LES FRANÇAIS ET LA JUSTICE |
Le Groupement d'Intérêt
Public "Mission de Recherche Droit et Justice" a été
créé en 1994 à l'initiative conjointe du
ministère de la Justice et du Centre National de la Recherche
Scientifique.
Il a pour objectifs
- de définir une politique
scientifique de recherche pluriannuelle sur les questions intéressant
le Droit et la Justice.
- de mettre en oeuvre une programmation
cohérente faisant appel à toutes les disciplines
des sciences humaines et sociales.
- de diffuser et de valoriser auprès
des divers publics concernés les résultats des travaux
qu'il a financés.
I. L'enquête quantitative
Une institution qui souffre d'un déficit de confiance
Le discours de l'expérience
Des acteurs compétents
La réforme des moyens
La réforme des principes
II. L'enquête qualitative : bilan de l'existant et perpectives pour une réforme de la justice
Pour un accès plus facile à l'information judiciaire
La permanence de problème anciens
De nouvelles institutions judiciaires
La justice face à la police, aux médias et au monde politique
La formation
L'espace judiciaire européen
Dans le cadre de son programme scientifique pour 1997, le
G.I.P. Mission de Recherche Droit et Justice a entrepris de consulter
les Français sur l'image qu'ils se font de la Justice ainsi
que sur leurs attentes à son égard.
Une enquête par sondage auprès d'un échantillon
représentatif de plus de 1000 personnes et par entretien
avec 21 professionnels du Droit et de la Justice a été
réalisé en juin dernier.
Ce numéro spécial du bulletin d'information du G.I.P.
en présente les principaux résultats. Les données
recueillies ont été mises en perspective avec les
enseignements d'un sondage comparable réalisé en
1991.
Fiche technique
La conception du sondage a été confiée à l'institut CSA auquel le GIP a apporté son concours. Le questionnaire a été administré entre le 12 et le 24 juin 1997 à un échantillon national représentatif de 1042 personnes âgées de 18 ans et plus. |
Bien que son image se soit légèrement améliorée
auprès du grand public entre 1991 et 1997, la Justice demeure
aux yeux des Français une institution qui suscite la défiance.
Globalement critiquée pour son manque d'indépendance
et d'équité, jugée éloignée
des besoins de la majorité de la population et peu accessible,
considérée comme fonctionnant mal et, surtout, trop
lentement, la Justice semble à beaucoup impuissante à
répondre aux problèmes sociaux. Cette opinion sévère
est cependant nuancée par le sentiment certes assez vague
et plus proche sans doute du voeu que de la conviction profonde,
que des améliorations sont possibles. La modernisation
et le renforcement de l'indépendance de la Justice sont
considérés comme des objectifs impérieux.
La crise de représentation qu'expriment les Français
vis-à-vis des institutions semble toucher la Justice plus
durement que d'autres institutions. Si le rapport de confiance
exprimé par les personnes interrogées est positif
pour la Sécurité Sociale (68% d'opinions positives
contre 27% d'opinions négatives), l'Armée (68% contre
28%), l'Éducation Nationale (65% contre 29%) et la Police
(55% contre 40%), ce rapport s'inverse quand la question porte
sur les élus locaux (39% d'opinions positives contre 54%)
, la Justice (38% contre 55%), le Parlement (32%
contre 55%), le Président de la République (29%
contre 63%), le Gouvernement (20% contre 72%) et les médias
(20% contre 75%). L'institution judiciaire, en position médiane
dans ce palmarès se situe très en dessous des cotes
de confiance dont jouissent les administrations publiques mais
au dessus de celles dont bénéficient les institutions
politiques.
Oui Non N.s.p.p.
L'analyse détaillée des réponses apportées à cette question révèle que la défiance envers la Justice ne présente pas de différences majeures selon les différentes catégories de la population, à l'exception cependant des 35-49 ans (66% contre 55% en moyenne), des patrons de l'Industrie et du Commerce (70% ) et des électeurs d'extrême-Droite (70%). La désapprobation globale à l'égard de la Justice est également plus forte de la part des personnes qui ont eu affaire à elle (65% de défiance contre 55% en moyenne). Un "pic" dans l'expression de ces avis critiques (79%) est enregistré chez les personnes qui déclarent être favorables à la transformation de la société, traduction probable d'un souci plus grand de justice sociale.
Même si leur jugement global est en évolution
légèrement positive depuis le début de la
décennie une forte majorité des répondants
(66% contre 71% en 1991) disent encore que la Justice fonctionne
"assez mal" (42%) ou "très mal"
(22%). Un tiers de l'échantillon estime qu'elle fonctionne
"bien" (ils n'étaient qu'un sur quatre en 1991),
1% seulement déclarant qu'elle fonctionne "très
bien". En contrepoint de cette timide amélioration
du jugement global, les opinions relatives à l'indépendance
de la Justice se sont dégradées : 79% des Français
(toutes préférences politiques confondues) pensent
en effet en 1997 qu'elle est "plutôt dépendante"
du pouvoir politique (ils n'étaient "que"
60% en 1991), 15% (contre 26% en 1991) exprimant un avis contraire.
Il est à noter que les cadres supérieurs, modérés
dans leur appréciation antérieure, se montrent plus
sévères en 1997.
Symbole républicain par excellence, la Justice est aussi
perçue comme impuissante à assurer un traitement
égalitaire à l'ensemble des Français,
qui la jugent inégalitaire à la fois dans son accès
(selon 79%, l'accès n'est pas égal pour tous")
et dans ses décisions (seuls 27% des Français pensent
que "les justiciables sont égaux devant les tribunaux).
En outre, si l'action quotidienne de la Justice fait l'objet d'appréciations
plutôt positives quand il s'agit d'affaires civiles (pour
60% des répondants) ou de conflits du travail (47%), l'institution
judiciaire est considérée comme désarmée
lorsqu'elle s'affronte aux problèmes sociaux actuels.
Ainsi, en matière de défense des libertés
et des droits fondamentaux, de traitement des affaires pénales,
de lutte contre la drogue, contre la délinquance financière
ou la corruption, la balance des opinions devient nettement négative,
à des degrés plus ou moins prononcés (de
-10 à -56 points) selon les domaines envisagés.
Dans une société où les régulations
traditionnelles sont de moins en moins efficientes et où
les rapports sociaux se complexifient, la demande d'arbitrage
explose, exposant la Justice à des attentes de plus en
plus pressantes qui dépassent souvent ses compé
-tences et ses moyens.
En dépit de ces préventions, le recours à
la Justice demeure stable : dans l'enquête de 1997,
22% des personnes interrogées contre 20% en 1991 ont déclaré
avoir "eu affaire à la justice" comme demandeurs
ou comme défendeurs. Ce sont des contentieux civils
(70% en 1997 contre 46% en 1991) qui ont majoritairement justifié
ce recours à la Justice davantage que des affaires
pénales (35% des actions contre 20% lors de la précédente
étude.
Les reproches qui sont adressés par les justiciables à l'institution judiciaire se répartissent sur de nombreux motifs d'insatisfaction. Qu'ils aient eu ou non recours à la Justice, les Français sont critiques quant à la complexité du langage judiciaire, la durée des procédures, le coût des actions et l'accès à l'information. Pour chacun de ces item, les opinions critiques sont très élevées (de 58% pour l'accès à l'information à 96% pour la durée des procédures), comparables quantitativement d'une enquête à l'autre.
Chez les personnes ayant eu recours à la Justice seul
l'accueil reçoit l'approbation : 57% d'entre elles
(mais elles étaient 60% en 1991) estiment avoir été
bien accueillies. En revanche elle déplorent majoritairement
le déficit d'information : 57% (contre 55% en 1991) disent
avoir été "mal renseignées", point
de vue partagé par 42% des non-usagers qui déclarent
qu'il n'est pas facile d'obtenir des renseignements.
Jugée lente, onéreuse, complexe et peu accessible,
la Justice est considérée en outre comme médiocrement
efficace dans son rôle de protection des victimes. Si
les réponses aux questions d'opinion portant sur sa capacité
à assurer leur protection (55% d'avis positifs), à
les accueillir ou à leur permettre d'obtenir réparation
(46% d'avis positifs sur ces deux points) sont proches de la moyenne,
ces scores se dégradent (entre 30 et 40% d'approbation)
lorsqu'il s'agit de jugements sur le traitement réel des
victimes au terme des procédures. L'analyse montre également
que ces opinions sont encore plus accusées de la part de
ceux des répondants qui ont eu une expérience judiciaire.
Au final une conclusion massive s'impose : "il vaut mieux
s'arranger à l'amiable". Mais une différence
sensible sépare toutefois quant à cette proposition
ceux qui ont eu recours à la justice (d'accord à
80% avec cette assertion) et ceux qui n'y ont pas eu recours (69%).
Les données recueillies à travers l'enquête
du CSA traduisent une attente forte et urgente des Français
en matière de réforme de la Justice, qu'ils souhaitent
plus indépendante, plus équitable envers les différentes
catégories de citoyens et plus accessible tant sur le plan
du coût des procédures que sur celui de la formulation
de ses décisions.
C'est de la part des professionnels de la Justice, magistrats
et avocats principalement, que les Français attendent les
impulsions qui permettront à l'institution judiciaire de
se réformer. La compétence et la qualité
du travail de ces professionnels paraissent constituer des atouts
essentiels dans la perspective espérée d'une réforme
fondée sur un retour aux principes et une amélioration
des moyens.
L'appréciation que les Français portent sur la Justice,
si elle est critique, n'en est pas moins nuancée, distinguant
avec subtilité ce qui relève du fonctionnement des
institutions de ce qui revient aux acteurs. Quand on examine globalement
les réponses apportées aux questions relatives à
ceux-ci (ou plus exactement à une partie d'entre eux car
seuls les magistrats et les avocats ont fait l'objet de questions),
on constate qu'il existe dans les esprits un découplage
fort entre l'évolution des structures et l'activité
des hommes, ceux-ci étant jugés avec indulgence,
celles-là recevant une volée de bois vert.
Les avocats bénéficient dans l'opinion d'une
image plutôt favorable. Quatre caractéristiques
sur les six à propos desquelles un avis était sollicité
recueillent des réponses positives, voire très positives
de la part des répondants. C'est ainsi que les avocats
sont considérés comme compétents (78% d'avis
favorables), accueillants (76%), facilement accessibles (57%)
et s'occupant bien des affaires qui leur sont confiées
(54%). En revanche le coût de leur intervention est considéré
comme trop élevé (93%) et leur honnêteté
n'est reconnue que par 39% des personnes sondées.
La ventilation des réponses à ces questions entre
les personnes ayant eu affaire à la Justice et les autres
montre qu'il existe chez les premières une plus grande
réserve envers les avocats..
Ces données qui restent assez sommaires incitent à
penser qu'en tant que relais quasi quotidiens de l'institution
judiciaire, les avocats contribuent à rendre celle-ci moins
lointaine des justiciables.
L'analyse de l'image des magistrats fait ressortir plus clairement la fragilité de la confiance que les Français accordent aux professionnels de la Justice. On s'accorde largement à les décrire comme "débordés de travail" (77%), compétents (71%) et correctement rémunérés (63%). Les avis sont plus partagés mais encore positifs quand il est question de leur courage (57%) de leur honnêteté (47%) ou de leur capacité à comprendre la société (44%).
Mais le jugement vire au négatif quand on évoque leur impartialité (39%) leur indépendance vis-à-vis des milieux économiques et financiers (21%) et, surtout, du pouvoir politique (17%).
L'examen des réponses des personnes ayant eu recours à
la Justice traduit une attitude plus critique de leur part à
l'égard des magistrats, cette réserve ne s'appliquant
pas aux appréciations concernant la compétence.
Les diplômes et la sympathie politique nuancent également
les opinions. Les diplômés de l'Enseignement supérieur
sont plus nombreux à reconnaître la compétence
(80%) et l'honnêteté (54%) des juges que les non-diplômés
(61% et 44%). Des écarts se manifestent également
entre sympathisants de Gauche et de Droite, les premiers étant
moins indulgents dans leur estimation de la compétence
(71%), de l'honnêteté (48%), de la compréhension
(44%) et de l'équité (38%) des magistrats que les
électeurs de Droite qui les créditent respectivement
de 82%, 57%, 56% et 50% d'avis positifs sur ces items. En revanche
la proximité partisane joue peu sur le sentiment de dépendance
vis-à-vis du pouvoir politique qui est très largement
partagé par les deux groupes.
Ces données conduisent au constat qu'à la fois l'institution
et, dans une moindre mesure, ses acteurs, manquent de crédibilité.
Mais la question reste entière de savoir quel prix les
Français sont prêts à payer pour une réforme
en profondeur de la
Justice qui donnerait à celle-ci plus d'efficacité
et d'équité, tout en lui conservant son statut de
gardienne des grands principes.
S'ils appellent de leurs voeux une réforme profonde de la Justice, les Français restent cependant attachés à certains principes. Le respect de la présomption d'innocence et le secret de l'instruction restent "sacrés" aux yeux de nos concitoyens, signe d'une attente moins monolithique que leurs critiques pouvaient le laisser croire.
Pour 56% des répondants, il ne doit pas être dérogé
au principe du secret de l'instruction, droit fondamental
des citoyens. Le souci de protection de l'individu mis en examen
l'emporte donc sur l'information du citoyen qui n'est que pour
37% des répondants, un argument de nature à entraîner
l'aménagement, voire la disparition du secret.
L'attachement à ce principe du secret de l'instruction
est d'autant plus grand que les Français ont le sentiment
croissant qu'il est en danger. La menace la plus forte ne vient
pas, selon eux, des milieux judiciaires puisqu'une majorité
des répondants estime que les avocats (62%) et les magistrats
(51%) le respectent bien. Ce sont les policiers (68%) et, surtout,
la presse (86%) qui sont considérés comme peu respectueux
de ce principe, révélant la perception d'un véritable
antagonisme entre des univers (l'Information et la Justice) qui
participent pourtant l'un comme l'autre à la défense
des libertés individuelles.
Si la liberté de l'information n'est donc pas une priorité,
la volonté de réforme exprimée par le politique
et l'opinion publique se rencontre en revanche sur deux axes majeurs
: la réforme des moyens attribués au ministère
de la Justice et la volonté d'aménager, sinon de
briser, le lien entre pouvoir politique et magistrature.
Efficacité mais surtout égalité sont les
maîtres-mots de cette Justice rénovée que
souhaitent les Français. L'idéal d'une Justice
égale et accessible à tous est encore bien vivant
dans la France de 1997. "Rendre la Justice plus accessible
à ceux qui ont de faibles moyens financiers" est la
première des exigences exprimées, 64% des sondés
citant cette proposition comme prioritaire. Les catégories
les plus "fragilisées" par la crise économique
sont, bien entendu, les plus nombreuses à réclamer
cet idéal de Justice : au premier rang de celles-ci les
ouvriers et les non-diplômés (70% contre 64% en moyenne)
mais aussi les personnes disposant de faibles revenus (75% des
répondants ayant un revenu mensuel n'excédant pas
5000 Frs adhèrent à cette proposition). L'égalité
dans l'accès à la Justice reste une valeur plus
centrale chez les sympathisants de Gauche (67%) que de Droite
(58%) et constitue une attente majeure parmi les personnes
qui considèrent qu'il faut réformer la société
en profondeur.
Parmi les propositions visant à une plus grande efficacité
de la Justice au quotidien, 58% des questionnés souhaitent
que "les affaires soient jugées plus rapidement",
44% qu'on améliore l'indemnisation accordée aux
victimes et 38% que soit "mise en place une justice de proximité
pour régler les petites affaires au niveau local".
L'analyse détaillée des réponses à
ces propositions fait apparaître, évidemment, une
adhésion encore plus large à ces objectifs de la
part de ceux qui ont eu affaire à la Justice.
Le principe de l'échevinage, c'est à dire du
recours à des juges non-professionnels, est approuvé
largement quand il est question de l'appliquer au traitement des
petits délits (76% d'opinions favorables) ou aux affaires
concernant la famille (67%). Sans perdre sa spécificité,
l'institution judiciaire, en s'ouvrant à des profanes",
se trouverait certes désacralisée mais gagnerait
en proximité et en connaissance concrète des problèmes
quotidiens des Français.
Les mesures précédentes sont nécessaires
mais cependant insuffisantes. Car, au-delà d'une réforme
de moyens dont l'importance n'est nullement sous-estimée,
c'est bien une révision de quelques uns des grands principes
de Justice qu'attendent nos concitoyens. Deux questions particulières
ont été posées dans cette perspective, concernant
l'une l'indépendance du Parquet, l'autre l'élargissement
des pouvoirs du Conseil Constitutionnel.
S'agissant du lien entre les Procureurs et le Ministre de la
Justice une nette majorité (57% contre 31%) des personnes
interrogées estime qu'il doit être aboli, même
si l'homogénéité de la politique pénale
devait en souffrir, ce point de vue caractérisant davantage
l'opinion des personnes se situant politiquement "à
Gauche". La ventilation des réponses apportées
à cette question montre que les partisans de la rupture
du lien de sujétion sont plus nombreux à mesure
que le degré d'instruction s'élève mais qu'en
revanche les jeunes (18-24 ans) sont majoritairement favorables
à son maintien (37% contre 31%). Subsidiairement la suggestion
d'élire les juges - sur le modèle américain
- n'entraîne guère d'enthousiasme, ne recueillant
que 14% d'avis favorables, en raison sans doute de son éloignement
de la tradition judiciaire française.
Enfin l'accroissement des attributions du Conseil Constitutionnel,
perçu comme garant des droits et libertés et arbitre
suprême, est également souhaité par une
large majorité (63%), un Français sur cinq seulement
estimant au contraire que cette institution dispose en l'état
des moyens de défendre efficacement les droits et les libertés
des citoyens. Quant aux modalités de la saisine de cette
juridiction, si 85% des personnes interrogées sont favorables
à son ouverture à tout citoyen, un tiers d'entre
elles uniquement estime qu'il s'agit d'une question prioritaire.
Le second volet de l'étude concernait un échantillon
composé de seize professionnels du judiciaire (magistrats,
greffiers, avocats, avoués, experts, huissiers, notaires)
et de cinq personnes identifiées comme des "relais
d'opinion" : un journaliste, un membre du clergé,
un syndicaliste, un élu local et un sénateur. L'objectif
des entretiens était d'établir un "état
des lieux" et un recueil des idées-forces à
partir desquelles une réforme peut être engagée.
Aux observations portant sur l'administration de la Justice proprement
dite ont été ajoutées des questions concernant
le système de formation des professions de Justice ainsi
que les modifications qu'il conviendrait d'y apporter. Un dernier
domaine d'investigation se rapportait à la manière
dont les professionnels de la Justice envisagent les conséquences
de l'intégration européenne sur les conditions dans
lesquelles la Justice est rendue en France et sur les modalités
d'exercice des professions judiciaires.
Aux yeux des professionnels l'amélioration de l'information
juridique et judiciaire relève moins d'une réforme
à proprement parler que d'une nouvelle attitude de l'institution
dans son ensemble à l'égard des justiciables.
Dans cette perspective, estiment les personnes interrogées,
les actions déjà entreprises en matière de
communication doivent sans aucun doute être poursuivies
et développées. Parmi celles-ci, les plus souvent
citées sont les consultations gratuites dans les Palais
de Justice, les conseils gracieux à la Chambre des Notaires,
les consultations d'avocats lors des foires et les journées
"portes ouvertes" de la Justice.
A ces initiatives des milieux professionnels s'ajoute la reconnaissance
du caractère positif de l'action des associations qui permet
de dédramatiser le recours au judiciaire et d'agir efficacement
en matière de conseil et d'aide aux victimes. Cette opinion
très favorable est à peine nuancée par des
réserves liées à la propension procédurière
des groupements d'intérêts et à l'accroissement
du nombre des petits contentieux que leur intervention suscite.
Deux grandes pistes sont privilégiées pour améliorer
l'accessibilité à la Justice : le développement
des structures d'orientation, d'assistance et de conseil aux justiciables
(maisons de Justice, services de conseils juridiques dans les
mairies ...) et la formation d'une véritable "culture
juridique" des Français avec l'aide notamment
de l'école et des médias, par le biais de la formation
civique et d'une éducation juridique.
De telles dispositions risqueraient cependant, en cas de succès,
de produire des effets non désirés, un accès
à la Justice entraînerait en effet presque mécaniquement
un accroissement quantitatif du recours au juge. Pour tenter de
résoudre la contradiction entre ouverture et engorgement
il est fréquemment suggéré de s'inspirer
du pragmatisme anglo-saxon et d'imaginer de nouveaux modes
de règlement pré-judiciaire des conflits afin
d'éviter que les tribunaux soient massivement saisis à
propos de petits contentieux.
A côté de ces questionnements sur les moyens d'un
accès plus simple et plus rationnel à la Justice
s'exprime une inquiétude quant à la "perte
de sérénité" dont souffre l'institution
à la suite des débats de société dont
elle a été récemment l'objet. Cette crise
s'articule autour d'un principe, la détention provisoire
et de deux notions très interdépendantes, le
secret de l'instruction et la présomption d'innocence.
L'utilisation de la détention provisoire à des fins
d'intimidation ou de coercition est dénoncée comme
une véritable "dérive" dont l'une des
causes est la solitude du juge d'instruction. Pour y remédier,
deux suggestions sont faites : instaurer une collégialité
de la décision d'incarcération et mettre en place
un "tribunal de la liberté", juridiction indépendante
devant laquelle pourrait être organisé un débat
contradictoire avant toute mise en détention provisoire.
Sur le secret de l'instruction et la présomption d'innocence,
les professionnels expriment des avis nettement plus nuancés
que le grand public. Le difficile équilibre à tenir
entre ces deux principes ne conduit généralement
pas à proposer des solutions radicales. La réflexion
s'oriente plutôt vers une limitation de la durée
du secret pour pallier les effets de la longueur excessive des
procédures et, afin de préserver le droit des citoyens
à être informés sur les actes des élus
et des détenteurs d'une charge publique, vers la mise en
place de dérogations au caractère absolu du principe.
Naturellement ces propositions ne font l'objet d'aucun consensus
et n'apparaissent qu'à titre d'hypothèses.
Le regard critique et rétrospectif que les professionnels
de la Justice posent sur l'institution judiciaire est assez convergent
avec celui de l'homme de la rue. Au-delà de l'importante
évolution qu'ils ont constatée, s'établit
un accord assez large sur les dysfonctionnements anciens - pour
ne pas dire traditionnels - qui caractérisent la Justice.
Deux problèmes sont fréquemment désignés
: la persistance d'une certaine inégalité entre
les citoyens devant les tribunaux et d'une trop grande distance
entre la Justice et les Justiciables. Deux autres questions
sont spontanément soulevées lorsqu'on évoque
les problèmes récurrents : le statut de la victime
et l'engorgement judiciaire.
A l'inégalité des justiciables devant la Justice,
les professionnels associent deux séries de facteurs. Il
s'agit d'une part de la multiplicité des contentieux à
enjeux modestes pour lesquels "le jeu ne vaut pas la chandelle",
décourageant les citoyens les plus modestes d'engager des
procédures et, d'autre part, de la complexité croissante
du droit qui impose de faire appel à des spécialistes
compétents et donc chers dont beaucoup de justiciables
ne peuvent s'offrir les services, compte-tenu des limites très
étroites des conditions d'accès à l'aide
juridictionnelle. Il s'ensuit que certaines catégories
sociales sont quasi exclues de fait de l'accès à
la justice - les classes moyennes relativement et les plus défavorisées
presque absolument - les SDF constituant "une catégorie
de véritables non-justiciables".
Afin de répondre à ces défis certains professionnels
proposent la mise en place d'un dispositif de garantie de protection
juridique financé par un système de cotisation,
voire par l'impôt.
Le sentiment qui prévaut de la part de nombreux professionnels
est celui d'une institution qui reste, malgré d'indéniables
assouplissements, trop "séparée de la vie que
connaissent les Français tous les jours". L'une
des causes de cette séparation tient d'abord à la
solennité du rituel selon lequel la Justice est rendue.
Deux attitudes contradictoires sont perceptibles parmi les professionnels
de la Justice sur cette question.: la première consiste
à considérer la solennité de la Justice comme
une garantie de sa légitimité, la seconde à
ne voir dans le cérémonial qu'un moyen destiné
à éloigner les justiciables, un "abus de pouvoir
symbolique".
L'amélioration de la place faite à la victime au
sein de l'institution judiciaire apparaît par ailleurs comme
peu discutable. Les progrès constatés sont encore
jugés très insuffisants et l'image d'une Justice
davantage préoccupée par les délinquants
que par leurs victimes demeure prégnante. C'est la
réalité de la mise en oeuvre des réformes
plus que leur intention qui soulève des réserves.
Les indemnisations accordées sont considérées
comme purement symboliques par rapport aux préjudices subis
et les prises en charge psychologiques offertes aux victimes,
comme réduites à leur plus simple expression.
La variété des solutions proposées pour résoudre
ce problème témoigne d'une part de son importance
et, d'autre part, de l'absence de consensus sur les moyens d'y
remédier. Parmi les suggestions le plus fréquemment
exprimées on peut citer la création, au sein de
l'institution judiciaire, de structures d'aide et d'encadrement
des victimes, le soutien au développement du réseau
associatif, l'organisation de rencontres agresseur/victime,
la mise en place d'un accompagnement judiciaire du "témoin-victime
assisté", la création d'un fonds de
garantie d'indemnisation et la manifestation, de la part de
la Justice, d'un véritable intérêt pour
les victimes par le moyen, par exemple, d'une meilleure information.
Les limites du développement de la place accordée
aux victimes dans le processus judiciaire sont toutefois clairement
perçues et identifiées comme ne devant pas conduire
à transformer la Justice - qui est rendue au nom du peuple
français et non pour des particuliers - en un "service
public de la vengeance privée".
La surabondance des affaires à traiter est le reproche
principal que les professionnels adressent au fonctionnement actuel
de l'institution judiciaire, point sur lequel les magistrats sont
naturellement le plus vivement critiques. Le manque de moyens
matériels et humains est dénoncé comme
la cause principale de cet engorgement dont les conséquences
directes (allongement des délais générateurs
de lourds préjudices pour les justiciables, pratique de
classement systématique des petits contentieux) sont porteuses
d'une perte de crédibilité de l'institution judiciaire.
A ce problème les professionnels proposent une solution
immédiate, l'augmentation significative des moyens,
c'est à dire du budget de la Justice, fréquemment
annoncée mais rarement concrétisée. Secondairement
il est suggéré que l'introduction de nouveaux
modes de traitement des affaires judiciaires serait de nature
à soulager des tribunaux asphyxiés par les contentieux
de masse.
Les innovations le plus fréquemment citées sont
le recours à la médiation qui semble jouir
d'un grand pouvoir de séduction auprès des professionnels
et l'extension de l'intervention de juges non-professionnels
et de l'échevinage, qui suscite des réactions
plus mitigées.
De la médiation les personnes interrogées
attendent davantage de rapidité (la procédure
est moins formelle et plus directe), une grande efficacité
(elle est réputée conduire à un résultat
clair), un désengorgement de l'activité des tribunaux
et la réalisation d'économies tant pour les
justiciables que pour l'institution judiciaire.
Cette technique n'est cependant pas présentée comme
la panacée. Elle ne pourrait évidemment concerner
que les "petites affaires" (enjeux limités et
faits simples). Certains redoutent aussi qu'elle entraîne
un risque de banalisation de l'acte judiciaire en ôtant
aux décisions qui en seraient issues la solennité
induite par la procédure classique et qu'elle souffre d'un
statut dégradé de sous-administration de la Justice
si elle devait être privée des garanties (respect
du contradictoire, voies de recours) qui accompagnent le procès
judiciaire.
L'intérêt qu'inspire le recours à des juges
non-professionnels dans un nombre croissant d'espèces
est grand. Une telle novation entraînerait une meilleure
ouverture du monde judiciaire sur le monde social, l'introduction
d'un élément de "compréhension intuitive"
dans la procédure de jugement et d'un facteur de pacification
dans les contentieux ainsi qu'une opportunité de traiter
et de régler les phases de pré-contentieux dans
les délits mineurs. Mais des réserves sont cependant
exprimées. Il apparaît ainsi nécessaire de
donner une formation théorique aux juges non-professionnels
et de cantonner leur action à des domaines qui ne touchent
pas aux libertés publiques.
L'échevinage, compris dans cette étude comme
l'introduction de non-professionnels aux côtés
de juges professionnels, constitue également une proposition
qui retient l'intérêt des personnes interrogées.
Les avantages attendus de cette formule de mixité sont
liés à un enrichissement réciproque, le juge
non-professionnel apportant à la décision sa connaissance
du milieu, le juge professionnel sa caution juridique et judiciaire.
A contrario le système est perçu comme difficile
à mettre en place (question des critères en fonction
desquels on déterminera les juridictions au sein desquelles
se pratiquera ou non l'échevinage). Il est en outre soupçonné
d'être porteur d'une logique qui irait dans le sens de la
délégitimation du juge puisqu'il signifie que celui-ci
avouerait implicitement son incapacité à juger par
ses vertus ou son statut propres.
Le recours aux juges non-professionnels, quel que soit le cadre
dans lequel il est envisagé, est donc un principe qui,
sans être dépourvu d'avantages aux yeux des professionnels,
n'est pas exempt de réserves. Celles-ci tiennent à
la fois aux conditions pratiques de la formation et de l'intervention
des intéressés et à l'effet que la généralisation
d'une telle pratique pourrait avoir sur l'image et le fonctionnement
de la Justice.
Davantage que dans l'évolution propre de la Justice ou
les rapports qu'elle entretient avec les justiciables, c'est
dans ses relations avec d'autres institutions, particulièrement
la police judiciaire, le pouvoir politique et les médias
que les problèmes semblent se cristalliser et que
les professionnels perçoivent les plus grandes difficultés.
Le corps des fonctionnaires de Police est considéré
de manière positive par les gens de Justice qui reconnaissent
en outre que leurs partenaires judiciaires bénéficient
d'une image sociale moins flatteuse que la leur.
Cependant de nombreux professionnels de la Justice portent une
appréciation mitigée sur la manière dont
sont respectés les droits des personnes interpellées
pendant la phase précédant l'intervention du Juge
d'Instruction, notamment la garde à vue. Pour plusieurs
d'entre eux une amélioration pourrait être induite
par une clarification (au bénéfice de la Justice)
de la double hiérarchie qui s'impose aujourd'hui à
la Police.
Les relations que les professionnels du Droit entretiennent avec
la Presse sont à la fois plus passionnées
et considérées comme décevantes. A l'origine
de cette difficulté réside le fait que la Justice
et les Médias définissent un même objet (l'égalité
d'accès des citoyens à l'espace public) dans des
termes diamétralement opposés et contradic- toires
: pour le Droit, le véritable espace public, c'est le prétoire
; pour les médias, c'est la libre information. Le résultat
de cette incompréhension débouche sur une confrontation
désastreuse où chacun pense pouvoir utiliser l'autre
au profit de ce qu'il estime être le fonctionnement vertueux
de l'espace public. A cela s'ajoute le fait que les médias
se voient critiqués parce qu'ils contribuent à déstabiliser
l'institution judiciaire en insistant sur ses dysfonctionnements.
Au regard des professionnels de la Justice, l'avenir du couple
Médias-Justice semble aujourd'hui très compromis.
Les torts sont attribués aux seuls membres de la Presse
et la seule perspective salvatrice suggérée est
la création d'un code de déontologie des journalistes.
La question de la relation de l'institution judiciaire avec la
sphère politique comporte deux volets relativement
indépendants : les rapports avec les hommes politiques
d'un côté, les rapports avec le pouvoir exécutif
- et donc avec la Chancellerie - de l'autre.
Un des motifs de mésentente entre les acteurs du judiciaire
et les hommes politiques correspond à un conflit de légitimité,
certains élus semblant considérer que l'autorité
qu'ils tiennent du suffrage universel l'emporterait sur celle
des juges.
Le rapport avec le pouvoir exécutif s'inscrit presque
totalement dans le lien de subordination du Parquet à l'égard
du Garde des Sceaux. La plupart des professionnels rencontrés
se sont déclarés hostiles à l'abolition de
ce lien qui assure, à leurs yeux, une nécessaire
cohérence de la politique pénale appliquée
sur l'ensemble du territoire et participe de la légalité
des poursuites à laquelle il confère l'autorité
de la décision prise au nom de la collectivité.
Ce qui justifie le lien entre le Parquet et la Chancellerie, est-il
affirmé, c'est qu'il établit une relation fonctionnelle
entre la Justice et l'État et non entre la Justice et le
Gouvernement. C'est la raison pour laquelle les professionnels
de la Justice souhaitent des garanties pour que cette dépendance
ne puisse pas servir au jeu politique lui-même. Trois suggestions
sont proposées : la transparence et la publicité
des instructions, la suppression des instructions particulières
et la création d'une instance supérieure au Parquet,
composée de personnalités indépendantes.
En ce qui concerne la gestion de la carrière des magistrats
du Parquet, la plupart des professionnels souhaitent qu'elle s'aligne
sur celle des magistrats du siège.
En matière de formation les professionnels interrogés
s'accordent pour considérer que deux objectifs complémentaires
doivent être atteints : l'acquisition d'une excellence dans
la technique juridique et d'une capacité de compréhension
des divers contextes (social, affectif, éthique, etc.)
qui caractérisent les problèmes auxquels ils sont
conduits à s'intéresser. Le reproche général
qu'ils adressent au système actuel de formation est de
trop privilégier la seule dimension technique de la Justice.
Ils souhaitent, en conséquence, une formation qui s'ouvre
sur le monde extérieur et se prémunisse ainsi contre
une approche "technicienne" du fonctionnement de la
Justice. Plus spécifiquement, il est souhaité que
la formation des magistrats, qui est jugée très
bonne en matière d'acquisition de la technique juridique,
s'élargisse à une meilleure compréhension
du monde social. Avocats et greffiers déplorent la fermeture
relative des magistrats à l'égard de la société
en général et à l'égard des autres
professions judiciaires en particulier ; ils suggèrent
l'organisation régulière et systématique
de stages permettant de corriger ce cloisonnement.
Du côté des avocats se manifeste le regret d'une formation très théorique qui se révèle un peu décalée par rapport aux nécessités du quotidien dans les cabinets.
L'idée d'une formation commune est plutôt bien accueillie
par les professions de Justice dans la mesure où elle constitue
justement une réponse possible au risque de cloisonnement
entre des métiers complémentaires. Ce qui est souhaité
n'est pas l'unification des formations, chacune des fonctions
judiciaires possédant sa spécificité, mais
la mise en place de "troncs communs" pour les formations
initiales et l'organisation de stages croisés entre les
diverses professions de Justice. Ces stratégies de rapprochement
sont parfois contestées au nom du respect des différences
existant entre ces métiers.
Eu égard à la rapidité des évolutions
profes- sionnelles et sociétales, qui se traduisent par
le développement de nouvelles techniques et par des mutations
de la réalité sociale, la formation continue apparaît
comme une réponse adaptée tant à la demande
d'ouverture des professions de Justice sur la société
qu'à l'exigence de sensibilisation aux nouvelles technologies
que ces professions expriment. Seul obstacle évoqué
à la formation permanente, le manque de temps auquel certains
moyens modernes d'information (la vidéo en particulier)
pourraient remédier..
Le dernier volet des entretiens portait sur la création
d'un espace juridique européen. La perception qu'en
ont les professionnels de la Justice se caractérise par
trois traits principaux : c'est un processus considéré
comme irréversible, globalement positif,
mais dont la mise en place se heurtera nécessairement
aux traditions juridiques nationales. Une certaine appréhension
vis-à-vis de l'homogénéisation des règles
de droit se dégage des points de vue exprimés par
les professionnels. Si certains d'entre eux envisagent ce mouvement
avec optimisme, voire enthousiasme, d'autres redoutent en revanche
que la constitution de l'espace judiciaire européen ne
répercute dans l'ensemble de la communauté les dispositions
les plus contestables des droits des pays membres. Il existe même
une attitude dubitative quant à la faisabilité du
projet, l'hétérogénéité des
traditions juridiques des différentes nations risquant
de susciter des obstacles difficilement surmontables.
En ce qui concerne l'exercice des métiers du droit dans
un espace qui serait européen et non plus seulement national,
la première réaction des personnes consultées
est de considérer que toutes les professions ne sont pas
également concernées par ce mouvement, celle d'avocat
se trouvant en première ligne. L'ouverture des frontières
ne devrait cependant pas se traduire par un mouvement de migration
généralisé, les échanges passant proba-
blement d'abord par le développement de réseaux
européens de professionnels. C'est d'ailleurs sur ce terrain
des institutions que portent les principales suggestions avancées
pour améliorer l'efficacité du futur droit communautaire
: mise en commun des moyens et contacts directs entre professionnels,
harmonisation des procédures dans les textes qui les établissent
et dans les règles de leur interprétation Cest finalement
l'image d'une législation commune réduite à
un nombre très limité de domaines (les libertés
publiques principalement) qui se dégage des projections.