés dans quatre voitures pour mener, à la manière des reîtres du Moyen-Age, une « expédition punitive ».

Le motif de la lutte était assez inattendu : chaque jour, les jeunes filles venues passer leurs vacances à Bandol étaient l'objet de sollicitations galantes, de la part des garçons du pays groupés sous la direction d'un chef de bande notoire.

Ce soir-là, les jeunes estivants, en se portant au secours de leurs compagnes, ont mis un terme à cette rivalité qui devenait insupportable.

Et si, par bonheur, aucun ne fut gravement atteint, le gérant du bar dut, pour sa part, déplorer 33.000 francs de dégâts matériels.

Il ne s'agit pas là de véritables gangsters.

Mais ces faits ont permis de se rappeler qu'au mois de juillet 1955, eut lieu à Paris, la plus terrible bataille de ceux qu'on n'appelait pas encore les « Blousons Noirs ». Elle mit aux prises 250 garçons venus de quartiers aussi divers que la Porte d'Ivry et le Panthéon. Elle a duré trois jours et trois nuits, pendant lesquels ils se sont affrontés sans merci. A la fin du troisième jour, les Chefs se sont réunis pour se partager les « territoires » et conclure des accords qui sont encore respectés aujourd'hui.

Ce sont des bandes strictement organisées, des sociétés tellement femées qu'y pénétrer est incontestablement une victoire. Pour exprimer sa volonté de puissance et son souci de sécurité, chaque bande se soumet à des règles et des impératifs, possède un sens particulier de l'honneur qui se traduit dans l'obligation d'être « régulier ». On ne livre pas un camarade, pas plus à la Police qu'à sa famille.

Dans une bande très célèbre dans les archives parisiennes, il faut, après avoir franchi les étapes de la « reconnaissance » et de l' « acceptation », subir l'épreuve de la blessure : le chef de l'équipe fait avec son couteau une estafilade en forme de croix sur l'avant-bras du novice et sur celui du dernier rentré, et les maintenant ainsi unis par le mélange de leur sang, il leur fait jurer, avec la main gauche, que « jamais, à la vie, à la mort, ils ne trahiront leurs camarades, même s'ils sont torturés par la Police ». Chacun porte, pendu à une chaîne, une tête de mort, qui est offerte par le leader, qui fixe de même une cotisation en fonction de la situation de fortune de chaque membre. On a même pu étudier une bande qui, dans un souci de raffinement dans l'organisation, avait constitué une caisse pour avoir quelques économies destinées à payer les frais d'un éventuel procès, au cas où certains de ses membres se seraient fait arrêter.

Dans d'autres bandes, d'autres rites : la bataille avec le chef, ou l'épreuve de courage ; pour échanger la blouse et les galoches de l'écolier contre l'uniforme, il faut faire ses preuves. Pour les petits, monter sur une passerelle, et cracher sur les passants, sans se sauver, renverser un étalage ; chez les plus grands, on assiste parfois à des jeux cruels et dangereux ; on emmène le candidat à l'admission sur l'autoroute. Il s'agit alors de se dresser brusquement au milieu de la chaussée, face à un véhicule qui arrive à toute vitesse. En général, c'est l'automobiliste qui s'arrête en freinant brutalement, mais, si, à l'ultime instant, le novice prend peur, et se jette sur le côté, il sera traité de lâche, et ne pourra jamais être admis. Nous atteignons ici à l'horreur exprimée dans le film américain « la fureur de vivre », où James Dean, se mesurant avec le chef, devait lancer une voiture vers un précipice pour ne sauter qu'à l'ultime seconde.

Ce sont là des bandes stables, mais il en existe également qui naissent de rencontres occasionnelles sans vie propre, qui se désagrègeront rapidement, ou qui connaîtront, à l'inverse, un mouvement permanent.

Les jeunes enfants qui la composent sont amenés à la bande par leurs conditions de vie. Ce sont des enfants livrés à eux-mêmes, qui passent leurs loisirs dans la rue, et qui ne rendent compte à personne de leur emploi du temps. Ils vivent généralement dans les quartiers populaires, habitent de grands immeubles et ne peuvent disposer d'aucun terrain de jeu à proximité. Ils ne proviennent pas forcément de familles désunies, ainsi qu'on a souvent tendance à vouloir l'affirmer, mais ils jouissent d'une liberté exagérée. Cette trop grande liberté les met parfois en désarroi, car ils sont pour la plupart incapables de l'assumer.

Chez les adolescents, une certaine instabilité favorisera l'entrée dans la bande, à cause des résonnances affectives qu'elle ne manquera pas d'entraîner : on peut avoir besoin du groupe pour avoir le sentiment d'exister. Certains enfants n'ont pu avoir dans leur famille, une sécurité affective suffisante ; celui qui se sent seul ne peut pas vivre dans la solitude, l'entrée dans la bande, où il rencontrera des camarades de son âge, va lui permettre, sinon de s'épanouir, du moins de prendre conscience de sa propre personne. Au sein du groupe, leur caractère individuel risquant de se trouver en opposition avec l'esprit de la communanté, il leur faudra prendre des attitudes complémentaires : la bande sera ainsi un lien véritablement organique qui satisfera leur hesoin de socialité. Chacun va adopter le style, l'esprit, l'honneur du groupe.

Si la bande est sociale dans sa structure, elle, est, par contre, anti-sociale par son activité et par sa fonction.

Il ne faudrait pas croire que ce soit le vol qui unit les différents participants, c'est plutôt l'union de la bande qui favorise la délinquance : on ne se rassemble pas pour voler, on se rassemble, et ensuite, on vole.

Bien souvent, les actes délictuels ne sont pas prémédités, ils sont pour la plupart occasionnels. Le véritable but est l'« Exploit », et on le réalise au hasard des circonstances. Ce que l'adolescent veut, avant tout, c'est se donner à lui-même la certitude qu'il est capable d'accomplir les actes jugés alors par lui audacieux, qui le valorisent à ses yeux, et aux yeux des camarades qui forment sa bande. On s'excitera mutuellement à la destruction, au vol, sans tenir compte de la gravité des actes commis, et même bien souvent, sans tirer un avantage quelconque du produit du larcin.

Traditionnellement, on classe, en Droit Pénal français, les délits en trois catégories : contre les personnes, les moeurs et la propriété.

Les deux tiers des délits reprochés aux adolescents sont commis contre la propriété, depuis l'acte gratuit, le vandalisme, jusqu'au vol d'engins motorisés.

A l'occasion d'une sortie nocturne, on dérobera des objets dépourvus d'utilité, le plus souvent, on les détruira sans qu'il en ait été usé. La bande va dissoudre l'angoisse normale des participants. Il arrive même que le sentiment de sécurité soit tellement fort qu'il défiera la plus élémentaire prudence dans les actes délictueux. Le vol a alors l'aspect d'un jeu, d'une pratique sportive, il prendra l'allure d'un défi lancé aux règles sociales.

Nous avons connu des garçons de bonne famille qui à Nancy dérobaient des chaussettes et du rouge à lèvres aux rayons des grands magasins, d'autres qui, en passant une nuit sur le champ de foire, ont soudain décidé de s'emparer des disques entreposés dans une loterie. Il suffisait pour cela de pratiquer une ouverture dans la bâche à l'aide d'un couteau, de s'infiltrer à l'intérieur de la baraque, et d'en ressortir, sans se faire prendre, les bras chargés du butin. Les disques étaient pour la plupart usés, et il fut prouvé que la plupart des objets dérobés leur avaient déjà été offerts par leurs parents.

Les objets ainsi soustraits sont quelquefois considérés comme des trophées, et les jeunes voleurs constituent des panoplies. Au cours d'une perquisition dans la chambre d'un jeune délinquant, des Inspecteurs de Paris ont pu découvrir une collection impressionnante de plaques minéralogiques dérobées sur les voitures de police !

Par leurs auteurs, le vol, qui dans ce cas, pourrait faire penser à une forme particulière de chahut, est considéré comme un acte simplement irrégulier, anti-conformiste, avec tout ce que cela comporte d' « auto-justification » dans l'esprit de ceux qui s'y livrent.

C'est ainsi qu'une certaine jeunesse a, ces derniers temps, défrayé les chroniques à propos d'actes de vandalisme.

Qui ne se souvient de ce 1er janvier 1957 qui fut à Stockholm, fêté trop joyeusement par un chahut monstrueux, auquel participèrent un millier de jeunes Suédois. Le quartier du commerce chic et des élégances fut dans la nuit, le théâtre d'une des plus sauvages manifestations que la Suède ait jamais enregistrée dans son histoire. Ce fut une bagarre « dans le vide », au cours de laquelle les vitrines furent brisées, les passants molestés, les voitures détériorées.

Depuis 1957, on a assisté à la contagion du mal.

Bien souvent, le vandalisme peut découler du chahut. Mais il dépasse largement le jeu à mesure qu'il devient plaisir et rage de détruire. On s'attaque aux voitures. on lacère les pneus ou on crève la capote, on dégrade les monuments publics.

Certaines bandes se sont spécialisées dans « la casse ». Les interrogatoires, après l'arrestation, témoignent d'un cynisme insoupçonnable :

« En pleine nuit, quand nos parents dormaient, on se sauvait et on se retrouvait là... Là, on buvait pour se donner du courage, on s'habillait, on emportait la matraque, et on y allait. On s'habillait tous pareils, avec un masque, pour ne pas être reconnus. Ça commencé par les vitrines des petites vieilles. On fait le coup en quelques secondes, à grands coups de matraques. On se donne même pas la peine de voler, ça, ça ne nous intéresse pas... juste une bricole en guise de souvenir. Après la casse, on se sauvait en vitesse par des ruelles d'où on n'avait rien pu entendre. On revenait fêter ça et on allait se coucher... »

Le culte de la vedette a également provoqué des actes de vandalisme restés célèbres dans la mémoire des directeurs de salles de spectacle : tapis arrachés, fauteuils abîmés, lampes détruites, tel est parfois le triste bilan laissé après le récital de jazz, au départ d'une horde particulièrement expressive de « fans ».

Mais la forme la plus significative de délinquance actuelle est sans conteste le vol d'engins motorisés.

Si en 1950, on dénombrait en France 37 affaires de vols de voitures ayant donné lieu à des poursuites, il faut admettre qu'en 1958, 1.058 dossiers furent ouverts pour l'instruction d'un tel délit.

Et ceci traduit bien la crise d'adolescence de la jeunesse.

L'usage des véhicules à moteur par les mineurs devient de plus en plus fréquent : bicyclettes à moteur auxiliaire pour les plus jeunes, motocyclettes et scooters pour les autres, la voiture dès que cela est financièrement possible. Le simple fait de diriger à son gré un engin mécanique est une accession à la maîtrise des choses, et fait naître un sentiment de puissance qui influe incontestablement sur l'évolution mentale des jeunes. La possession d'un tel engin exerce une emprise psychologique telle qu'elle fait partie intégrante, même pour les adultes du bonheur matériel que l'existence peut donner.

Comment s'étonner alors de cette réflexion surprise au cours d'un interrogatoire : « Moi, je ne peux pas me passer de la voiture, dès que je travaillerai, j'achèterai une Dauphine... et si je ne peux pas, je me débrouillerai mais faites-moi confiance, de toute façon, j'en aurai une !... »

A Paris, la « Bande des Mauviettes » commença à voler des 2 C.V. Citroën, et en remontant l'échelle des différentes marques françaises, termina, au comble de la gloire, par la prise d'une ambulance. Le réalisateur de cet exploit fut considéré à l'unanimité comme le chef incontesté de toute la bande.

Une autre réussit, sans se faire prendre, à s'emparer d'un car de police ; elle conserve jalousement la plaque d'irnmatriculation au fond de son repaire.

Il est très rare que le vol de voiture, qui est le plus souvent le fait d'un groupe, soit véritablement réalisé dans un but de trafic ; jamais la voiture ne sera maquillée, on la retrouvera quelques jours après, abandonnée. On a dérobé cette voiture pour se griser de vitesse pendant quelques heures, pour consacrer pendant quelque temps son appartenance au monde des adultes. Pour ces raisons, il paraît dangereux que tout enfant pris pour vol de voiture reçoive aussitôt l'appellation de délinquant. Bien souvent, ils se sont rendu compte qu'ils avaient volé quand on les a traités de voleurs. D'ailleurs, en groupe, il est rare que les adolescents songent à ce qui leur arriverait s'ils étaient pris. Tous sont unanimes à dire : « je n'y songeais pas ! ». La sécurité devient plus forte que la crainte.

Les voitures Peugeot sont le plus souvent l'objet des préférences, et lorsqu'on demande la raison, on provoque cette réponse ahurissante : « C'est bien plus facile, il n'y a pas de clé de contact ! »

Ces vols sont uniquement le fait des garçons ; la fille fugueuse elle, fait de l'auto-stop.

Quoi qu'il en soit, le problème du vol de voitures est celui qui retient peut-être le plus l'attention du sociologue, du médecin, et aussi du juriste. Il pose, en droit, la question passionnée du « vol d'emprunt ». Le psychologue a pu voir, dans les motivations de ce délit, la manifestation de l'attrait pour un jouet merveilleux, la possibilité de vaincre sa peur et de satisfaire son goût du risque, celle de briller, de favoriser l'évasion et l'aventure...

Un auteur, qui doit sa popularité aux rebondissements successifs d'une affaire criminelle, semble avoir résumé tout ce que le vol de voiture peut signifier pour la plupart des adolescents ; voici ce que Caryl Chessmann écrit dans son roman « Cellule 2455, couloir de la mort » :

« Il volait voiture après voiture, de préférence les plus belles, les plus neuves, les plus rapides ; il faisait exprès de déraper pour les abîmer, les lançait à des vitesses incroyables, recherchait les cars de police et les agents à moto et les provoquait pour les obliger à le poursuivre -juste pour le plaisir de leur échapper, juste pour l'excitation de la course et pour se prouver qu'il était le plus fort.

Pour lui, conduire une voiture était un moyen d'exprimer sa joie et sa combativité.
Conduire, c'était se libérer. Conduire était un triomphe personnel. La discipline que cela impliquait lui procurait une satisfaction intense à cause de la parfaite sensibilité dont la nature l'avait doté.
Avec un profond mépris de sa propre sécurité, il conduisait avec une telle témérité que bientôt, ses innombrables exploits devinrent légendaires parmi ses camarades. Une extraordinaire sensation de mauvais triomphe l'envahissait à ces moments-là. Le bien et le mal, la justice et l'injustice n'étaient plus que des abstractions arbitraires sans importance ni valeur réelle. Il n'avait pas réussi à être bon, à devenir un membre honorable de la société, mais du moins, il ne passait plus inaperçu. Il ne passerait plus inaperçu. Il n'avait que seize ans, mais on devait compter avec lui.
Il n'avait plus peur. La peur était un mal intolérable. La peur, c'était un flic, un tyran... »

Telles sont les formes les plus caractéristiques de la Délinquance Juvénile actuelle.

Il faudrait, pour tenter d'examiner le sujet dans son ensemble, signaler l'augmentation des délits contre les moeurs et contre les personnes.

Les outrages à agents et les délits de rebellion sont très nombreux, le rapport de la Brigade Spéciale des Mineurs envoyée en mission sur la Côte des Alpes-Maritimes au cours des dernières vacances fait ressortir une augmentation des délits de vagabondage de l'ordre de 70 % sur la même période de l'année précédente.

Et comment en serait-il autrement ? On compte actuellement 250 camps de camping sur la côte des Alpes-Maritimes. Ce sont là des villages éphémères, privés de l'autorité municipale et des services de police. Le gérant ne peut être qu'un commerçant et son autorité est nulle. A Villefranche sur Mer, on a dénombré 250 pensionnaires de 16 à 25 ans, groupés en deux dortoirs. Le camp est dirigé par un instituteur diplômé, assisté de huit à dix jeunes gens venus beaucoup plus pour passer d'agréables vacances que pour faire régner l'ordre

Bien sûr, les mineurs de 18 ans ne sont pas autorisés à sortir au delà de 22 heures, mais l'expression « faire le mur » ne prête-t-elle pas à sourire lorsqu'il s'agit d'un camp de toile ? C'est ainsi que les jeunes seront surpris en compagnie équivoque dans le plus grand laisser-aller moral. Pour gagner quelque argent qui permettra de prolonger d'une semaine le séjour de vacances, on n'hésitera pas à se compromettre, à céder aux propositions des habitués de certains quartiers de Cannes ou de Juan-les-Pins.

En 1959 et dans cette seule région, 13 % des procédures d'attentats aux moeurs concernent des homosexuels. Certains mineurs n'ont pas hésité à confier aux enquêteurs que ces pratiques leur rapportaient de 5 à 10.000 francs par jour. Cette année, 300.000 garçons de moins de 21 ans ont pris des vacances sur la Côte d'Azur, en juillet et en août.

Trop d'individus font du prosélytisme auprès de cette jeunesse trop indépendante socialement alors qu'elle ne l'est pas économiquement.

* *

Il faut se garder de tirer des conclusions trop hâtives d'un tel bilan.

Le Public exige de la Presse le maximum d'information, et force lui est parfois de relater en première page, des faits qui, il y a quelques années, n'auraient pas retenu l'attention.

La délinquance juvénile n'est pas un phénomène nouveau. Le mal de la Jeunesse a toujours existé : St Augustin lui-même confesse qu'au quatrième siècle de notre ère, il allait saccager les poiriers, la nuit, avec sa bande de « dragueurs » carthaginois.

La France, l'Europe s'étonnent des chahuts pervers de la jeunesse actuelle. Mais il ne faut pas oublier qu'on a à faire face à des classes creuses. Dans trois ou quatre ans, ceux qu'on appellera « la nouvelle vague », et qui atteindront leur dix-septième année seront-ils des « Blousons Noirs » ?

C'est là qu'est tout le problème.

Sommes-nous vraiment au siècle où la Jeunesse est, comme l'affirmait M. le Procureur Général Aydalot, « mieux comprise et mieux protégée » ?

Mieux protégée, peut-être. Le législateur a compris qu'il était urgent de prendre des mesures au moment même où l'accroissement démographique en France va augmenter le nombre des jeunes dans d'inquiétantes proportions. L'ordonnance du 23 décembre 1958, qui accroît considérablement les pouvoirs du Juge des Enfants considéré plutôt comme un « juge social », répond à ce besoin. C'est dans cet esprit qu'ont été adoptés les ordonnances et décrets de janvier 1959 relatifs à l'accès des mineurs dans certains établissements, le décret du 10 octobre 1959, qui a porté à 18 ans l'âge requis pour être admis à assister à la projection de certains films jugés dangereux pour la jeunesse.

Mais mieux comprise ? Nous ne le pensons pas. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire un passage du livre « Mauvais garçons de bonne famille » où M. Joubrel expose :

« Ils ont l'impression d'être trompés. Tout ce qu'ils apprennent très tôt par les magazines, la radio, l'écran de télévision ou de cinéma n'a pas de commune mesure avec le milieu mesquin et rétréci où la plupart d'entre eux doivent vivre. Ils se cabrent donc contre les adultes en général et leurs parents en particulier. Ceux-ci, incapables de répondre à beaucoup de questions qu'on leur pose, encore plus décontenancés que leurs enfants, ne sachant plus sur quoi fonder une autorité qui leur échappe, finissent trop souvent par y renoncer, et les jeunes s'en trouvent encore plus incompris et abandonnées. »

Le vrai problème, en définitive, est un problème d'« homme », et on peut s'étonner que tous ces jeunes n'aient jamais rencontré d'HOMME sur leur route.

On assiste de plus en plus à la démission des parents qui veulent fuir leurs responsabilités. Ils ne veulent plus croire à grand'chose, et constatent avec amertume que « la roue tourne plus vite depuis dix ans que pendant des siècles aux périodes antérieures de l'Histoire ».

Le fossé se creuse entre les générations. Et l'autorité mondiale continue à mettre notre jeunesse en accusation. On lui reproche le cynisme dont elle témoignerait à l'endroit de la chose publique, on lui reproche de rechercher les plaisirs faciles et les jouissances de la possession. Mais qui doit porter la responsabilité du désarroi actuel de la Jeunesse ?

Ecoutons la voix de la petite Anne Franck :

« On ne peut pas vivre à notre âge sans s'accrocher à un peu d'ldéal, à un peu d'espoir... Et c'est pas facile, avec ce qui se passe... C'est tout de même pas notre faute si le monde est devenu quelque chose de tellement laid, de tellement sale. Est-ce qu'on était là quand tout a commencé ? Non ! Alors qu'on ne vienne pas nous mettre tout sur le dos. On n'y est pour rien, nous autres ! »

Qui n'a pas cherché à donner un avis sur les causes de la crise des jeunes ?

M. Jean-Paul Sartre l'attribue à deux facteurs : la guerre froide, et l'incapacité des adultes à résoudre les problèmes fondamentaux de la Société, le chroniqueur de « l'Osservatore Romano » note que «  les Teddy Boys » sont les héritiers de la plus douloureuse maladie qu'ait jamais subi l'humanité. Ce sont les héritiers de l'idéologie, de la psychologie, des catastrophes des deux guerres mondiales. M. Chazal incrimine le prodigieux développement des techniques audio-visuelles, le culte de l'efficacité qui envahit le domaine moral sans souci des moyens employés.

Bien sûr, il est utile de se pencher sur l'étude de tous ces facteurs biologiques, psychologiques, familiaux, économiques, cependant il est désespéré de dire que ce qui a manqué à toute cette jeunesse délinquante, meurtrière, irrécupérable, c'est de l'affection, de l'attention, la fessée ou le fouet. Il est trop tard.

Socrate disait que nul n'est méchant volontairement. Si l'Homme est naturellement bon, il faut, dit Saint-Exupéry, « restaurer l'Homme ».

La perfection d'un système de répression du crime chez l'enfant sera atteinte le jour où celui-ci s'abstiendra de commettre le délit, non par crainte de la punition, mais par le bon sens et la vertu qu'on aura développés dans son âme.

Il ne s'agit pas de promouvoir un code d'interdits mais seulement de changer un climat.

Et l'effort devra porter sur la famille, où il sera absolument nécessaire de rétablir les traditions, à l'école, où on devra permettre à l'instituteur d'être un éducateur qui aidera l'enfant à résoudre les problèmes qu'il se pose, et non plus seulement un moniteur du savoir, au lycée, à l'atelier, dans le travail, par l'octroi de débouchés plus nombreux et plus accessibles, et surtout dans l'organisation des loisirs.

Il y a actuellement tout un monde à réformer.

Les Jeunes se poseront toujours des questions.

Mais ils n'obtiendront les réponses qu'ils attendent que le jour où chacun aura fait sienne la Règle d'Or du « Petit Prince » de Saint-Exupéry :

« Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. »



© Jean HOCQUET

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