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Conférence du Stage

La délation

par Maître Dominique DIEBOLD
Avocat à la Cour de Nancy




RENTREE SOLENNELLE DE LA CONFERENCE DU STAGE
11 octobre 1997


C'est ici, dans cette ancienne salle de bal du Roi Stanislas, que sont aujourd'hui jugés les crimes.

Pendant ces procès d'assises, les projecteurs sont toujours braqués sur l'accusé, sur les juges et les jurés, sur le procureur, les policiers, les défenseurs.

Mais de tous ces protagonistes, il en est un qui reste dans l'ombre, alors que sans lui, peut-être, le procès n'aurait pas eu lieu.

Ce personnage, décisif et décrié, porte un nom : Délateur.

Le délateur, cet être mystérieux que l'on s'imagine drapé de noir et reclus dans une chambre lugubre, préparant dans le plus grand secret sa dernière trahison, n'aime guère que l'on parle de lui.

Et pour brouiller les pistes, il se cache derrière des visages et des noms des plus divers.

Ainsi parle-t-on de mouchard, de balance, d'indic, de tonton, de donneuse, de corbeau...

Mais ces noms, qui sonnent à nos oreilles comme de vulgaires injures, ne doivent pas nous faire oublier que la délation est avant tout une réalité historique et sociologique fondamentale, indissociable de l'histoire des civilisations antiques ou modernes.

En effet, contrairement aux idées reçues, l'acte fondateur de toute société humaine n'est pas le meurtre du père, ou le contrat social, mais une sorte de sacrifice initial par lequel le délateur, en désignant un coupable, assure la cohésion du groupe, et rétablit l'ordre dans la Cité.

Dès l'origine, la délation s'est imposée à l'Homme.

Elle a transformé de simples faits divers trop humains, en des mythes originels presque divins, offrant à l'humanité ses premiers martyres, et ses plus grandes religions.

Car si Moise, craignant d'être dénoncé, n'avait pas dû fuir la Terre d'Egypte après avoir tué un garde du peuple esclave, si Mahomet n'avait pas abandonné La Mecque tenaillé par la peur d'être trahi par les siens, et si Jésus, enfin, n'avait pas été vendu par Judas pour trente deniers, tous ces martyres n'auraient été que de vains agitateurs, vite oubliés.

A l'origine était donc la délation.

Et si l'on ne connait pas le nom du premier délateur, peut-être n'est-il autre que le premier homme, lorsqu'il a dénoncé sa compagne pour s'innocenter soi-même.

Comme si pour sauver l'humanité, il avait fallu la trahir une première fois.

Cette trahison originelle n'a, depuis lors, jamais cessé de marquer l'histoire de l'Homme, des civilisations, et des institutions.

C'est la Grèce d'abord, puis Rome, qui ont donné à la délation un véritable cadre institutionnel, dans lequel elle a pu évoluer comme une donnée tout à fait normale de la vie civique.

C'est l'Archonte Solon qui, au sixième siècle avant notre ère, a voulu donner à Athènes une justice populaire, en autorisant les citoyens à poursuivre eux-mêmes quiconque se rendrait coupable de crimes ou de délits.

Avec la Loi Solon, chaque citoyen devenait un accusateur potentiel, et les comportements jugés nuisibles n'étaient donc plus l'affaire des seules victimes ou des seuls magistrats de la Cité, mais concernaient desormais la collectivité toute entière.

En récompense de son acte de civisme, l'accusateur recevait une somme d'argent prélevée sur le montant de la condamnation.

On devine alors que, sans tarder, l'appât du gain devait prendre le pas sur le sens civique, donnant naissance à une nouvelle profession, celle de sycophante, véritable délateur institutionnel prêt à toutes les calomnies pour tirer profit du généreux système.

Et si plus tard, l'occident chrétien a voulu guérir sa justice de ce « mal de la délation » en remplaçant le citoyen accusateur par le Ministère Public, aucune réforme n'a jamais permis de séparer totalement la répression de la délation.

L'Histoire n'a d'ailleurs jamais cessé de nous le rappeler.

La Révolution française, tout d'abord, avec en son coeur la dénonciation par Drouet du Roi Louis XVI à Varennes, fait de la délation une nouvelle vertu républicaine.

Véritables officines de délation au service du gouvernement, les Comités de surveillances et autres Comités de sûreté générale suscitent et reçoivent les dénonciations, puis choisissent parmi elles celles qui rempliront les listes funestes des Tribunaux révolutionnaires, et conduiront les traîtres à la guillotine.

Les dénonciations affluent, car elles sont le plus sûr moyen de prouver son patriotisme, et donc de se prémunir soi-même contre toute arrestation.

Les titres des journaux de l'époque sont d'ailleurs révélateurs de cet état d'esprit, puisque les quotidiens s'appellent alors « l'Espion de Paris », « l'Ecouteur aux portes », ou encore « le Dénonciateur patriote ».

Dans cette période de crise, le citoyen révolutionnaire n'a qu'un seul mot d'ordre :

« Faisons nous délateurs pour nous rendre innocents. »

Cette même maxime ressurgira moins de deux siècles plus tard, dans la France de l'occupation.

Pendant cette période, les Français sont saisis d'une fièvre épistolaire unique, et ce sont près de 5 millions de lettres de délation, anonymes ou signées, qui sont adressées aussi bien aux autorités françaises qu'aux forces d'occupation allemandes.

Les lettres émanent de toutes les couches de la société, de tous les milieux : paysans, avocats, prêtres, commerçants, mères de famille...

Tout le monde dénonce tout le monde.

Les mobiles de ces dénonciations sont très divers, et leurs auteurs ont souvent bonne conscience car en écrivant aux autorités, ils ont le sentiment de remplir un devoir civique.

Mais l'acte de civisme n'est souvent que le prétexte, plus ou moins conscient et avoué, pour assouvir des vengeances et laisser libre cours à des pulsions malsaines.

Derrière la haine politique ou l'antisémitisme, se dissimulent parfois des rivalités de voisinage, ou des concurrences commerciales et professionnelles.

On se dénonce même au sein des familles.

Ainsi une femme a-t-elle dénoncé son mari qui avait conservé un vieux fusil de la guerre de 1914.

Emprisonné et inscrit sur une liste d'otages, il risque la mort.

L'affaire remonte jusqu'au Ministre de l'Intérieur, et le mari est finalement libéré.

En temps normal, il y aurait eu une scène de ménage, et on se serait contenté de briser quelques assiettes.

Mais sous l'occupation, la rancoeur conjugale préfère se faire dénonciation, tant elle est devenue une pratique courante.

A côté de ces bons Français, la presse elle-même se transforme en auxiliaire de la répression, et appelle ouvertement à la délation.

Quelques grands titres de l'époque se sont particulièrement distingués, et parmi eux, le journal « Au pilori », qui n'hésite pas à demander des comptes à des citoyens dûment nommés.

On peut ainsi lire, dans l'édition du 20 août 1942 :

« Comment se fait-il que la femme du deuxième adjoint de Bourbon-Lancy ne porte pas l'étoile jaune? Née Cohen, dont la consonnance est nettement hébraique, elle est la fille de parents juifs et doit être considérée comme telle. Nous apporterons à ce sujet toutes les précisions nécessaires. »

Dans ce climat de guerre civile, tous les excès sont possibles, d'un côté comme de l'autre.

Et si certains condamnent ce vaste règlement de comptes national, ils n'hésitent toutefois pas à faire appel, eux aussi, à cette folie délatrice.

« Ici Londres-Les Français parlent aux Français. »

A partir d'août 1941, « Ici Londres » commence à dénoncer les délateurs et les collaborateurs, égrenant de longues listes à l'antenne.

C'est ainsi que l'on pouvait entendre sur les ondes de la BBC, des annonces de ce genre :

« Faute de viande, nos enfants dépérissent. Mais au N°12 de la rue de la Somme, à Bordeaux, habite un boucher qui s'appelle Duval. Pour les mères de famille, il n'a pas de viande. Mais il en a pour les Allemands avec lesquels il se goberge ».

La presse écrite n'est pas en reste, et le journal clandestin « Libération » publie chaque jour ses listes noires.

A la fin de l'occupation, cette pratique de la contre-délation s'institutionnalise avec la Commission d'épuration.

Le Général de Gaulle avouera dans ses « Mémoires de guerre » que rien au monde ne lui a paru plus triste que l'étalage des meurtres, des tortures, des délations, des appels à la trahison, qui venaient ainsi sous ses yeux.

La démarcation entre le dénonciateur vertueux et le délateur méprisable n'est en effet pas facile, et si le « J'accuse » est parfois glorieux, le caprice des évènements peut rendre infâme ce qui semblait hier d'évidente vertu.

Le citoyen qui dénonce peut certes prétendre servir l'ordre et le pouvoir, mais les périodes chaotiques de notre histoire doivent lui rappeler qu'il existe des ordres scélérats et des pouvoirs indignes.

Mais si la délation profite toujours des périodes de crise de la démocratie pour faire surface, c'est toutefois dans les régimes totalitaires qu'elle trouve véritablement sa place, et qu'elle peut prendre toute son ampleur pour devenir la base de ces systèmes politiques.

Ainsi les Etats communistes d'Europe de l'est, ou encore la Chine de Mao, ont-ils faits de la délation une véritable morale officielle, une tâche sacrée du militant révolutionnaire au service de l'idéologie et du pouvoir.

A cette morale, un seul et unique commandement :

« Dénoncez vous les uns les autres. »

La Chine célèbre d'ailleurs chaque année une journée des délateurs.

Une fois par an, lors d'un grand rassemblement populaire, les auteurs des meilleures délations montent à la tribune, et expliquent comment ils s'y sont pris.

Récompensés et glorifiés, ils feront des émules qui assureront, à leur tour, la pérennité du système.

Mais la délation ne peut être réduite au seul rôle de pilier central des systèmes autoritaires ou tyranniques, et elle trouve également sa place dans les sociétés que l'on dit libérales.

En effet, elle est aussi le moyen pour toute société humaine de cimenter autour d'elle des valeurs communes, en désignant à l'autorité répressive le violateur des normes sociales.

La délation s'impose ainsi à tous les systèmes judiciaires, comme source de renseignement indispensable à la répression et donc, plus largement, à l'ordre social.

Et si notre droit pénal ignore le terme de « délation » et lui préfère le terme moins péjoratif de « dénonciation », c'est avant tout parce qu'il se veut pragmatique.

Qu'importe en effet que l'information fournie soit la manifestation d'une perversion morale ou d'un héroisme civique, puisque, dans un cas comme dans l'autre, ses effets sont les mêmes, tant pour la police que pour le Ministère public.

D'ailleurs, les (fameuses) statistiques pénales ne connaissent pas cette distinction, car ce qui compte en la matière, c'est l'existence de l'infraction, et non pas l'origine de l'information.

Le constat est simple : sans renseignements, notre système judiciaire deviendrait vite aveugle et muet, avec pour seule alternative l'inaction (je ne sais pas, donc je n'agis pas), et l'arbitraire (faute de savoir, je réprime au hasard).

Aussi, conscient de ce que le seul sens civique ne saurait suffir à l'informer, il n'a d'autre choix que d'utiliser des méthodes d'incitation à la dénonciation.

Ainsi la balance et l'indic font-ils partie du quotidien le plus banal de l'univers policier, un bon policier étant avant tout un policier bien renseigné.

En échange de l'information, et en vertu du principe selon lequel tout travail mérite salaire, l'indic reçoit une rétribution généralement judiciaire, sous forme d'oubli de la répression, ou de classement sans suite occulte.

L'honnête citoyen s'offusque de ces méthodes.

Pourtant, le fait de confier l'organisation de la dénonciation aux seules forces de police est un gage de liberté, car il évite de transformer la société toute entière en une société policière.

L'institution policière remplace ainsi le regard inquisiteur du voisin, et le commissaire Maigret prend la place de la commère rivée à sa fenêtre.

Le seul but de ces méthodes étant de préserver l'ordre public, elles se trouvent par ce seul fait légitimées, quand bien même le droit les ignore totalement.

Ou presque.

Car il existe une catégorie d'informateurs qui dispose d'un véritable statut légal : ce sont les repentis.

Le repenti est un traître, qui rompt le pacte de confiance qui l'unissait aux autres membres du groupe, pour les livrer à la justice.

Ici encore, la récompense est judiciaire.

Mais elle varie en fonction du zèle et de la diligence du dénonciateur.

Quand son action a eu un effet préventif, il est absout.

Quand son action n'a eu qu'un effet répressif, il ne bénéficie alors que d'une réduction de la peine.

Ce marchandage légal n'a rien de marginal.

Le droit français connait actuellement 7 hypothèses de dénonciation légalement récompensées.

Elles concernent : les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation,les actes de terrorisme,le trafic de stupéfiants,l'association de malfaiteurs,la fausse monnaie,l'évasion des détenus, et la corruption douanière.

Autant de domaines dans lesquels la difficulté de prouver l'infraction est évidente, et où l'appel au seul sens civique ne suffit pas.

D'autant plus que la dénonciation n'est vécue comme un devoir civique que par une minorité, et dépend fortement du jugement individuel porté sur l'infraction commise.

Un récent sondage publié par le « Nouvel Observateur » nous montre ainsi que si 96% des français sont prêts à dénoncer un voisin qui martyrise son enfant, ils ne sont plus que 59% pour un voisin qui bat régulièrement sa femme, et 12% pour la fraude fiscale.

Une telle subjectivité, d'apparence incompatible avec l'idée même de justice, est néanmoins reprise par notre droit pénal qui, s'il prévoit un devoir de dénonciation pénalement sanctionné, le limite toutefois à certaines infractions jugées comme étant d'une particulière gravité.

La Loi punit ainsi la non révélation des crimes contre l'intégrité corporelle, le défaut d'informer les autorités des sévices ou privations à mineurs ou à personnes vulnérables, la non révélation des crimes contre les intérêts fondamentaux de la Nation, et la non révélation du vol ou du détournement de matières nucléaires.

Ces règles légales d'incitation à la dénonciation par la promesse d'une récompense ou la menace d'une sanction, démontrent bien que l'intérêt personnel et l'intérêt collectif peuvent se conjuguer.

Dès lors, la distinction entre le dénonciateur, bon citoyen au service de l'intérêt général, et le délateur, qui n'en serait que la réplique individualiste et intéressée, n'a pas lieu d'être.

Car la seule frontière est la conscience de chacun, au gré des circonstances et des époques.

Pour ma part, je ferai miens les préceptes d'un abbé du 18° siècle,l'abbé Dinouart, qui dans un ouvrage consacré à l'éthique du silence, nous enseigne que l'art de se taire est le fait de « savoir gouverner sa langue, prendre les moments qui conviennent pour la retenir, ou pour lui donner une liberté modérée ».

Car « le premier degré de la sagesse, est de savoir se taire ; le deuxième, de savoir parler peu, et de se modérer dans le discours ; le troisième, est de savoir beaucoup parler, sans parler mal et sans trop parler ».




© Dominique DIEBOLD

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