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Conférence du Stage

Fallait-il les fermer ?

par Maître Georges DAL MOLIN
Avocat à la Cour de Nancy




RENTREE SOLENNELLE DE LA CONFERENCE DU STAGE
12 octobre 1990



Ma chère Marthe,

Ton repentir tardif était sincère.

Amers regrets de ta victoire sur les maisons.

Mais au juste était-ce une victoire ?

Fallait-il les fermer, ces maisons... closes ?

Paradoxale question.

Adieu le SPHINX, le CHABANAIS, le ONE TWO TWO, le SIX FESSES.

Fermés pour cause de moralité publique.

A l'ombre de Saint-Epvre, les rues du Moulin et du Maure qui Trompe pleurent la disparition de leurs gros numéros.

Adieu le « 7 », le grand « 12 », le petit « 2 ».

Les persiennes sont tirées.

Les lanternes éteintes.

Les filles expulsées.

Fermeture définitive et sans indemnité.

Loi du 13 avril 1946.

Victoire !

La bastille est détruite.

La tolérance n'a plus de maisons.

Fini le lupanar tour à tour refuge de l'innocence ou bastion du vice, vaisseau à caresses ou dégorgeoir des virilités, fabrique à regrets ou égout séminal.

Grâce à toi, Marthe, ces lieux de débauche se retrouvent hors la loi.

C'est le triomphe d'un principe moral.

La France renonce à la réglementation de la prostitution.

Prévention et reclassement social des prostituées, répression accrue du proxénétisme :

Telle est la nouvelle politique de l'Etat.

Et vive l'abolitionnisme !

Filles de joie, filles de nuit, filles d'amour, vous êtes libres !

Plus d'inscription sur les registres de la police, ces livres de la honte.

Plus d'identification, de surveillance, de regroupement.

Plus de mises en carte, de cadences infernales, de contrôles policiers arbitraires, de visites sanitaires avilissantes.

Libérée de ces flétrissures, la putain recouvre sa dignité de femme.

Affranchie de cet esclavage, la prostituée devient enfin libre.

Libre d'aller et venir comme toute autre citoyenne.

Libre de se prostituer ou de s'amender.

Libre... mais... à la rue.

Oui Marthe, regarde les courir.

« Elisa, Pépé, Amanda, revenez ! »

L'amour vénal fuit dans la rue.

Les filles sans logis y refluent taquiner le client.

Un quarteron de pensionnaires vient grossir le bataillon des insoumises et clandestines, poursuivant leur activité en formation dispersée.

Certaines redeviennent chandelles, battant semelles sur le pavé.

D'autres, amazones itinérantes au volant de leur automobile.

D'autres encore, filles montantes à l'hôtel de passe toujours ouvert.

A l'enseigne des cabarets, aux abords des squares, casernes ou grands boulevards, la prostitution occupe les lieux publics.

Officiellement interdites, les maisons de rendez-vous refleurissent clandestinement à la satisfaction de leur fidèle clientèle.

Plus de maisons : plus de prostitution.

Voyons Marthe !

Regarde autour de nous ce que sont devenues nos hétaïres d'antan.

Regarde autour de nous à quoi conduit l'hypocrisie de notre Etat, de notre Droit.

Drapée d'un voile pudique, Marianne ignore la prostitution, activité ni interdite ni réprimée en tant que telle.

Faut-il d'ailleurs s'en étonner ?

Tirer profit de son corps ou monnayer ses charmes, n'est-ce pas disposer librement d'un bien propre ?

Affaire de conscience personnelle, d'éthique individuelle plus que de Droit.

Peut-être.

Le Fisc, lui, plus pragmatique, appréhende la prostitution, cette source de profit, cette matière imposable, même dans les endroits que la morale réprouve.

Le marché du sexe doit rapporter gros : 10 milliards de francs par an, dit-on.

Dispensées de TVA, mais non de redressements fiscaux, les péripatéticiennes voient taxer d'office leurs bénéfices non commerciaux.

Oui mes chers confrères, leurs bénéfices non commerciaux, car, cocasse ironie du sort, cette catégorie fourre-tout fait cotoyer représentants du culte prostituées et avocats.

Des gens de robe, quoi !

Ignorant la prostitution, acte privé en soi non punissable, la loi perverse ne touche qu'aux accessoires : proxénétisme et racolage.

Filles publiques, prostituez vous, oui mais sans ami, sans toit, sans gestes ni paroles, sans invites ostentatoires, sans battements de cils intempestifs.

Prostituez vous, oui, mais avec réserve et discrétion, sans choquer notre moralité, sans troubler notre tranquillité.

Et pourtant, les vois-tu, Marthe, les mille et un visages de nos Vénus crapuleuses ?

Les visages avenants des aristocrates du métier : call-girls raffinées ou hôtesses très spéciales, masseuses tantôt thaïlandaises, parfois californiennes, manucures et shampuineuses en tous genres offrant service à domicile ou enfin minitelistes averties pour échange de phantasmes avec client branché sur liste rose.

Mais aussi et surtout les visages meurtris des mercenaires de l'amour, O.S. du sexe, et autres filles à l'encan s'offrant souvent droguées au fond de bouges infects jusqu'à ce qu'elles s'écroulent.

Et les nouveaux temples de l'amour, les as-tu visités, Marthe ?

Studios discrets et hôtels particuliers bien sûr.

Mais aussi jardins publics, parkings souterrains, foyers d'immigrés, caves d'H.L.M. où exercent sans champagne ni glaces au plafond les milliers de clandestines, professionnelles ou occasionnelles arrondissant ainsi leurs fins de mois.

Les vois-tu, Marthe, ces quartiers chauds, ces rues froides où l'angoisse et la maladie, la souffrance et l'humiliation rongent nos belles de nuit ?

Et ce trottoir plein de dangers : l'imminence de la rafle, l'agression sauvage d'un passant, l'amende injuste de la police, les coups violents du proxénète.

Alors la comprends-tu, Marthe, la révolte de nos filles de noce, la grève spectaculaire de nos prostituées ?

Elles qui d'habitude tendent les bras ont osé pour une fois lever le poing.

C'était contre cela, voilà déjà quinze ans, que protestaient Ulla et ses compagnes, prenant Dieu à témoin et les églises en otages.

Contre le mépris, la violence et l'exploitation, contre l'ostracisme qui les frappaient.

Moins de contraventions, plus de respect.

La liberté de la rue et la sécurité du travail.

La reconnaissance du statut de prostituées, de salariées de l'amour, d'assistantes sociales de la libido.

Voilà ce qu'elles revendiquaient : un droit de cité pour le corps prostitué.

L'opinion publique s'en est alors émue.

Le gouvernement inquiet nommait Monsieur PINOT, haut magistrat, « Monsieur Prostitution ».

Et ce dernier de dénoncer, dans un rapport rendu public, la condition des prostituées tratées en délinquantes et isolées du corps social.

« A une solution aussi dégradée et dégradante, des solutions doivent être apportées au plus tôt, non seulement pour honorer les engagements abolitionnistes de la France, mais aussi dans un simple souci humanitaire », lançait-il.

Comme il est beau ce cri du coeur !

Comme il est vain ce cri d'alarme !

Eh oui qu'y a-t-il de changé aujourd'hui, Marthe ?

Pas à Nancy bien sûr, où nos quelques figures locales poursuivent fièrement leur activité piétonnière sous l'oeil débonnaire de l'équestre René II.

Mais là bas, dans ces hauts lieux de la prostitution, dans ces grands centres urbains ?

Qu'y a-t-il de changé ?

Rien... presque rien.

Second souffle du milieu, la prostitution s'est réorganisée de la rue aux studios.

Les Ghanéennes ont envahi le marché.

La concurrence s'est installée parmi trente mille prostituées.

Le proxénétisme a survécu aux coups portés par le législateur.

Des trafics ont vu le jour ; des réseaux se sont tissés.

Le marché commun de la prostitution est né.

Et puis...

Et puis les travestis ont investi le bois de Boulogne devenu boulevard du sexe, de la drogue et du Sida.

Le Sida.

Le spectre du Sida.

Nouvel ennemi, nouveau péril.

Groupes à risque ou séropositives, les prostituées redeviennent boucs émissaires.

La peur de la maladie réveille la tentation de l'enfermement, du contrôle médical systématique.

Et le rêve hygièniste de ressurgir tourmenter nos élus.

Et les nostalgiques des maisons closes de crier à la réouverture.

Faut-il les réouvrir ?

L'idée refait surface, Marthe.

Proposition réaliste ou utopie sinistre, question opportune ou solution réactionnaire ?

Les avis sont partagés.

Madame BARZAC, ancien ministre de la santé, elle, n'a pas hésité et s'est prononcée pour, ouvertement pour.

Mais je t'en prie, Marthe, dis leur, toi, que les maisons d Grand-Papa ne ressemblaient pas toutes à la maison Tellier de Maupassant.

Que le sublime y cotoyait le sordide.

Que les filles, condamnées à vie à la prostitution, n'avaient aucun espoir de relèvement.

Dis-leur, toi, que les proxénètes étaient les plus grands pourvoyeurs de ces maisons.

Que les contrôles sanitaires n'ont jamais enrayé la syphilis.

Que la relégation en maisons n'a pas empêché la prostitution sauvage et clandestine.

Que la France a ratifié la Convention des Nations Unies du 2 décembre 1949, interdisant toute réglementation, mise en carte ou surveillance des prostituées.

Dis-leur, toi, enfin, Marthe, que la réouverture serait la rente Pinay des rabatteurs, souteneurs, proxénètes et autres trafiquants de chair humaine.

Et vous les filles, dites-leur à nos politiciens obtus qu'après quarante ans à travailler dans la rue, vous ne redeviendrez jamais des femmes d'intérieur.

Que vous préférez encore la rue et ses dangers à l'atmosphère aseptisée, médicalisée, déshumanisée des Eros Centers allemands.

Que vous n'êtes pas toutes des demoiselles Margot, gloire du CHABANAIS, mais que ni vicieuses, ni victimes, ni délinquantes, jamais plus vous ne serez enfermées.

Mais pardonnez-moi, Monsieur le Bâtonnier, de m'être fourvoyé.

Quelle était au juste la question posée ?

Faut-il les réouvrir ou fallait-il les fermer ?

Merci en tous les cas, Monsieur le Bâtonnier,

Merci de me donner la clef.

© Georges DAL MOLIN

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