LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME


La Convention européenne des droits de l'homme a été signée à Rome le 4 novembre 1950 par les pays membres du Conseil de l'Europe (27 aujourd'hui).

Elle constitue selon la formule du professeur COHEN-JONATHAN " le modèle le plus accompli de protection internationale des droits de l'homme " dont l'originalité est d'instaurer, dans la limite des droits définis par la Convention, à un échelon supranational, un contrôle juridictionnel ouvert aux ressortissants des États parties à la Convention qui ont accepté la clause du recours individuel prévu par l'article 25 de la Convention.

La France n'a pas immédiatement ratifié cette Convention. La ratification n'est intervenue qu'en 1974.

À l'occasion du vingtième anniversaire de la ratification, j'ai souhaité, dans le prolongement de la réflexion engagée en 1993 sur les droits de l'homme, non pas faire un bilan d'application de la Convention en France, ce qui dépasserait le champ de mes missions, mais illustrer, à travers les réclamations qui me sont soumises, quelles peuvent en être les conséquences concrètes sur l'activité des administrations.

Ainsi, sont développés quelques-uns des principes définis par la Convention pour assurer la protection de l'individu. Si, aujourd'hui, l'Administration apparaît mieux ouverte, il n'en reste pas moins que le droit issu de la Convention européenne est, à bien des égards, encore peu connu. Il y a à cela des raisons objectives : au-delà des principes énoncés dans la Convention, il s'agit en effet d'un droit principalement jurisprudentiel, connu de quelques initiés. Les difficultés d'interprétation sont d'autant plus grandes que de nombreuses dispositions de la Convention ont un sens " autonome " distinct de la portée qui leur est donnée en droit interne. Pourtant, ce corpus de règles transforme en profondeur notre système juridique national, il crée des obligations pour l'État français. Dans ce contexte, il incombe à l'administration, dans son activité quotidienne, de s'assurer, à chaque fois qu'il est nécessaire, du respect de la Convention, pour éviter la sanction du juge national, mais aussi, celle du juge international.

En préambule à ces développements, il n'apparaît pas inutile de rappeler l'économie du système de contrôle mis en place par la Convention qui en fait toute l'efficacité.

Le droit de recours individuel est l'élément clé du système de contrôle instauré par la Convention. L'article 25 autorise en effet la Commission européenne des droits de l'homme à recevoir les requêtes de " toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la présente Convention ".

Actuellement, la procédure de contrôle se déroule en deux phases. La première relève de la Commission qui, d'une part, vérifie la recevabilité de la requête au regard des conditions posées par l'article 26 de la Convention et qui, d'autre part, a mission, lorsque la requête est recevable, de parvenir à un règlement amiable du litige (article 28 de la Convention). Faute de règlement amiable, la Commission établit un rapport sur les faits du litige en formulant son avis " sur le point de savoir si les faits constatés révèlent, de la part de l'État concerné, une violation des obligations qui lui incombent aux termes de la Convention " (article 31-1). Elle dispose également d'un pouvoir de proposition. Avec la transmission du rapport au Comité des ministres, s'achève la première phase du contrôle.

La seconde phase relève de la Cour qui peut ensuite être saisie de l'affaire, dans un délai de trois mois, à l'initiative de la Commission, de l'État défendeur ou de l'État dont le requérant a la nationalité dans l'hypothèse où cet État a reconnu la juridiction de la Cour européenne des droits de l'homme. Si la Cour n'est pas saisie, il appartient au Comité des ministres de décider s'il y a eu ou non violation de la Convention (cf. schéma, ci-après).

La Cour est la clef de voûte du système de contrôle instauré par la Convention.

Au-delà des litiges qu'elle tranche, elle s'attache par ses arrêts à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et contribue par cette oeuvre jurisprudentielle au respect par les États des engagements qu'ils ont contractés en ratifiant la Convention.

Les arrêts de la Cour revêtent un caractère définitif et obligatoire et les États parties au litige s'engagent à s'y conformer. Il faut d'ailleurs relever que plusieurs des arrêts rendus par la Cour ont été à l'origine de réformes législatives et réglementaires (dans le cas de la France, on citera la législation sur les écoutes téléphoniques).

Ces mécanismes de contrôle qui offrent à l'individu une situation privilégiée pour la défense de ses droits donnent à la Convention une efficacité importante aussi bien sur le plan international que sur le plan national. La Convention est en effet directement applicable dans l'ordre interne. Comme tout traité, la Convention possède, en vertu de l'article 55 de la Constitution de la France, une autorité supérieure à celle des lois françaises. Le juge français, qu'il s'agisse du juge judiciaire ou du juge administratif, est en fait tenu de vérifier que les dispositions de la loi française ne sont pas contraires à la Convention européenne.

Cette attitude du juge national, et notamment l'évolution récente de la jurisprudence du Conseil d'État qui, depuis 1989, vérifie que la loi n'est pas contraire aux dispositions d'un traité, contribue à une meilleure application de la Convention dont les dispositions sont progressivement mieux prises en considération par les pouvoirs publics même si de nombreuses interrogations subsistent encore.



I. .LE DROIT À LA LIBERTÉ ET À LA SÛRETÉ

L'article 5, paragraphe 1, reconnaît à toute personne le droit à la liberté et à la sûreté, ce qui a pour corollaire d'interdire toute arrestation ou détention arbitraire. Selon la Commission : " Pour qu'une privation de liberté soit permise au regard de l'article 5 paragraphe 1, il est nécessaire qu'à tout moment elle entre dans l'une des catégories, d'arrestation ou de détention, indiquées à cet article. Il s'agit d'une liste exhaustive d'exceptions à un droit fondamental prévu par la Convention, et en tant que telle, elle doit être interprétée étroitement " (Commission - Requêtes 8022-77, 8025-77 et 8027-77.).


Pour chacune de ces exceptions, l'arrestation ou la détention doit intervenir selon les voies légales et être régulière.

A. LA DÉTENTION LÉGITIME

La première de ces exceptions autorise un État à détenir légitimement une personne condamnée par un tribunal compétent.

La Cour précise que " toute mesure " privative de liberté doit émaner d'une autorité qualifiée, être exécutée par une telle autorité et ne pas revêtir un caractère arbitraire.

À l'occasion d'une affaire soumise à l'un de ses délégués, le Médiateur de la République a été saisi de l'imminence d'une incarcération qui pouvait paraître ne pas répondre à ces exigences.

L'intéressé avait formé un pourvoi en cassation à l'encontre d'une décision d'une cour d'appel le condamnant à une peine de quatre années d'emprisonnement ferme.

L'article 583 du nouveau Code de procédure pénale prévoit que le pourvoi en cassation n'est recevable que si l'intéressé est détenu, sauf dispense d'incarcération ordonnée par la cour d'appel ayant prononcé la décision.

Alors que l'intéressé était sans nouvelle de la requête en dispense d'incarcération qu'il avait déposée, il a reçu une convocation des gendarmes en vue de son incarcération; il s'est alors rendu chez le délégué pour lui demander son aide.

Les démarches entreprises par téléphone permettaient d'établir que :

- le greffe de la Cour de Cassation, averti par l'intéressé que la requête auprès de la cour d'appel n'avait pas été examinée, avait obtenu de cette dernière qu'elle se prononce sur la demande de dispense d'incarcération avant l'examen de l'affaire par la Cour de Cassation,

- l'incarcération de l'intéressé devait finalement se révéler consécutive à une " fiche d'exécution " établie à la suite d'une condamnation de la même cour d'appel, du même jour, pour des faits distincts.
Au regard du caractère régulier de cette incarcération, l'intervention du Médiateur ne se justifiait plus.

B. L'INTERNEMENT RÉGULIER

Une autre de ces exceptions concerne " la détention régulière d'une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d'un aliéné, d'un alcoolique, d'un toxicomane ou d'un vagabond ".

En droit français, l'hospitalisation d'office est régie par les articles L 342 à L 349 du Code de la santé. En application de ces dispositions, le préfet prononce par arrêté, au vu d'un certificat médical circonstancié, l'hospitalisation d'office dans un établissement de soins des personnes dont les troubles mentaux troublent l'ordre public ou la sûreté des personnes. Cette procédure est assortie de différents modes de contrôles spécifiques de nature médicale, administrative ou judiciaire qui n'ont d'autre objet que de garantir l'intéressé et ses proches de l'absence d'arbitraire.

Deux réclamations récentes illustrent les difficultés nées de la mise en oeuvre de ces procédures tant pour les familles que pour les intéressés eux-mêmes.

La première réclamation (no 94-0828) concerne le droit à l'information des familles.

Dans le cadre d'une procédure d'urgence, un arrêté d'un commissaire de police de Paris a prononcé l'internement d'office de M. D...

Quelques jours plus tard, le préfet de police de Paris a maintenu, par arrêté, pour une période de trois mois, l'internement.

Les parents avisés de la mesure prise à l'encontre de leur fils ont effectué en vain des démarches en vue d'obtenir des informations sur les motifs de cet internement et sur la nature du traitement médical administré.

Inquiets de ce qui arrivait à leur fils, les parents ont demandé l'intervention du Médiateur de la République.

Parallèlement, le père de M. D... a demandé la transformation du placement d'office en " internement à la demande d'un tiers ", ceci afin de permettre l'hospitalisation de son fils dans un établissement plus proche de son domicile.

Le préfet a accédé à cette demande.

En marge de cette démarche, le Médiateur de la République devait demander à toutes les autorités de contrôle qu'elles s'assurent de la régularité des procédures suivies.

Le procureur de la République territorialement compétent a précisé avoir été avisé de la situation de M. D... et avoir transmis à l'avocat des parents de ce dernier tous les documents en sa possession.

Il a également saisi le juge des référés le 25 mars 1994 de la réclamation adressée par les parents.

Cette instance n'a pas eu à statuer sur cette demande en raison de l'abrogation par le préfet de l'arrêté d'internement.

Les informations recueillies auprès du ministère des Affaires sociales ont permis d'apprendre que l'arrêté d'internement n'avait pas été notifié malgré l'obligation qui s'impose à cet égard à l'administration.

Cette absence de notification, si elle laisse à l'intéressé et à sa famille la possibilité d'exercer un recours à tout moment, leur est néanmoins préjudiciable comme les privant d'une information sur les motifs mêmes d'une mesure privative de liberté.

Le ministère des Affaires sociales a également rappelé que les motifs médicaux de l'internement ainsi que la nature du traitement médical pouvaient être communiqués à tout médecin désigné par l'intéressé.

Enfin, la commission départementale des hospitalisations psychiatriques (CODPSY), chargée d'examiner les réclamations des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux, a été également saisie. On peut regretter qu'elle se soit bornée à indiquer qu'il ne lui appartenait pas de donner l'information demandée par la famille et qu'elle ne pouvait fournir aucun renseignement d'ordre médical alors qu'elle est chargée par la loi d'examiner les réclamations des familles.

À cet égard, il n'est pas sans intérêt de relever que la Commission européenne (requête no 10533/88) a considéré que les traitements administrés pouvaient revêtir un caractère inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention, en raison de la situation d'infériorité et d'impuissance qui caractérise les patients internés dans les hôpitaux psychiatriques.

Mais la Cour européenne a reconnu au corps médical psychiatrique une grande marge d'appréciation concernant la mise en oeuvre de soins appropriés à l'état du malade.

Au regard de cette jurisprudence apparemment plus restrictive de la Cour, il sera difficile pour le Médiateur de persuader les autorités médicales de donner des informations sur le traitement médical administré.

La seconde réclamation (no 94-0375) est relative à l'effacement de l'ensemble des conséquences d'un placement arbitraire.

Mme C... a fait l'objet d'un internement d'office par arrêté préfectoral pris en décembre 1970 et est restée internée cinquante jours en hôpital psychiatrique et trois mois en maison de repos.

Cet internement a été reconnu comme non fondé par la cour d'appel de Paris (arrêt du 6 novembre 1978). Cette juridiction a considéré que l'arrêté préfectoral était entaché d'irrégularité notamment du fait qu'il n'était pas motivé au sens de l'article L 343 du Code de la santé publique. La cour a condamné, en conséquence, l'État français à verser à l'intéressée 5 000 F de dommages et intérêts.

Cette mesure d'internement et ses suites administratives ont fait craindre à Mme C... de figurer sur les listes de malades mentaux qui seraient, selon elle, gérées par la préfecture ainsi que par toute autre institution publique.

Devant le refus implicite du préfet de Vaucluse de la radier de la liste des personnes placées d'office détenue par ses services, Mme C... a saisi le juge administratif de cette question. Le tribunal administratif de Marseille, statuant par un jugement du 10 février 1983, a rejeté sa requête en considérant que rien ne permettait de supposer qu'un tel fichier existât. Sur l'appel de l'intéressée, le Conseil d'État a rejeté également ce pourvoi, par décision no 50-760 du 11 juillet 1988, aux motifs que l'existence, dans les services de la préfecture, d'un fichier rassemblant des informations sur des personnes atteintes de troubles mentaux n'était établie par aucune pièce du dossier.

Par décision du 9 juillet 1991, la Commission européenne des droits de l'homme, siégeant en chambre du conseil, a rejeté également la requête de l'intéressée, qui invoquait la violation de l'article 5 paragraphes 5 et 8 de la Convention. Toutefois, la motivation de cette décision a été différente de celle des juridictions françaises.

La Commission a relevé en effet que le Gouvernement français avait reconnu que des indications relatives à l'internement de la requérante figuraient, d'une part, dans le dossier individuel ouvert à son nom en tant que patiente admise dans un établissement hospitalier public, conformément à l'article 38 du décret no 43-891 du 17 avril 1943 qui dispose notamment que " le dossier médical du malade est conservé dans le service de l'hôpital sous la responsabilité du médecin chef de service " et, d'autre part, sur le registre tenu par l'établissement d'hospitalisation où elle a été placée, comme le prévoyait l'article L 343 du Code de la santé publique, alors applicable.

La Commission européenne a relevé que le dossier et le registre renfermaient des données relatives à la vie privée de la requérante, mais a considéré que le système de tenue des dossiers prévu par la loi interne poursuivait un but légitime au regard de l'article 8 : protection de la santé.

Tout en prenant acte de l'ensemble de ces décisions, le Médiateur de la République s'est néanmoins interrogé, lors de l'instruction de ce dossier, sur les conséquences qui avaient été tirées par l'Administration de l'arrêt rendu le 6 novembre 1978 par la cour d'appel de Paris.

Dès lors que les registres d'hospitalisation ont pour objet de donner à l'administration et à la justice le moyen de vérifier concrètement qu'un placement n'était pas arbitraire, il a semblé souhaitable au Médiateur de la République que les décisions de justice qui ont annulé les arrêtés prescrivant une hospitalisation d'office soient mentionnées sur les registres.

Saisi d'une demande en ce sens, le ministre chargé de la Santé a informé le Médiateur de la République qu'il appartenait à l'intéressée de solliciter directement auprès de l'établissement hospitalier l'inscription du dispositif de l'arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 6 novembre 1978 sur son dossier individuel et sur le registre d'hospitalisation. Il est toutefois apparu au Médiateur de la République que, dès lors que cet arrêt avait déclaré mal fondé l'arrêté préfectoral prononçant l'internement d'office, l'administration était tenue de tirer elle-même l'ensemble des conséquences de cette décision judiciaire, sans attendre que le justiciable en fît expressément la demande. Il a été fait part de ces nouvelles observations au ministre chargé de la Santé. Ce dernier s'est rallié à l'argumentation développée par le Médiateur de la République et a donné toutes instructions utiles à l'établissement hospitalier pour qu'il soit procédé aux inscriptions nécessaires sur le dossier individuel et sur le registre d'hospitalisation.


II. LE DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE

C'est une des innovations les plus remarquables de la Convention que de consacrer dans son article 6-1 le droit à un procès équitable.

" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. "

De ce paragraphe 1 de l'article 6 découle explicitement ou implicitement la définition des garanties générales applicables à tous les procès qui entrent, aux termes d'une jurisprudence extensive de la Commission et de la Cour européenne, dans le champ d'application de cet article.

A. LES GARANTIES DE L'ARTICLE 6-1

Cette disposition, certainement la mieux connue de la Convention, a été maintes fois invoquée devant les organes de Strasbourg, comme devant les juridictions nationales, et a donc donné lieu à de multiples décisions qui ont progressivement délimité les contours de ce texte qui recouvre notamment les droits suivants :

- le droit d'accès à un tribunal,

- le droit à une durée raisonnable de la procédure,

- le droit à la publicité de la procédure.

1. Les possibilités d'accès à un tribunal

Progressivement les décisions de la Commission et de la Cour ont reconnu un droit d'accès aux tribunaux à toute personne désireuse d'introduire une action relative à une contestation sur ses droits et obligations de caractère civil.

Ce droit d'accès peut être violé lorsqu'il existe soit un obstacle juridique, soit un obstacle de fait.

Dans un précédent rapport (1991, page 37), P. LEGATTE avait évoqué la réclamation no 91-1278 de M. P... qui n'avait pu trouver d'avocat pour présenter un recours en révision à l'encontre d'un arrêt du Conseil d'État en raison des sanctions prévues par l'article 75 de l'ordonnance du 31 juillet 1945, sanctions susceptibles d'être infligées à tout avocat qui aurait présenté un pourvoi en révision en dehors des trois hypothèses énoncées par cet article 75.

Cette réclamation avait été à l'origine d'une proposition de réforme du Médiateur sur la procédure de recours en révision contre une décision contradictoire du Conseil d'État. Le Médiateur a estimé que cet article 75 n'apparaissait plus adapté, en raison de la menace qu'il faisait peser sur les droits de la défense du citoyen dans un procès contre une autorité publique, et empêchait de ce fait que la cause du citoyen " soit entendue équitablement " devant la juridiction administrative.

Le Parlement s'est saisi de cette réforme et a adopté à l'unanimité une loi (loi no 91-637 du 10 juillet 1991) qui a supprimé les sanctions contre les avocats prévues aux articles 75 et 77 de l'ordonnance du 31 juillet 1945.

Le droit d'accès à un tribunal peut également être entravé, selon la Cour, en raison d'un obstacle tel que le coût élevé de la procédure et l'impossibilité d'obtenir une assistance gratuite judiciaire effective.

De ce point de vue, il faut souligner que la loi française du 10 juillet 1991 sur l'aide juridique s'inscrit dans la ligne des exigences de la Cour européenne, puisqu'elle élargit le domaine de l'aide juridictionnelle aux contentieux de toute nature et a relevé les plafonds de ressources.

Le Médiateur de la République continue toutefois d'être saisi de réclamations sur ce point. Par exemple la réclamation no 93-5161 :

Mme M... avait sollicité l'aide juridique qu'elle s'est vu refuser car ses ressources excédaient le plafond fixé par la loi.

Elle a alors saisi le Médiateur de la République considérant que le montant de ses ressources retenu par le bureau d'Aide juridictionnelle tenait compte du remboursement de sa carte orange au mépris des règles relatives au revenu imposable.

Le Médiateur de la République a alors saisi ce bureau compétent en vue d'un nouvel examen du dossier en joignant les textes fiscaux concernant le remboursement de la carte orange et en précisant l'impossibilité d'inclure une telle somme dans les revenus de l'intéressée.

Si le bureau compétent devait maintenir sa position, le ministre de la Justice serait alors saisi afin que soient précisés les revenus devant être retenus pour apprécier le bien-fondé d'une demande d'aide juridictionnelle.

Une autre réclamation enregistrée sous le no 94-1613 illustre les différends en matière d'aide juridique.

M. L... a été licencié abusivement par une entreprise espagnole. Résidant en France et dépourvu de ressources, il a sollicitée du bureau d'Aide juridictionnelle de son département une aide juridique en vue d'engager une procédure judiciaire à l'encontre de son ex-employeur devant les juridictions espagnoles. Il a reçu de ce bureau une décision positive.

M. L... a alors introduit sa requête en Espagne. Contre toute attente, il reçoit du ministère français de la Justice un courrier l'informant du refus par le ministère espagnol de la Justice de lui accorder le bénéfice de l'aide juridictionnelle.

Ne comprenant pas ces deux décisions contradictoires, M. L... a saisi le Médiateur de la République qui est intervenu auprès du ministère français de la Justice. En réponse, celui-ci a rappelé qu'aux termes de la loi du 10 juillet 1991, l'aide juridique ne pouvait être attribuée que dans le cadre de procédures engagées ou à engager sur le territoire français et que le bureau d'Aide juridictionnelle concerné avait outrepassé ses compétences.

Il a précisé que la Chancellerie prendrait les dispositions nécessaires pour qu'une telle situation ne se reproduise pas.

Le Médiateur de la République a manifesté le souhait de connaître les modalités selon lesquelles l'information serait dispensée aux bureaux d'Aide juridictionnelle.

Il a par ailleurs demandé les conditions dans lesquelles l'intéressé pourrait ête indemnisé du préjudice qu'il a subi.

Les démarches sont en cours.

Le Médiateur de la République a pu également observer que la situation de surcharge de certaines juridictions est, dans la pratique, à l'origine de dysfonctionnements dans la conduite des procédures qui peuvent aboutir à priver les personnes poursuivies de la possibilité de faire valoir leurs droits devant le tribunal compétent, ainsi que le montre la réclamation no 92-5495.

Mme L... a été verbalisée alors qu'elle circulait en 1re classe en RER avec un titre de seconde classe, le 26 février 1992.

Dès le lendemain, elle a adressé à la RATP une réclamation en faisant valoir qu'elle était en début de grossesse et autorisée de ce fait à monter en 1re classe et a joint, à cet effet, un certificat médical.

Le 30 mars 1992, le centre de traitement des infractions de la RATP a rejeté sa demande au motif qu'elle n'était pas titulaire de la carte familiale de priorité.

Compte tenu des délais du traitement nécessaire à la caisse d'Allocations familiales de Seine-Saint-Denis, l'intéressée n'a pu être en possession de sa carte qu'au mois de mai 1992. Dès réception de cette carte, Mme L... l'a communiquée au service mais n'a obtenu aucune réponse.

En revanche, le 20 novembre 1992, elle a reçu un titre exécutoire de la trésorerie de Seine-Saint-Denis, pour une amende forfaitaire majorée de 1 200 F.

Ainsi qu'il était précisé au verso de ce titre, elle a écrit dans les dix jours, le 28 novembre 1992, à l'officier du ministère public près du tribunal de police en lui joignant l'ensemble du dossier.

Celui-ci lui a répondu le 2 décembre 1992 par une fin de non-recevoir lui confirmant qu'elle devait régler le montant de l'avertissement.

Ayant le sentiment de ne pas avoir été entendue, Mme L... a sollicité l'intervention du Médiateur de la République. Le Médiateur a relevé que la réponse adressée par l'officier du ministère public méconnaissait les dispositions du code de procédure pénale relatives au recours à l'encontre de l'amende forfaitairement majorée.

Il apparaissait en effet inéquitable que Mme L..., dont la bonne foi était totale, n'ait pu faire valoir sa défense devant le tribunal compétent et ait été aussi durement sanctionnée, alors qu'il lui avait été matériellement impossible de présenter le justificatif demandé à la date des faits.

L'intervention du Médiateur de la République a permis que l'intéressée soit convoquée par le tribunal de police compétent à une audience au cours de laquelle elle a été entendue. À l'issue des débats qui lui ont permis de développer ses arguments Mme L... a été relaxée.

Dans un autre domaine, le Médiateur de la République est saisi de réclamations présentées par des victimes d'infractions qui rencontrent des difficultés pour obtenir réparation des préjudices subis.

Il n'est pas sans intérêt de noter qu'un arrêt de la Cour européenne (Arrêt 241 A 27 août 1992 Tomasi c/France.) a considéré que le droit à indemnité d'une victime dépendant de l'issue de sa plainte, c'est-à-dire de la condamnation des auteurs, revêtait un caractère civil. Ce droit à indemnité devait alors bénéficier des garanties édictées par l'article 6 paragraphe 1.

Une réclamation enregistrée sous le no 92-4659 illustre les difficultés d'un réclamant qui, suite à la perte de son dossier, s'est trouvé, de fait, privé de l'accès à un tribunal.

M. C... a été victime de dégradations commises dans sa propriété. Les auteurs de cette infraction ont été condamnés par un tribunal de police à une peine d'amende et à lui payer divers dommages et intérêts.

Ces derniers ont fait appel de cette décision, mais le dossier qui a été égaré n'a pas été transmis à la cour d'appel.

L'appel des prévenus a anéanti les effets de la décision du tribunal de police, c'est-à-dire la sanction pénale et la condamnation à indemniser la victime.

Privé de toute indemnisation, M. C... a saisi le Médiateur de la République.

Le Médiateur de la République est intervenu en proposant au Parquet général de la cour d'appel de reconstituer ce dossier.

Conformément aux articles 648 et suivants du Code de procédure pénale, cette reconstitution est actuellement en cours.

Plusieurs réclamations (no 92-4725 et no 93-4369) sont actuellement en cours d'instruction. Elles concernent des victimes d'infraction qui après avoir déposé plainte au commissariat ou même directement auprès du procureur de la République restent sans nouvelle de l'issue de l'enquête.

Elles apprennent de longs mois plus tard, à l'occasion d'une démarche qu'elles font au tribunal, que l'auteur de l'infraction a été condamné sans qu'elles aient été convoquées et en mesure de demander réparation du préjudice subi.

Mais dans le cas d'espèce, les victimes disposent, en marge de l'instance pénale au cours de laquelle elles auraient dû pouvoir demander réparation, de la possibilité d'engager une action civile afin d'obtenir une indemnisation de leur préjudice.

Il est donc à craindre que l'existence de cette voie civile conduise les organes de Strasbourg à considérer que les victimes n'ont pas été privées de l'accès à un tribunal, même si cet accès intervient beaucoup plus tard et nécessite, dès lors que le préjudice est supérieur à 30 000 F, le recours à un avocat.

Il s'agit pour l'heure d'une question en suspens, aucune requête n'ayant été adressée sur ce point à la Commission.

2. La durée raisonnable de la procédure

Le droit pour toute personne à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable a donné lieu à de nombreuses décisions de la Cour et de la Commission.

À plusieurs reprises, depuis 1989, la France a été condamnée par la Cour européenne pour manquement à cette disposition et l'État français contraint d'indemniser les victimes. Elle vient de l'être encore tout récemment à l'occasion d'une affaire Vallée c/France (2/1994/449/528).

Ce droit s'entend à la fois de la durée de la procédure elle-même et de l'exécution des décisions de justice que la Cour considère comme une seconde phase de l'instance.

Le Médiateur de la République soulignait déjà, dans ses premiers rapports, les difficultés rencontrées par les administrés concernant la durée des procédures juridictionnelles.

En 1983, il confirmait cette situation en écrivant : " De multiples requérants ont demandé au Médiateur de se saisir des délais excessifs imposés par certains tribunaux ".

À première lecture, il semblerait que les termes de l'article 11 de la loi de 1973 selon lesquels : " le Médiateur ne peut intervenir dans une procédure engagée devant une juridiction ... " prive le Médiateur de la République de toute possibilité d'intervention à cet égard. Mais l'article 1er de la loi de 1973 lui donne compétence pour recevoir les réclamations concernant le fonctionnement de tous les services publics.

Le Médiateur de la République devait donc dès 1975 préciser qu'il considérait pouvoir " être tenu informé du fonctionnement des juridictions " et trouver " sa pleine compétence lorsque lui sont dénoncées les lenteurs apportées par les tribunaux dans les litiges soumis à leur examen ".

Aujourd'hui encore, le Médiateur intervient à la demande de certains réclamants lorsque la lenteur dénoncée par eux lui semble procéder des conditions mêmes d'organisation du service. Ce faisant, l'action du Médiateur s'inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour et de la Commission européenne des droits de l'homme.

En la matière, pour apprécier s'il y a ou non manquement, la Cour comme la Commission ne procèdent pas in abstracto mais tiennent compte des circonstances du litige à la lumière des données concrètes telles que la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et la manière dont l'affaire a été conduite par les juridictions saisies. La Cour apprécie de façon très attentive le comportement des autorités juridictionnelles dans la mesure où, selon sa jurisprudence, seules des lenteurs imputables aux organes juridictionnels ou à l'État peuvent conduire la Cour ou la Commis
sion à conclure à l'inobservation de la règle du délai raisonnable (Arrêt 9/1984/81/128 Demeuland.).

C'est ainsi que le Médiateur de la République est intervenu auprès du prési
dent d'un tribunal administratif pour évoquer trois réclamations distinctes (nos 92-5126, 93-1635 et 94-0996) qui lui avaient été soumises mais qui avaient pour point commun de faire état d'un dysfonctionnement de même nature : les requêtes des intéressés n'avaient pas donné lieu à jugement alors que ces affaires après convocation à l'audience avaient été mises en délibéré respectivement en 1989, 1991 et 1992.

Pour deux de ces réclamations, les jugements sont intervenus au cours du deuxième trimestre 1994.

De même, le Médiateur de la République a été saisi (réclamation no 92-5243) du délai anormal pour obtenir d'un président d'un tribunal judiciaire une décision dans une procédure de référé présentant donc une certaine urgence.

Victimes de malfaçons, les intéressés avaient engagé une action en réparation à l'égard du constructeur.

Compte tenu de l'importance des malfaçons et du caractère évident de la responsabilité du constructeur, l'affaire avait été évoquée à une audience de référé.

Alors que l'affaire avait été plaidée en juin, la décision n'était toujours pas intervenue en décembre. Le retard dans le prononcé de cette décision de référé a justifié l'intervention du Médiateur de la République et une décision est intervenue quelques semaines plus tard.

Une autre réclamation (no 92-3845), déjà évoquée dans le rapport 1993 (page 32), à propos des libertés publiques, illustre également le manquement au délai raisonnable.

M. L... a été condamné, le 17 mars 1970, par le tribunal de commerce de Reims à une faillite personnelle et à une liquidation de biens sur conversion de règlement judiciaire.

Ayant désintéressé tous ses créanciers, M. L... a demandé, en décembre 1988, à cette juridiction de bien vouloir le relever de son incapacité électorale. Faute de réponse de la juridiction, M. L... a renouvelé sa requête le 11 février 1989, le 12 avril 1989 et le 16 mars 1992. Ses demandes étant restées également sans réponse, M. L... a saisi le Médiateur de la République.

Après instruction de ce dossier, le Médiateur de la République, ayant constaté le dysfonctionnement résultant du silence opposé aux demandes de M. L..., a saisi la juridiction concernée en octobre 1992.

La requête a donné lieu à instruction mais la procédure n'a pu aboutir que le 22 mars 1994, en raison de l'ancienneté de la liquidation et des difficultés rencontrées par l'intéressé, pour établir le désintéressement de ses créanciers, en raison de l'absence d'archives déposées auprès du syndic.

En ce qui concerne l'exécution des décisions de justice, la Cour européenne de Strasbourg, adoptant une conception large de la procédure juridictionnelle, considère que l'exécution du jugement en est une partie intégrante et constitue une seconde phase de l'instance : arrêt du 10 juillet 1984 Guincho confirmé par l'arrêt du 26 octobre 1988 Martins Moreira.

Pour apprécier le manquement des États au délai raisonnable en ce qui concerne l'exécution du jugement, la Cour va donc tenir compte, dans chacun des litiges, de la complexité de l'affaire, du comportement du requérant et de celui des autorités compétentes. Il n'est pas indifférent de relever que dans l'arrêt Martins Moreira, la Cour a tenu compte, pour apprécier le comportement du requérant, de sa démarche auprès du médiateur portugais (provedor de justiça).

L'Administration comme tout particulier a l'obligation de se soumettre aux décisions juridictionnelles et de prendre, de sa propre initiative, les mesures d'exécution qu'elles impliquent. Si elle s'abstient de le faire, elle commet une faute qui engage sa responsabilité et s'expose ainsi à une condamnation. Pendant longtemps, on a considéré que l'existence de ce recours en responsabilité suffisait à protéger l'administré.

Divers auteurs de doctrine (et notamment le Professeur Rivero dans un célèbre article publié en 1959 " Le Huron au Palais Royal ") se sont émus de l'insuffisante protection des justiciables qui ne parvenaient pas - bien qu'en étant bénéficiaires - à obtenir l'exécution d'une décision de justice et n'avaient donc d'autre solution que de retourner au contentieux pour obtenir réparation de ce préjudice.

Les premières initiatives pour aider le justiciable ont été prises en 1963. À l'occasion de la réorganisation du Conseil d'État, une procédure nouvelle a été instituée par le décret du 30 juillet 1963 au bénéfice des requérants qui rencontrent des difficultés pour obtenir de l'Administration l'exécution d'une décision de justice administrative. Ceux-ci se voient alors reconnaître la faculté de signaler leurs difficultés à la Commission du Rapport et des Études, aujourd'hui appelée Section du Rapport et des Études, qui leur vient en aide.

Une seconde série d'initiatives viendra en 1975 avec le dépôt au Sénat d'une proposition de loi de MM. Schiélé, Marcilhacy, de Montigny et Nuninger destinée à compléter la loi du 3 janvier 1973 instituant le Médiateur.

Dans sa rédaction initiale, l'article 11 de la loi de 1973 se bornait à indiquer que " le Médiateur ne peut intervenir dans une procédure engagée devant une juridiction, ni remettre en cause le bien-fondé d'une décision juridictionnelle ".

Les auteurs de la proposition de loi ont voulu compléter cet article 11 d'une part, en instituant la possibilité de recommandation en équité et d'autre part, en confiant au Médiateur le pouvoir d'adresser des injonctions à toute administration qui se refuserait à exécuter une décision de justice passée en force de chose jugée.

L'alinéa 2 de l'article 11, adopté par le Parlement en 1976 et toujours en vigueur, est ainsi rédigé :

" Il peut, en outre, en cas d'inexécution d'une décision de justice passée en force de chose jugée, enjoindre à l'organisme mis en cause de s'y conformer dans un délai qu'il fixe. Si cette injonction n'est pas suivie d'effet, l'inexécution de la décision de justice fait l'objet d'un rapport spécial présenté dans les conditions prévues à l'article 14 et publié au Journal officiel ".

Parce qu'il y a " offense à la justice " (selon la formule du sénateur Marcilhacy), le souci des parlementaires a été d'assurer la meilleure protection possible à l'administré.

Cette mission du Médiateur de la République reste mal connue de l'opinion publique, même si le nombre de réclamations soumises chaque année progresse constamment.

L'alinéa 2 de l'article 11 de la loi ne mentionne que l'injonction. Il s'agit là d'un pouvoir exceptionnel, l'arme ultime qui ne doit être utilisée qu'en dernier ressort, lorsque toutes les autres démarches sont restées vaines.

Lors des débats parlementaires le sénateur Schiélé, rapporteur de la proposition de cette loi, avait, pour défendre le pouvoir d'injonction, insisté sur son caractère exceptionnel :

" C'est après des recommandations, des objurgations, des demandes réitérées que le Médiateur, fatigué, va dire : " je vous ordonne de le faire ". Je ne vois là rien de détestable sinon le fait que nous passons sous silence les étapes intermédiaires, mais il est bien évident qu'elles ne peuvent pas ne pas devoir être accomplies ".

La pratique du Médiateur de la République est conforme à cette volonté initiale du législateur.

De manière générale, le Médiateur engage l'instruction par une simple lettre rappelant le litige et demandant le réexamen du dossier après avoir donné son point de vue sur les obligations qui s'imposent à l'Administration.

Ce n'est qu'ensuite, en fonction de la nature des réponses qui lui sont faites que le Médiateur décide d'un second courrier, d'une recommandation ou d'une intervention auprès de l'autorité de tutelle.

Lorsque l'intervention de l'autorité de tutelle n'est pas sollicitée, ce deuxième échange de courrier est souvent l'occasion d'évoquer expressément l'existence du pouvoir d'injonction et sa sanction à travers la publicité. Cette phase est nécessairement longue.

Le jugement que porte le Médiateur de la République sur la lenteur de l'Administration à répondre à son intervention est évidemment fonction des difficultés à résoudre. Ainsi, sera-t-il moins disposé à l'indulgence vis-à-vis de l'Administration lorsqu'il s'agit d'obtenir qu'elle verse les indemnités auxquelles elle est condamnée par jugement.

La réclamation no 94-0652, évoquée dans le chapitre " La Médiation : les hauts et les bas ", à propos du refus d'une collectivité locale d'exécuter une ordonnance de référé rendue par le président du tribunal administratif de Versailles, illustre bien cette hypothèse.

L'examen de cette réclamation a d'ailleurs été l'occasion pour le Médiateur d'attirer l'attention du Garde des Sceaux sur l'insuffisante protection du justiciable, assurée par la loi du 16 juillet 1980. Pour recourir à la procédure de l'inscription d'office, il faut en effet attendre un délai de 4 mois. Or le référé provision correspond à une situation d'urgence et nécessite une exécution rapide. À l'occasion de la proposition de réforme JUS 94.02, le Médiateur de la République a donc demandé que les textes régissant l'exécution des ordonnances de référé prennent davantage en compte la spécificité de cette procédure et permettent un versement effectif de la provision dans des délais plus brefs.

En revanche, le Médiateur sera plus compréhensif et usera plus volontiers du conseil lorsque la décision est en elle-même difficile à exécuter. C'est souvent le cas des demandes de réintégration formulées par des agents dont le licenciement a été annulé, comme en témoigne la réclamation no 94-2564.

Le maire d'une petite commune de 250 habitants a saisi le Médiateur à l'occasion des difficultés qu'il rencontrait pour procéder à l'exécution d'un jugement du tribunal administratif d'Amiens rendu le 21 octobre 1993.

Le maire de cette commune avait en 1987 engagé un secrétaire de mairie stagiaire pour 10 heures hebdomadaires. L'intéressé n'ayant pas véritablement donné satisfaction, le maire devait, l'année suivante, décider de la prolongation de son stage pour une durée d'un an. Après quelques mois, le maire décidait le 8 février 1989 de révoquer l'intéressé avant le terme de la période de prolongation.

L'intéressé décidait alors de contester cette décision devant le tribunal administratif d'Amiens, en demandant, parallèlement, de condamner la commune à lui verser une somme de 112 341 F correspondant aux pertes de salaire subies du fait de l'arrêté ayant mis fin à ses fonctions.

Le tribunal, constatant que la décision de licenciement manquait de base légale, l'a annulée mais devait rejeter la demande d'indemnités comme irrecevable, dans la mesure où l'intéressé avait omis d'adresser une demande préalable à la commune.

Entre-temps, le poste de secrétaire de mairie de la commune avait naturellement été pourvu, ce qui posait à la collectivité le problème de savoir quelles mesures prendre pour réintégrer le réclamant à la suite du jugement rendu.

Par ailleurs, le maire ne savait pas comment répondre à la demande d'indemnités formulée par l'intéressé pour compenser la perte illégale de traitement qu'il estimait à 112 341 F.

En décidant, par arrêté du 3 mai 1994, de réintégrer l'intéressé dans son emploi à compter du 1er mars 1989, le maire se conformait à la décision du juge administratif.

S'agissant de l'indemnité due, la Section du Rapport et des Études du Conseil d'État, également saisie de cette affaire, avait indiqué au maire qu'il lui appartenait " de déterminer si la rémunération qui aurait été versée à l'intéressé, s'il avait conservé son emploi, aurait excédé le montant des revenus qu'il a effectivement perçus au titre de quelque autre emploi pour la période comprise entre votre arrêté du 8 février 1989 et la date à laquelle son stage aurait normalement pris fin. Dans l'affirmative, une indemnité compensant le préjudice subi par l'agent du fait de cette privation de traitement devrait lui être versée ".

Dans le souci de trouver une solution amiable au litige et en s'appuyant sur la jurisprudence administrative rappelée par le Conseil d'État, il a été convenu que le stage reconduit le 12 avril 1988 pour une durée d'un an aurait dû prendre fin le 11 avril 1989.

Le Médiateur de la République a alors proposé de chiffrer le montant de l'indemnité compensatrice à 2 025,12 F sur la base de la période comprise entre le 1er mars 1989 et le 11 avril 1989.

Les parties ont accepté cette proposition.

Dans de nombreuses hypothèses, l'inexécution résulte d'une mauvaise interprétation du jugement ou de l'arrêt. C'est l'occasion pour le Médiateur d'être à la fois le conseil de l'Administration tout en assurant au particulier qui le saisit le respect de ses droits, ainsi que le montrent les réclamations nos 92-4339 et 92-4895.

MM. M... et C... ont sollicité de l'autorité préfectorale une concession pour la création de parcs à huîtres sur le littoral. Elle leur a été refusée. Les intéressés ont alors demandé l'annulation de cette décision au tribunal administratif de Caen qui, par jugement en date du 28 juin 1990, a fait droit à leur requête.

En 1992, les intéressés, n'ayant pas obtenu l'exécution de ce jugement, sollicitent l'intervention du Médiateur de la République, dans le cadre des missions qui lui sont reconnues par l'article 11 de la loi du 3 janvier 1973.

L'exécution d'une telle décision était particulièrement complexe. En effet, depuis la décision annulée, d'autres ostréiculteurs s'étaient installés. Il a donc fallu reprendre l'ensemble de la procédure d'attribution et surveiller l'exécution à chaque stade de la procédure.

À la suite de l'intervention du Médiateur de la République, concomitante à celle de la Section du Rapport et des Études du Conseil d'État, la commission des Cultures maritimes a soumis un autre projet de lotissement au préfet.

Cette procédure s'est conclue le 10 février 1994 par la publication d'un arrêté préfectoral effectuant une nouvelle répartition des bénéficiaires des concessions compte tenu de la décision rendue par le tribunal administratif de Caen le 28 juin 1990.

Il faut également souligner que dans certains cas l'Administration ignore son obligation d'exécuter les décisions de justice et notamment celles rendues par les juridictions judiciaires.

Certaines administrations déduisent en effet de l'impossibilité d'user des voies d'exécution de droit commun instituées par le Code civil contre les personnes publiques (cf. Tribunal des conflits, 9 décembre 1899, Association syndicale du canal de Gignac) leur absence d'obligation au regard des décisions rendues par l'ordre judiciaire. Sur ce point, le Médiateur de la République a été conduit à rappeler que la loi du 16 juillet 1980 aménage des voies d'exécution spéciales à l'encontre de l'administration concernée, ainsi que le montre la réclamation no 94-1389.

Mme X... se plaint de ne pouvoir obtenir l'exécution d'un jugement rendu le 26 mai 1992 par le conseil des Prud'hommes de Paris et confirmé le 6 avril 1993 par la cour d'appel de Paris.

À la suite de l'intervention du Délégué du Médiateur de la République pour le département de Paris, l'établissement public concerné avait indiqué qu'il serait impossible à l'établissement de procéder au règlement de la condamnation, dans la mesure où elle émane d'un tribunal de l'ordre judiciaire.

Saisi de ce dossier, le Médiateur de la République a rappelé à l'établissement que la circonstance que la condamnation émane d'une juridiction de l'ordre judiciaire ne fait nullement obstacle à son exécution.

Il faisait observer à l'établissement que la décision juridictionnelle en cause était passée en force de chose jugée, le pourvoi en cassation n'étant pas une voie de recours ordinaire aussi a-t-il demandé à l'établissement d'exécuter les condamnations prononcées.

L'établissement ayant maintenu sa position initiale, le Médiateur de la République a saisi le ministre de l'Agriculture en tant qu'autorité de tutelle pour envisager la mise en oeuvre de la procédure d'inscription d'office du montant des condamnations prononcées. Le dossier est toujours en instruction.

On relève enfin que dans certains cas, les difficultés viennent de ce que l'Administration s'est mal défendue au contentieux.

Ainsi, le Médiateur de la République a-t-il récemment instruit une réclamation no 94-0062 portant sur le " refus " d'un département de communiquer le dossier informatique de recrutement d'assistante maternelle. La réclamante, qui avait obtenu du tribunal administratif l'annulation du refus implicite du Conseil général de lui communiquer le document, a demandé l'exécution du jugement, ce qui supposait la communication du document. Lors de l'instruction, le Médiateur devait découvrir qu'il n'y avait aucun traitement informatique des dossiers. Le document demandé n'existait donc pas mais le département n'en avait pas fait état devant le juge et, qui plus est, n'avait pas réagi au jugement dont il n'a pas fait appel.

La démarche du Médiateur de la République présente donc un caractère pragmatique qui n'exclut pas la dissuasion, ce qui explique qu'il n'y ait eu en 1994 qu'un seul dossier pour lequel le pouvoir d'injonction a été mis en oeuvre (voir chapitre " La Médiation : les hauts et les bas ").

3.La publicité de la procédure

La publicité de la procédure visée à l'article 6 de la Convention protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public; elle constitue l'un des moyens qui contribuent à préserver la confiance dans les cours et tribunaux.

Ce principe de publicité admis pour la plupart des procédures revêt quelquefois des particularités, notamment pour les instances disciplinaires dans les ordres obligatoires.

La Commission (Req. 181 160/91 Diennet c/France.) a déclaré recevable une requête mettant en cause la non-publicité des audiences devant les instances de l'Ordre des médecins.

Cette décision semble préjuger d'un arrêt de condamnation prononcé par la Cour sauf règlement amiable dans l'intervalle.

L'attention du Médiateur de la République a été appelée sur les difficultés rencontrées par un justiciable pour être informé des suites réservées à une plainte déposée auprès de l'Ordre des avocats (réclamation no 93-2385).

Mme L... a rencontré des difficultés pour obtenir le règlement des loyers qui lui étaient dus par une société locataire. Elle a donc saisi la justice et un jugement a condamné la société locataire à lui payer une somme de 92 301 F.

Devant le refus de la société d'exécuter cette décision, Mme L... a demandé à son avocat d'engager une procédure d'exécution forcée (saisie).

Prétextant de la remise des fonds par sa cliente, l'avocat de la société saisie a obtenu la suspension de la mesure d'exécution.

Quelque temps plus tard, Mme L..., qui n'avait toujours pas perçu les fonds, devait apprendre que l'avocat de la société avait restitué les fonds à sa cliente. Par ailleurs, toute procédure d'exécution forcée serait désormais vaine, la société ayant déposé son bilan.

Mme L... a alors signalé ces difficultés au Bâtonnier de l'Ordre des avocats de Paris.

Étant sans nouvelle de celui-ci, elle a saisi le Médiateur de la République.

Les démarches du Médiateur ont permis, dans un premier temps, de tenir Mme L... informée du suivi de la procédure engagée à l'encontre de l'avocat de la société à raison de la faute qu'il avait commise. Et par la suite, Mme L... a obtenu de cet avocat le paiement de la somme qui lui avait été versée et qu'il avait restituée.

B. LES INCIDENCES DE L'ARTICLE 6-1 SUR L'ACTION ADMINISTRATIVE

L'influence des dispositions de l'article 6-1 apparaît aujourd'hui d'autant plus forte que la Commission et la Cour ont été d'accord pour définir de façon autonome, indépendamment des qualifications de droit interne retenues par les États, les notions de " droits et obligations de caractère civil et d'accusation pénale " qui en délimitent le champ d'application.

On constate donc, au fil des décisions prononcées chaque année par les organes de Strasbourg, que des pans croissants de l'activité administrative relèvent désormais de ces dispositions. Parmi les décisions récentes, on insistera notamment sur celles qui s'inscrivent dans une démarche de " pénalisation " de certaines sanctions administratives dans la mesure où ces décisions ne pourront pas, dans l'avenir, ne pas être sans prolongement dans la conduite de l'action administrative.

Tout en admettant la possibilité pour les États, parties à la Convention, de " dépénaliser " un certain nombre de matières, la Cour a, dès l'arrêt Engel du 8 juin 1976 (série AN no 22), entendu clairement souligner que cette évolution ne devait pas conduire à affaiblir les garanties dont doit bénéficier la personne sanctionnée au regard des articles 6 et 7 de la Convention.

Dans la pratique, pour juger qu'une sanction donnée présente le caractère d'accusation pénale au sens de la Convention, la Commission et la Cour usent d'une même méthode d'analyse tirée d'un faisceau d'indices. Après avoir analysé le texte définissant l'infraction, les instances juridictionnelles de Strasbourg examinent la nature de l'infraction ainsi que le degré de sévérité de la sanction encourue par l'intéressé et vérifient à cette occasion que " la sanction ne s'adresse pas à un groupe déterminé à statut particulier, mais à tous les citoyens; qu'elle leur prescrit un certain comportement et assortit cette exigence d'une sanction punitive " (Arrêt " Ozturk " (9/1982/55/84).).

L'arrêt Bendenoun c/France rendu le 24 février 1994 par la Cour de Strasbourg constitue une application remarquée de ces principes aux pénalités fiscales, qui suscite nombre de commentaires et interrogations sur l'avenir.

Il est trop tôt, moins d'un an après cette décision, pour faire une analyse exhaustive de l'ensemble des conséquences induites par cet arrêt. Le Médiateur de la République y est d'autant moins enclin que les réclamations qui lui ont été soumises au cours de ces derniers mois ne lui ont pas fourni l'occasion d'une réflexion conduisant à déceler des discordances entre le droit interne et la Convention.

1. Le régime des sanctions administratives

Le régime applicable aux sanctions administratives a longtemps été à l'origine de controverses doctrinales. Sous l'influence du Conseil Constitutionnel, un certain nombre de questions de principe sont aujourd'hui tranchées puisqu'il est désormais admis que le droit reconnu à l'Administration d'infliger des sanctions administratives ne méconnaît pas le principe de séparation des pouvoirs.

Le Conseil Constitutionnel, dans ses décisions, a néanmoins assorti le principe de réserves en exigeant d'une part, que les sanctions administratives prévues soient exclusives de toute privation de liberté et d'autre part que l'exercice de ce pouvoir de sanction soit assorti des garanties propres à " toute sanction ayant le caractère de punition ".

Un certain nombre de conséquences doivent être tirées de ces affirmations de principe :

- respect du principe de légalité des délits et des peines affirmé par l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen,

- respect du principe de non-rétroactivité,

- respect du principe de proportionnalité de la sanction,

- respect du principe non bis in idem,

- respect du principe des droits de la défense.

On relèvera que la jurisprudence du Conseil Constitutionnel est convergente avec celle des instances de Strasbourg et, sur certains de ses aspects, contribue à une meilleure protection de l'administré, dans la mesure où elle concerne la phase administrative d'établissement de la sanction alors que, dans la plupart des décisions qu'elle a rendues, la Cour de Strasbourg a limité à la phase contentieuse la mise en jeu des garanties définies par l'article 6. Mais, à cet égard, la jurisprudence de la Cour ne semble pas figée puisque dans une affaire Imbriosca c/Suisse la Cour a précisé que " les exigences de l'article 6 peuvent jouer un rôle avant la saisine du juge du fond, si et dans la mesure où leur inobservation initiale risque de compromettre gravement le caractère équitable du procès ".

En admettant d'examiner sur le fond un grief tiré de la méconnaissance de l'article 6 de la Convention par le préfet lors d'une procédure de suspension de permis de conduire prise en application de l'article L 18-3 du Code de la route (Commission 13-10-93 Boyadjian c/France (21 176-93).), la Commission ne s'est pas considérée liée par la jurisprudence des juridictions françaises qui considère que la suspension administrative n'a pas de caractère répressif mais un but préventif qui répond à un impératif de sécurité pour protéger les usagers de la route. Sans disconvenir de cet aspect dissuasif et préventif de la mesure administrative, la Commission l'analyse comme ayant également un caractère punitif et répressif, ce qui permet de l'analyser comme une accusation pénale qui doit pouvoir faire l'objet d'un recours effectif.

Parmi les réclamations transmises au Médiateur de la République, un certain nombre d'entre elles montre en effet que la suspension administrative peut effectivement dans les faits se transformer en une mesure répressive, sans que l'intéressé ait eu la possibilité de faire valoir l'intégralité de ses droits, ainsi que l'illustre la réclamation no 91-4553 :

Suite à une infraction aux articles R 10/1 et R 232-2o du Code de la route, commise le 8 septembre 1990, par M. C..., le sous-préfet de Castres a, par arrêté en date du 25 janvier 1991, suspendu la validité du permis de conduire de ce dernier pour une durée de trois mois.

La notification de cette décision a été faite le 12 février 1991 à l'intéressé, lequel a remis le jour même le document justifiant de son permis.

Le 19 mars 1991, le tribunal de police de Castres, statuant sur la même infraction, a condamné M. C... à une suspension de son permis de conduire durant deux mois et à 1 300 F d'amende.

Ce jugement a été rendu en l'absence de l'intéressé et lui a été notifié le 10 mai 1991.

Le réclamant n'a pu reprendre possession de son permis que trois mois après l'avoir remis, alors qu'il n'a été finalement condamné qu'à deux mois de suspension.

En ce domaine, la jurisprudence des instances de contrôle de Strasbourg, si elle devait se confirmer, devrait ouvrir des perspectives nouvelles quant à la révision, souvent souhaitée, de la législation applicable à la suspension du permis de conduire.

Tirant les conséquences de la jurisprudence des instances de contrôle de Strasbourg, certains tribunaux administratifs font d'ores et déjà application des dispositions de l'article 6 à des sanctions administratives aussi diverses que la mesure de fermeture provisoire d'un débit de boissons, l'assujettissement des employeurs à la contribution spéciale versée à l'office des Migrations internationales (OMI) pour l'emploi irrégulier de travailleurs étrangers ou la mise hors convention d'une infirmière ayant excédé son quota d'activités (Voir notamment les décisions rendues par le tribunal administratif de Strasbourg et commentées à la RFDA en mai-juin 1994.).

À la lumière de l'ensemble de cette jurisprudence tant européenne que constitutionnelle, force est de constater que, dans la pratique, un certain nombre de législations qui sont sanctionnées à la fois par le Code pénal et par des pénalités administratives devront à l'avenir être nécessairement revues dans la mesure où les garanties qui assortissent le prononcé de pénalités administratives ne sont pas toujours suffisantes au regard des droits fondamentaux.

Ainsi, à l'occasion de l'instruction de la réclamation no 94-0540 portant sur la contribution spéciale versée à l'OMI pour l'emploi irrégulier de travailleurs étrangers, le Médiateur de la République a pu constater que l'office, se refusant à analyser la contribution comme une sanction administrative au sens de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, considère que la bonne foi de l'employeur, même si elle est prouvée, est inopérante pour le dégager de sa responsabilité et reste sans incidence sur le recouvrement de l'amende. À cet égard, on observera que le jugement rendu par le tribunal administratif de Strasbourg le 20 juillet 1993 dans l'affaire " SARL Alsace Diffusion Grand Est " invalide cette analyse classique et s'inscrit dans la ligne de la jurisprudence européenne puisque le juge a vérifié, au regard des circonstances de l'espèce, la proportionnalité de la sanction infligée. Dans une autre affaire, ce même tribunal administratif, après avoir qualifié de sanction la contribution, a fait application du principe non bis in idem et annulé en conséquence la contribution spéciale à laquelle un employeur avait été assujetti au motif que celui-ci, ayant été condamné à une peine d'amende par un tribunal correctionnel, ne pouvait plus, en raison des mêmes faits, faire l'objet d'une peine consistant dans le paiement d'une contribution spéciale (TA Strasbourg 19 avril 1994 R. No 92/2829 Mme Oster c/OMI.). Si cette jurisprudence est confirmée, elle appellera nécessairement une révision des dispositions du Code du travail concernées.

2. Les décisions disciplinaires sur les détenus

Aux termes d'une jurisprudence administrative constante, les décisions prises par l'administration pénitentiaire à l'encontre des détenus constituent des mesures d'ordre intérieur qui échappent donc au contrôle du juge. Le Conseil d'État a rappelé dans une décision (ass. 27.1.84 Caillol) que le placement d'un détenu dans un quartier de plus grande sécurité constituait une mesure d'ordre intérieur.

Dans un arrêt Campbell et Fell du 28 juin 1984, la Cour européenne a également reconnu qu'" il est des manquements qui manifestement concernent la seule discipline intérieure " et que, dans le contexte carcéral, des raisons pratiques et de politique militent pour un régime disciplinaire spécial, par exemple des considérations de sécurité, d'intérêt de l'ordre, la nécessité de réprimer la mauvaise conduite des détenus...

Mais, dans une décision du 16 décembre 1992 (Delazeins c/RU), la Commission a considéré que la procédure disciplinaire poursuivie à l'encontre d'un détenu qui s'est rendu coupable d'une prise d'otage à l'intérieur de la prison devait, au vu de la lourdeur des sanctions encourues, être assimilée à une " accusation pénale " à laquelle doivent s'appliquer les garanties prévues par l'article 6-1 de la Convention.

Au regard de cette évolution, un projet de loi est en cours d'élaboration au ministère de la Justice concernant le régime des sanctions disciplinaires infligées aux détenus.

La situation actuelle des détenus soumis à des sanctions pénitentiaires fait l'objet de réclamations adressées au Médiateur de la République. C'est ainsi que la famille d'un détenu a attiré l'attention du Médiateur de la République sur les conditions de détention de leur fils à la suite, semble-t-il, d'une mesure disciplinaire (réclamation no 94-1400).

Le Médiateur de la République n'a pu qu'attirer l'attention de l'administration pénitentiaire dans cette affaire et informer le détenu de la possibilité qui lui est offerte de saisir la Commission européenne.

En marge du régime des sanctions disciplinaires, il n'est pas sans intérêt de noter que le traitement des personnes détenues ne fait l'objet d'aucune disposition spécifique en sorte que la Commission a été amenée à préciser que " même si un requérant se trouve détenu en exécution d'une condamnation..., cette circonstance ne le prive cependant pas de la garantie des droits définis par la Convention ".

C'est dans ces conditions que la Cour et la Commission n'examinent les conditions de la détention que dans la mesure où elles portent atteinte à un droit garanti d'une manière générale par ailleurs.

En 1984, une réclamation a été adressée par un détenu au Médiateur de la République relative aux difficultés qu'il rencontrait pour le saisir.

Aux termes d'une circulaire de l'administration pénitentiaire, seuls les présidents des assemblées parlementaires figuraient sur la liste des autorités administratives et judiciaires auxquelles les détenus pouvaient s'adresser, ce qui excluait les autres députés et sénateurs.

Il est apparu qu'il s'agissait d'une restriction aux possibilités, pour les détenus, de saisir le Médiateur de la République. Une proposition de réforme a alors été adressée au Garde des Sceaux par le Médiateur de la République afin que la circulaire fixant la liste des autorités judiciaires et administratives soit modifiée en vue d'y ajouter les députés et sénateurs.

Le ministère de la Justice a réservé une suite favorable à la demande du Médiateur de la République.



III. LE DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE ET FAMILIALE

L'article 8 de la Convention reconnaît à toute personne " le droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ".

Cet article a essentiellement pour objet de protéger le particulier contre l'ingérence injustifiée des pouvoirs publics dans sa vie privée. L'encadrement légal des écoutes téléphoniques réalisé par la loi du 10 juillet 1991 est le meilleur exemple de l'incidence pratique de la Convention sur le droit interne qui a été modifié dans le sens des engagements internationaux souscrits par la France.

Outre l'appréciation du caractère injustifié de certaines ingérences, la Commission et la Cour vérifient également que la législation des États contractants assure un " respect effectif " des droits énumérés à l'article 8.

A. LE DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE

Au regard de la jurisprudence, le concept de vie privée revêt une signification extensive qui va au-delà du " droit de vivre autant qu'on le désire à l'abri des regards étrangers " (Avis de la commission 1er mars 1979.). Ce droit comprend également " dans une certaine mesure le droit d'établir et d'entretenir des relations avec d'autres êtres humains, notamment dans le domaine affectif pour le développement et l'accomplissement de sa propre personnalité " (No 8962-80 X... c/Islande.).

1.Application aux transsexuels

Le transsexualisme se caractérise par le sentiment irrésistible et inébranlable d'appartenir au sexe opposé à celui qui est génétiquement, physiologiquement et juridiquement le sien avec le besoin obsédant et constant de changer d'état sexuel, anatomie comprise.

Les transsexuels, après avoir subi un traitement chirurgical lourd modifiant certains caractères de leur sexe physiologique d'origine, ont sollicité des tribunaux judiciaires une modification de leur état civil. Mais la Cour de Cassation a opposé, plusieurs années durant (1987 à 1990), un refus à leur demande en raison du principe fondamental de l'indisponibilité de l'état des personnes.

Cette position de la Cour de Cassation (qui s'est heurtée à la résistance de certaines cours d'appel) était à l'origine de difficultés importantes pour les transsexuels qui ont saisi le Médiateur de la République dès la fin des années 1970.

C'est ainsi qu'Aimé PAQUET (Médiateur de 1974 à 1979) a été conduit à intervenir en faveur d'un transsexuel et à obtenir une modification de son numéro d'identification INSEE conforme à la modification de son sexe apparent.

En août 1989, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté une résolution invitant les États membres à légiférer en matière de transsexualisme.

Début 1992, le Médiateur de la République avait envisagé de proposer une réforme relative à la " nécessité du vote d'une législation relative au transsexualisme ".

Le 25 mars 1992 (Arrêt B... c/France 57/1900 248 319.), la Cour européenne des droits de l'homme a fait application à un transsexuel français de l'article 8 de la Convention, traitant du droit au respect de la vie privée.

Elle a considéré que le refus des juridictions françaises de prononcer la modification de son état civil à la suite du traitement chirurgical subi plaçait quotidiennement la requérante " dans une situation globale incompatible avec le respect de sa vie privée, et a condamné la France à lui verser une indemnité de 100 000 F ".

Par la suite, la Cour de Cassation devait, par un arrêt du 11 décembre 1992, tirer les conséquences de la décision européenne et considérer que le respect de la vie privée justifie que l'état civil d'une personne qui " a pris une apparence physique se rapprochant de l'autre sexe, auquel correspond son comportement social " indique désormais le sexe dont elle a l'apparence.

Toutefois, l'apposition d'une mention modificative du sexe en marge de l'acte de naissance du transsexuel suppose la réunion de quatre conditions :

- le transsexualisme doit être médicalement constaté;

- le juge ne peut être saisi d'une demande de modification d'état civil pour cause de transsexualisme qu'après la réalisation des opérations de conversion sexuelle;

- le transsexuel doit avoir une apparence physique le rapprochant du sexe qu'il revendique;

- l'intéressé doit avoir un comportement social correspondant au sexe qu'il revendique.

L'évolution de la jurisprudence devrait permettre de résoudre les difficultés rencontrées par les transsexuels et leur permettre d'obtenir la modification de leur état civil.

Conformément aux exigences de la Cour de Cassation, la procédure judiciaire de modification d'état civil ne peut être engagée avant que le traitement médical ne soit quasiment achevé; or ce traitement médical, qui est long, ne peut intervenir, en raison de règles d'éthique médicale, qu'après une expertise médicale nécessairement longue, les experts médicaux en la matière étant peu nombreux et donc surchargés.

De même, la procédure judiciaire exigera, en application des conditions posées par la Cour de Cassation, l'instauration d'une mesure d'expertise médicale qui allongera la durée de la procédure .

Deux réclamations ont été adressées au Médiateur de la République, la première enregistrée sous le no 91-3280.

Après avoir suivi un traitement médical et chirurgical lourd, M. T... a engagé une procédure afin d'obtenir une modification des mentions figurant sur son acte de naissance.

À l'époque où il a saisi le Médiateur de la République, les décisions de la Cour européenne, comme celles de la Cour de Cassation, n'étaient pas encore intervenues. Inquiet du sort qui serait réservé à sa demande en justice, il avait souhaité une intervention du Médiateur.

Depuis la nouvelle jurisprudence de la Cour de Cassation, il attend plus sereinement la décision de justice.

Il souhaiterait toutefois bénéficier pendant le cours de la procédure (dont il a été précisé qu'elle était longue) d'un numéro INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) provisoire qui lui permette de cacher sa situation à un employeur potentiel mais également dans les occasions de la vie quotidienne où la production d'un bulletin de salaire mentionnant son numéro INSEE est nécessaire (bail, ouverture d'un compte bancaire).

Il souligne les difficultés d'insertion professionnelle et sociale consécutives à son identification INSEE. Les démarches du Médiateur auprès de l'INSEE à cet égard s'avèrent difficiles.

En effet, l'INSEE attribue à toute personne un numéro qui contient en tête un chiffre caractérisant le sexe (1 pour le sexe masculin, 2 pour le sexe féminin) et figure dans le répertoire national d'identification des personnes physiques. La Sécurité sociale reprend ce numéro.

Actuellement, une démarche est en cours auprès de l'INSEE afin de permettre aux transsexuels de bénéficier d'un numéro d'immatriculation provisoire dès lors qu'une procédure de changement d'état civil est engagée.

La deuxième réclamation enregistrée sous le no 93-3708 est relative à la longueur de la procédure de modification d'état civil.

2. Les renseignements propres à la personne

La divulgation non autorisée à des tiers de renseignements propres à la personne peut également être constitutive d'une ingérence injustifiée dans sa vie privée au sens de l'article 8 de la Convention.

À plusieurs reprises, le Médiateur de la République a été saisi de réclamations de particuliers relatives à la divulgation à des tiers de renseignements sur leur origine ou celle de leurs enfants adoptifs.

À l'occasion de la réclamation no 91-2948, le Médiateur de la République a été ainsi conduit à vérifier que l'Administration avait bien observé les règles de confidentialité prescrites par les textes.

Mme C... a fait l'objet d'une légitimation adoptive en 1961. Trente ans plus tard, elle est contactée par un tiers qui lui fait part des recherches généalogiques auxquelles il a procédé pour le compte d'une jeune femme qu'il présente comme étant sa demi-soeur.

La mère adoptive de l'intéressée engage alors plusieurs démarches auprès de l'Administration pour éclaircir les conditions dans lesquelles les données du dossier avaient pu être portées à la connaissance d'un tiers. Non convaincue de la réponse fournie par le service départemental concerné, elle s'est adressée au Médiateur de la République pour qu'il soit procédé à une enquête.

Celle-ci a permis de vérifier que l'administration concernée avait respecté l'obligation qui est la sienne de refuser à un tiers la communication d'un dossier relatif aux démarches préalables à l'adoption.

Non seulement les tiers en cause n'avaient jamais eu accès au dossier de Mme C..., mais la diversité des patronymes, le numérotage des dossiers et leur examen préalable pour toute consultation, permettaient d'éviter de telles erreurs. La jeune femme n'ayant aucune filiation établie antérieurement à son adoption, personne ne pouvait prétendre à un lien de parenté avec elle.

Le ministre des Affaires sociales indiquait par ailleurs que, dans l'hypothèse où le généalogiste serait entré en possession de l'acte de naissance de Mme C..., il n'aurait pas été autorisé à connaître la filiation antérieure de cette dernière.

Selon les dispositions de l'article 354 du Code civil, la transcription de la décision prononçant l'adoption plénière sur les registres de l'état civil ne contient aucune indication relative à la filiation réelle de l'enfant et ceci, de façon à protéger l'enfant de toute recherche éventuelle de son origine. Par ailleurs, conformément aux instructions générales relatives à l'état civil (nos 197 et 198) qui disposent que seuls les intéressés peuvent obtenir la copie de leur acte de naissance, ainsi que leurs ascendants et descendants, les mairies délivrent des extraits des actes de naissance épurés de certaines informations, notamment celles qui portent sur la filiation, à toutes les autres personnes.

La troisième réclamation (no 93-0771) illustre les difficultés auxquelles peuvent se heurter les enfants adoptés pour retrouver trace des membres de leur famille d'origine.

Nées en 1973, des jumelles pupilles du service de l'Aide sociale à l'enfance de Paris ont été, très jeunes, séparées et confiées à des familles différentes.

L'une des jumelles a fait l'objet d'une adoption plénière en 1977.

Dès sa majorité, elle a cherché à reprendre contact avec sa soeur qui a été adoptée de son côté. N'ayant pu obtenir de renseignements utiles des administrations compétentes, elle a sollicité l'intervention du Médiateur de la République qui n'a pu que constater l'impossibilité de l'aider dans ses démarches.

Dans le cadre de la législation relative à l'adoption plénière, il n'y a pas de secret de l'adoption, ce qui autorise les personnes adoptées à rechercher si elles le souhaitent leurs origines familiales et à retrouver des membres de leur famille d'origine.

Mais ce droit connaît des limites dans la mesure où le législateur protège également le droit de taire sa paternité ou sa maternité. Ce droit peut également se heurter, comme le montre la réclamation no 93-0771, au droit de l'adopté et de ses parents adoptifs à se protéger des interventions de sa famille d'origine.

Le service de l'Aide sociale à l'enfance a, en effet, pu informer la réclamante de sa situation familiale d'origine et lui révéler qu'elle avait une soeur jumelle, mais il n'a pu aller au-delà. Sa soeur ayant été adoptée, il y a rupture de ses liens avec sa famille d'origine. La réclamante est donc dans la position d'un tiers et n'a aucun droit à se voir communiquer le contenu du dossier concernant sa soeur.

L'Administration reçoit fréquemment des demandes de personnes qui recherchent des frères et soeurs adoptés.

Dans la pratique, les services sont invités à déposer dans le dossier de la personne adoptée une note du demandeur indiquant son souhait de la retrouver, qui pourra être remise à l'intéressée dans le cas où elle s'adresserait elle-même au service pour obtenir des informations sur sa famille d'origine ou envisagerait de la rencontrer. Des copies des courriers de la réclamante ont ainsi été placées en 1992 dans le dossier de sa soeur.

Comme le Conseil d'État a pu le relever dans son rapport sur le statut et la protection de l'enfant :

" La diversité des textes régissant le secret des origines, les différentes modifications dont ils ont fait l'objet, leur complexité, les contradictions qui résultent de leur confrontation ainsi que la diversité des pratiques suivies, constituent autant d'éléments révélateurs de la difficulté de trouver une solution satisfaisante au problème de la connaissance des origines familiales. "

À cet égard, la suggestion du Conseil d'État de créer un conseil pour la recherche des origines familiales paraît de nature à répondre aux difficultés sérieuses rencontrées pour concilier des aspirations également légitimes.

B. LE DROIT AU RESPECT DE LA VIE FAMILIALE

Ce droit est aujourd'hui fréquemment invoqué par les étrangers qui contestent les décisions de l'Administration leur refusant l'entrée au territoire français ou mettant fin à leur séjour.

1. L'accès des étrangers au territoire

Longtemps, la liberté d'aller et venir a vu sa portée limitée au territoire national. Mais sous l'influence de la doctrine, des conventions internationales, elle s'entend désormais du droit de quitter son pays et du droit d'entrer dans un autre pays et s'applique aussi bien aux nationaux qu'aux étrangers. Le libre accès au territoire des États parties à la Convention n'est pas, en tant que tel, garanti par les dispositions de la Convention. Toutefois, la Commission en forgeant " la théorie des libertés implicites " assure un minimum de protection au bénéfice des étrangers si l'État contractant, en refusant l'accès au territoire, porte atteinte à une disposition de la Convention. " Un État qui a signé et ratifié la Convention doit être réputé avoir accepté de restreindre le libre exercice des droits que lui accorde le droit international général y compris son droit de contrôler l'entrée et la sortie des étrangers dans la mesure et les limites des obligations qu'il a assumées en vertu de cette Convention. " (D 434/58 X... c/Suède.). À ce titre, la Cour est appelée notamment à sanctionner les manquements à l'article 8 de la Convention sur le respect de la vie familiale.

En ces matières, le Médiateur de la République a été conduit à observer une croissance des réclamations relatives aux refus de visa d'entrée opposés par les services consulaires à l'étranger.

Dans un certain nombre d'hypothèses, le refus de l'Administration découle de l'insuffisance des justifications présentées par les étrangers qui sollicitent un visa d'entrée et qui ne satisfont pas aux exigences des textes, notamment celles prévues par le décret du 27 mai 1982. Mais, plusieurs dossiers démontrent l'existence de dysfonctionnements lors des procédures d'instruction menées par les services consulaires qui conduisent à des refus de délivrance difficilement admissibles au regard du respect des droits fondamentaux reconnus par la Convention. Ainsi en est-il de la réclamation no 94-2237.

M. B..., de nationalité française, séjourne régulièrement au Maroc, où il a connu sa future épouse, de nationalité marocaine.

Les intéressés ont choisi de se marier au Maroc, le 17 mars 1993.

M. B... a aussitôt fait transcrire son mariage au consulat de France. Le service de l'état civil de Nantes a fait le nécessaire à cet égard et l'intéressé a reçu un livret de famille qui lui permettra d'obtenir des fiches familiales d'état civil.

Dans le même temps, Mme B... a demandé au consulat général de France à Fès de lui délivrer un visa afin de rejoindre son mari à Amboise où il exerce son activité. Ce visa lui a été refusé par décision du 24 janvier 1994, ce qui a conduit les intéressés à solliciter l'intervention du Médiateur de la République.

Après analyse du dossier, il est apparu que cette décision de refus est extrêmement préjudiciable à ce couple, qui, marié depuis le 17 mars 1993, n'a de fait pu, depuis lors, mener une vie commune normale. La décision du 24 janvier 1994 pouvait constituer une atteinte à l'article 8 de la Convention relatif au respect de la vie familiale, dans la mesure où l'Administration remettait en cause, par sa décision, un lien familial existant sans que ce fait d'ingérence ne soit justifié par des considérations tirées des exigences de l'ordre public.

L'intervention du Médiateur de la République a donné lieu à des instructions pour que la demande de visa soit instruite. Ce fut chose faite aussitôt.

Dans le même ordre d'idées, on citera également la réclamation no 94-1439.

M. D..., de nationalité française, vit depuis plusieurs années au Cameroun où il est employé par une société au titre de l'assistance technique.

Divorcé le 1er décembre 1992, il a épousé le 27 novembre 1993 une Camerounaise avec laquelle il vivait depuis deux ans. Il a aussi recueilli à son foyer le fils de celle-ci, Joseph, né en 1981.

La transcription de son mariage a été effectuée au consulat général de France à Douala, le 4 mars 1994.

Dans l'intervalle, son employeur qui l'avait mis à la disposition d'une de ses agences locales, l'a avisé de ce qu'il se voyait contraint de réduire ses effectifs au Cameroun et lui a demandé de regagner la France fin mars.

M. D... a aussitôt sollicité un visa long séjour au consulat de France à Douala, pour son épouse et le fils de celle-ci, afin qu'ils rentrent en France en même temps que lui. À la demande des services, il a pu déposer les dossiers nécessaires le 21 mars 1994.

Lors du dépôt de sa demande, il aurait été indiqué à l'intéressé que si son épouse obtenait un visa, il conviendrait qu'elle se rende en France pour obtenir une carte de séjour pour elle-même, ce qui nécessiterait un délai de 6 mois environ. Elle devrait ensuite revenir à Douala pour entreprendre une demande de regroupement familial. Pendant ces opérations, elle laisserait son fils au Cameroun.

Or, la famille de cette jeune femme habite dans un village en pleine brousse et il est impossible de lui confier ce jeune garçon élevé en ville où il est scolarisé et qui ne peut, par ailleurs, en raison de son âge - 12 ans -, rester seul.

D'autre part, un jugement en date du 16 mars 1994 du tribunal de premier degré de Douala-Ville a confié la tutelle de l'enfant à M... D. Le tribunal a effectivement constaté que celui-ci subvient aux besoins de l'enfant et lui procure un encadrement adéquat. Par ailleurs, la mère a consenti à ce dernier une délégation de ses droits.

Là encore, la démarche proposée à l'intéressé apparaît constitutive d'une atteinte à l'article 8 de la Convention qui, selon la jurisprudence de la Cour, s'analyse, indépendamment des liens juridiques de parenté et d'alliance, au regard des liens de fait constitutifs d'une vie de famille (Requête no 3110/67 X... c/RFA.). L'attitude de l'Administration est d'autant moins compréhensible qu'à travers le jugement du 16 mars 1994, les parents de l'enfant s'étaient efforcés de conforter son assise juridique.

Les difficultés auxquelles se heurtent les étrangers qui sollicitent l'octroi d'un visa sont d'autant plus grandes que l'autorité consulaire n'est pas tenue de motiver ses décisions de refus. Cette dispense de motivation de la décision qui trouve son fondement légal dans l'article 16 de la loi du 9 septembre 1986 accroît le sentiment d'incompréhension que ressentent les demandeurs qui, souvent, sont déjà en situation d'infériorité vis-à-vis de l'Administration dont ils ne comprennent pas les règles de fonctionnement. Cette dispense de motivation peut conduire à des effets pervers quant au comportement du service comme le montre la réclamation no 94-0210.

Un différend oppose au ministère des Affaires étrangères, M. Abdellatif L..., de nationalité française, à la suite du refus de visa de court séjour opposé à ses parents.

À l'occasion des fêtes de fin d'année, ces derniers, ressortissants marocains et vivant au Maroc, souhaitant rendre visite à leur fils, en Seine-Saint-Denis et à leur fille installée en Italie, sollicitent les visas nécessaires auprès des autorités compétentes.

Le visa pour l'Italie leur a été accordé mais non celui pour la France, en raison, semble-t-il, de l'insuffisance de leurs ressources propres. Ils ne disposent, en effet, pour vivre, que des seuls subsides que leur envoient leurs enfants. Le conseil leur est alors donné d'entamer une procédure de regroupement familial.

Devant le refus opposé, les intéressés se résignent mais leur fils, qui n'a pu recevoir ses parents au moment prévu, conteste cette décision et fait valoir le préjudice moral et matériel occasionné par ce refus. Il sollicite alors l'aide du Médiateur de la République, afin d'avoir l'assurance qu'à l'avenir, ses parents ne rencontreraient plus de telles difficultés pour obtenir un visa de court séjour pour la France. Il demande par ailleurs des éclaircissements sur la suggestion de regroupement familial qui avait été proposée en remplacement du visa refusé.

Dans sa réclamation, il précisait notamment que ses parents disposaient d'un titre de transport aller-retour, qu'il pouvait assurer sans aucune gêne leur hébergement comme il le faisait régulièrement tous les deux ans environ et que ses parents ont toujours respecté scrupuleusement les durées de séjour prévues par leurs visas. Il soulignait également que le maire de la commune où il réside, qui dispose d'un dossier concernant ces visites, a visé et délivré immédiatement le certificat d'hébergement requis.

Il ajoutait enfin qu'il est de nationalité française et qu'il ne souhaite pas faire venir ses parents en France à titre permanent, leurs modes de vie respectifs étant incompatibles. C'est pourquoi, il récuse la solution de demander un " regroupement familial " qui lui a été suggérée.

Le Médiateur de la République est aussitôt intervenu auprès du ministre des Affaires étrangères pour s'étonner de la suggestion faite quant au regroupement familial, qui suppose la volonté de s'établir alors que les intéressés ne désiraient qu'utiliser leur droit de visite. À l'occasion de cette affaire, le Médiateur de la République s'est interrogé sur la façon dont a été faite l'instruction de la demande de visa de court séjour dès lors que les parents de M. L... ne s'étaient auparavant jamais heurtés à un quelconque refus.

Le ministre des Affaires étrangères en est convenu et a donné l'assurance que des instructions avaient été données pour un examen favorable de toute nouvelle demande de visa qui serait présentée par les intéressés.

Sur cette affaire, il n'est pas interdit de penser que si l'Administration avait été dans l'obligation de motiver sa décision de refus, le dialogue avec les demandeurs aurait été plus approfondi et aurait conduit à une meilleure instruction de la demande, eu égard à la situation personnelle des intéressés, sans que les préoccupations relatives au risque migratoire prévalent.

S'il n'est pas dans les intentions du Médiateur de la République de discuter les fondements de la dispense de motivation dans la mesure où la décision d'accorder, ou non, un visa d'entrée sur le territoire national participe de l'exercice de la souveraineté, il est nécessaire d'attirer l'attention des autorités compétentes sur la qualité des relations qui doit présider à l'instruction de ces demandes ainsi que sur les conséquences que peuvent avoir certaines décisions de refus au regard des droits fondamentaux de la personne.

2. Le séjour des étrangers

Dans bien des cas, les réclamations qui sont présentées en matière de séjour tendent à obtenir la régularisation, d'une situation de fait, en dehors des règles fixées. En l'absence d'un fait de dysfonctionnement de l'Administration pour ce motif, le Médiateur de la République exclut toute possibilité d'intervention. Ne sont donc instruits que les dossiers qui révèlent une atteinte injustifiée au principe d'équité. Il faut cependant souligner qu'en ce domaine, pour garder sa pleine efficacité, l'intervention en équité ne peut qu'être exceptionnelle et n'est justifiée que si un droit fondamental est en cause.

Entrent naturellement en ligne de compte les situations où l'article 8 de la Convention est susceptible d'être invoqué.

Comme en matière de visa, le Médiateur de la République prend en compte dans sa démarche, la jurisprudence des instances de contrôle de Strasbourg et procède à un raisonnement au cas par cas pour examiner la réalité de l'atteinte apportée aux droits reconnus par l'article 8, comme le montre la réclamation no 94-0119.

La réclamante, de nationalité algérienne, qui a fait l'objet, en 1991, d'une décision préfectorale lui refusant un titre de séjour, ainsi que d'une décision du ministre de l'Intérieur rejetant son recours hiérarchique, a saisi le tribunal administratif pour obtenir l'annulation de ces décisions.

Le tribunal, tenant compte de l'ancienneté de son séjour en France, de celle du séjour de ses parents et frères et soeurs, et de l'absence d'attache familiale dans son pays d'origine, a annulé la décision du ministre de l'Intérieur considérant qu'elle " porte à son droit au respect de sa vie familiale une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels ce refus de titre de séjour lui a été opposé et a par suite méconnu les dispositions de l'article 8 de la Convention ".

À la suite de ce jugement en date du 15 septembre 1993, devenu définitif - en l'absence d'appel - la réclamante n'a reçu qu'un récépissé de demande de titre de jour valable trois mois, puis après quelques difficultés, un second récépissé également valable pendant trois mois.

Ne parvenant pas à obtenir un titre de séjour, elle s'est adressée au Médiateur de la République qui s'est étonné, auprès du ministre de l'Intérieur, de ce que les conséquences du jugement n'aient pas été tirées par son administration.

La réclamante a reçu le 31 mars 1994, un certificat de résidence revêtu de la mention " visiteur ", en application des dispositions particulières de la Convention franco-algérienne.


IV. L'ABSENCE DE DISCRIMINATION

A. AU PLAN DE L'ÉGALITÉ DES SEXES

Selon l'article 14 de la Convention, " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ".

Cette prohibition des discriminations présente un caractère accessoire aux droits et libertés reconnus par la Convention. Toutefois, il faut souligner que dans sa jurisprudence la plus récente, la Cour a accepté par une double référence aux articles 6-1 - disposition qui n'offre que des garanties procédurales - et 14 de statuer sur une question de fond relative à la discrimination sexuelle. Dans l'affaire Schuler Zgraggen jugée le 24 juin 1993, la Cour a ainsi considéré que constitue une différence de traitement uniquement fondée sur le sexe et dépourvue de toute justification objective et raisonnable le refus d'octroi d'une rente d'invalidité à une femme, fondé sur la circonstance que les femmes devenues mères de famille cessent habituellement leur activité professionnelle.

La notion de discrimination au sens des instances de contrôle de Strasbourg, " englobe d'ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu'un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable "Affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/Royaume-Uni (1985).. Pour être admissible la différence de traitement doit avoir, suivant la formule retenue par la Cour, " une justification objective et raisonnable ".

L'attention du Médiateur de la République a été appelée sur le champ d'application des dispositions du Code de la sécurité sociale relatives aux majorations de durée d'assurance-vieillesse accordées aux assurées qui ont élevé un ou plusieurs enfants.

La législation en vigueur (article L 351-4 du Code de la sécurité sociale) réserve aux seules femmes la possibilité de bénéficier d'une majoration de leur durée d'assurance lorsqu'elles ont élevé pendant neuf ans avant le seizième anniversaire, un ou plusieurs enfants.

Ainsi, si à la suite d'un décès ou d'une séparation, le père est conduit à élever seul ses enfants (pendant neuf ans avant leur seizième anniversaire), il ne pourra, en l'état actuel de la réglementation, prétendre à la majoration prévue à l'article L 351-4 du Code de la sécurité sociale.

Tel est le cas de M. O... (réclamation no 92-4206) qui, âgé de 61 ans, a élevé seul ses 6 enfants après le départ de sa femme, et ne peut obtenir une majoration de durée d'assurance pour sa retraite.

Les effets inéquitables de la discrimination - qui apparaît à l'analyse dépourvue de toute justification objective et raisonnable - sont en contradiction avec la volonté de respect de l'égalité de traitement entre hommes et femmes prévue par les engagements internationaux.

C'est pourquoi le Médiateur de la République a proposé au ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, une réforme de la réglementation tendant à faire évoluer les dispositions en vigueur de manière à prendre en compte certaines situations, comme celles de M. O..., qui sont aujourd'hui traitées de façon peu équitable.

Il a même été suggéré que lorsque aucun avantage ne peut être attribué à la mère à ce titre, la majoration de durée d'assurance-vieillesse pour enfant puisse bénéficier au père qui a élevé seul son ou ses enfants dans les conditions requises par les textes.

Autre illustration d'une discrimination ressentie comme dépourvue de justification objective et raisonnable, la réclamation no 93-2270.

La réclamante, par suite de son divorce, a repris l'usage de son nom de jeune fille et s'est plainte auprès du Médiateur de la République de ce que sa carte électorale porte la mention " divorcée ... " à la suite de son nom patronymique.

Convaincu du bien-fondé de sa réclamation, le Médiateur de la République est intervenu auprès du ministre d'État, ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire, pour lui signaler ce dysfonctionnement.

Dans sa réponse, le ministre de l'Intérieur a rappelé qu'après l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions de l'article 264 du Code civil issues de la loi no 75-617 du 11 juillet 1975 portant réforme du divorce, son prédécesseur avait, dans la circulaire no 75-356 du 15 juillet 1975 adressée aux préfets à propos de la révision des listes électorales 1975-1976, formulé les instructions suivantes :

" De nombreux documents adressés aux femmes veuves ou divorcées portent encore les mentions : Madame veuve X, ou Madame Y, divorcée Z...

Il s'agit d'usages dépourvus de tout fondement légal, qui présentent l'inconvénient, d'une part d'être discriminatoires puisqu'ils ne visent que les femmes, et d'autre part, de rappeler, aux intéressées une situation qu'elles assument parfois avec difficulté.

De telles mentions appellent en outre l'attention des tiers sur des faits qu'ils n'ont pas à connaître.

Pour ces différentes raisons, je vous demande de bien vouloir inviter les maires à ne plus utiliser ces mentions sur les listes électorales, les cartes électorales et les enveloppes contenant la propagande électorale ".

À la suite de l'intervention du Médiateur de la République, le ministre de l'Intérieur a décidé de rappeler explicitement ces dispositions dans la circulaire diffusée en vue de la révision 1993-1994 des listes électorales. Les mêmes précisions ont par ailleurs été reprises dans une nouvelle mise à jour de l'instruction permanente relative à la révision et à la tenue des listes électorales (circulaire no 69-352 du 31 juillet 1969) annexée à l'édition du Code électoral réalisée par les Journaux officiels.

B. AU PLAN DE LA NATIONALITÉ

La réclamation no 94-1581 illustre une discrimination à raison de l'origine nationale de l'intéressé qui est également apparue au Médiateur de la République dépourvue de toute justification objective et raisonnable.

Le réclamant, de nationalité italienne, a choisi de scolariser son fils cadet dans un lycée français du Maroc (classe de seconde). Les droits de scolarité qui lui ont été notifiés s'élèvent à 9 216 dirhams, soient 5 760 F par trimestre.

M. L... s'est plaint auprès du Médiateur de la République que ces droits aient été, en ce qui le concerne, majorés en raison de sa nationalité. Il ressort, en effet, des pièces du dossier que pour les élèves de nationalité française ou marocaine, les droits correspondant à une scolarité en classe de seconde s'élèvent seulement à 3 696 dirhams, soit 2 310 F par trimestre.

Dans son intervention auprès du ministre des Affaires étrangères, le Médiateur de la République devait observer que le lycée concerné est un des établissements mentionnés à l'arrêté du 22 février 1993 qui, de ce fait, se trouve soumis aux dispositions du décret 93-1084 du 9 septembre 1993 relatif aux établissements scolaires français à l'étranger.

Selon les dispositions de l'article 2 de ce décret, cet établissement a donc pour vocation principale d'accueillir des enfants de nationalité française qui peuvent ainsi suivre une scolarité conforme aux programmes, aux objectifs pédagogiques et aux règles d'organisation applicables en France. Mais ce même article ouvre aux établissements la possibilité d'accueillir des élèves de nationalité étrangère sans qu'aucune réserve ne soit faite à leur égard. Dans ces conditions, la discrimination pratiquée par l'établissement en ce qui concerne les droits de scolarité à raison de la nationalité des intéressés paraît contraire aux règles en vigueur ainsi qu'au principe général d'égalité de traitement dû aux usagers placés dans une même situation.

Le Médiateur de la République devait également relever que si les établissements d'enseignement français à l'étranger sont, dans la majorité des cas, soumis à des statuts de droit privé et connaissent quant à leur gestion une large autonomie qui les autorise notamment à fixer le montant des droits de scolarité, leur pouvoir d'appréciation comporte nécessairement des limites liées à l'existence de principes généraux du droit.

À l'occasion de cette affaire, le Médiateur de la République, prenant en compte l'article 2 du protocole no 1 qui reconnaît le droit à l'instruction et la jurisprudence de la Cour sur l'application de la Convention aux rapports entre les établissements privés d'enseignement et leurs. usagers (Arrêt Castello Roberts c/Royaume-Uni 25 mars 1993 Série A no 247 C), a fait valoir le manquement à l'article 14. L'instruction de ce dossier est en cours.


V. LE DROIT AU RESPECT DES BIENS

A. LE DROIT DE PROPRIÉTÉ ET L'INTÉRÊT GÉNÉRAL

Selon l'article 1er du protocole additionnel no 1, " Toute personne physique ou morale a le droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ".

La notion de biens visée par cet article s'entend de façon large puisqu'en dehors des biens meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, il peut s'agir d'une créance. En analysant la créance reconnue par une sentence arbitrale comme un bien au sens de l'article 1er (Commission Strangreev Rafineries SA et Strats Andreadis c/Grèce.), la Commission ouvre des perspectives nouvelles qui lui permettront sans doute d'asseoir plus efficacement son contrôle sur l'inexécution des décisions de justice dont on peut penser qu'il ne portera plus uniquement sur la seule lenteur à exécuter mais qu'il concernera également l'effectivité du règlement des condamnations par les personnes publiques débitrices.

À la lumière de la Convention européenne et de la jurisprudence relative à l'article 1er du protocole additionnel no 1, il sera à nouveau fait état dans les développements qui suivent des atteintes susceptibles d'être portées en matière de remembrement, au droit de propriété, sujet qui avait déjà été abordé lors du rapport de 1993.

Dans l'arrêt Wiesinger c/Autriche (Arrêt du 30 octobre 1991. ), la Cour a, d'une part, jugé en se fondant sur l'article 6-1 de la Convention que la réclamation formée par un propriétaire au sujet d'un transfert provisoire de terres effectué dans le cadre d'une procédure de remembrement qui n'avait pas abouti neuf ans après la réclamation initiale, n'avait pas été jugée dans un délai raisonnable et a, en conséquence, condamné l'État autrichien. Il est à noter que la Cour a, dans cette affaire, pris en compte pour le calcul de la période, la phase préjuridictionnelle devant les autorités administratives compétentes. La Cour a, d'autre part, examiné le grief tiré de ce que le transfert provisoire de terres portait atteinte à la substance même du droit de propriété. Après avoir recherché si un juste équilibre avait été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus, elle a estimé, en l'espèce, qu'indépendamment même de la durée des procédures en cause, la plainte des époux Wiesinger n'était pas fondée dès lors que ceux-ci avaient exploité les parcelles compensatoires et qu'il était encore possible que certaines de leurs anciennes terres leur soient réattribuées une fois le plan de remembrement définitivement approuvé.

Indépendamment de la réclamation no 93-0240 déjà évoquée dans le rapport de 1993 (p. 37 et suiv.), une autre réclamation no 94-3778 illustre les atteintes portées au droit de propriété résultant de la mise en oeuvre d'une procédure de remembrement.

Mme H... est propriétaire d'une parcelle dont le tribunal administratif reconnaît, par un jugement, l'affectation à une utilisation spéciale. La parcelle est en effet équipée d'un puits maçonné et aménagé permettant l'alimentation en eau du bétail tout au long de l'année. Dans sa décision, le tribunal a donc rappelé les dispositions de l'article 20 du Code rural selon lesquelles la parcelle doit être réattribuée à son propriétaire.

La commission départementale d'aménagement foncier compétente tire les conséquences du jugement et décide la réattribution de cette parcelle à sa propriétaire.

Cependant, cette commission, tout en décidant certaines modifications de limites, refuse de prendre en compte les difficultés d'accès à cette parcelle réattribuée à Mme H... Par suite des changements intervenus sur le parcellaire à l'occasion du remembrement initial, l'intéressée ne dispose plus aujourd'hui d'aucun accès à son champ et dépose en conséquence un nouveau recours devant le tribunal administratif.

La réclamation no 94-1026 présente une situation analogue.

Au décès de sa mère, en 1970, Monsieur R... a hérité d'un certain nombre de parcelles situées dans plusieurs communes du département de la Haute-Saône.

M. R... a été informé par la direction départementale de l'Agriculture et de la Forêt le 6 octobre 1974 qu'une opération de remembrement avait été décidée sur le territoire de l'une des communes où il possédait des parcelles.

Mais, jusqu'en 1992, l'intéressé, qui ne réside pas sur place, n'a reçu aucune information sur l'évolution de la procédure.

S'enquérant à cette date de l'état de son patrimoine, il apprend par le service que ses parcelles de terre ont été portées au compte d'un autre propriétaire. Il lui est également indiqué que toute possibilité de recours vis-à-vis de cette personne est désormais légalement impossible :

- d'une part, le délai de cinq ans permettant la rectification de documents de remembrement au-delà de la publication du procès-verbal de remembrement au fichier immobilier est très largement expiré (article 32-1 du Code rural). La publication étant intervenue le 25 octobre 1976, le délai est expiré depuis le 25 octobre 1981;

- d'autre part, le nouveau propriétaire a vendu les parcelles en cause à des tiers en 1992. M. R... qui est victime d'une erreur de l'Administration ne se satisfait pas de cette réponse et saisit le Médiateur de la République pour obtenir de l'administration en cause réparation du préjudice subi par suite de l'atteinte portée à son droit de propriété.

Se fondant sur l'inéquité résultant de l'atteinte apportée au droit de propriété de l'intéressé, le Médiateur de la République est intervenu auprès du ministère de l'Agriculture pour plaider le dossier.

À la lumière de ces différentes réclamations et dans la continuité des développements exposés dans le rapport 1993, le Médiateur de la République a, par la proposition de réforme AGE no 94-05, suggéré au ministre de l'Agriculture, une refonte des dispositions de l'article L 2.9 du Code rural qui régit l'indemnisation des préjudices consécutifs aux opérations de remembrement de façon à en assouplir le dispositif.

B. LE DROIT DE CONSTRUIRE

Comme en matière de remembrement, les requêtes, transmises à la Commission, concernant les atteintes portées à la propriété privée par le biais d'une interdiction de construire édictée par un document d'urbanisme ou par la mise en oeuvre tardive d'une procédure d'expropriation sont fondées à la fois sur la violation de l'article 1er du protocole additionnel et sur le non-respect des garanties prévues par l'article 6 de la Convention.

En vertu d'une jurisprudence constante, l'impossibilité de construire liée à l'opposabilité d'un document d'urbanisme n'ouvre pas droit à indemnisation. En revanche, les lenteurs d'une procédure d'expropriation qui ferait échec à la mise en oeuvre d'un droit de construire peuvent constituer une atteinte au droit de propriété au sens de l'article 1er du protocole additionnel.

Fort de ce qu'il considérait comme une violation des dispositions de la Convention, M. P... a adressé une requête à la Commission et il a, parallèlement, sur le fondement de l'équité souhaité une intervention de la part du Médiateur en vue d'une indemnisation.

M. P... souhaitait aménager huit appartements dans un immeuble initialement affecté à un usage commercial.

De 1965 à 1972, M. P... a déposé successivement cinq demandes de permis de construire qui se sont heurtées à des décisions négatives, le motif du refus invoqué étant chaque fois différent.

Le dernier a été motivé par la situation du terrain concerné dans un emplacement réservé pour la réalisation d'un équipement public.

M. P... a alors demandé aux autorités locales d'acquérir sa propriété en vertu du " droit de délaissement " prévu par l'article 28 du décret du 31 décembre 1958.

En l'absence de réponse de l'Administration dans les trois ans suivant sa réception, le propriétaire, conformément au texte précité, retrouvait la libre disposition de sa propriété. M. P... a alors à nouveau sollicité un droit à construire, en vain !

Il a introduit un recours contentieux en vue de l'annulation de cette dernière décision.

Le juge administratif a considéré que l'intéressé avait bénéficié d'un permis tacite, faute par le maire de lui avoir notifié un refus dans le délai légal de deux mois.

Entre-temps, le ministère de l'Équipement a introduit une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique de la propriété de M. P...

Outre l'indemnité d'expropritaion qui lui était due, M. P... a considéré qu'il pouvait prétendre à une indemnisation à raison des lenteurs de l'Administration qui ne lui ont pas permis d'entreprendre les travaux projetés, constitutives d'une atteinte à son droit de propriété.

Devant le refus de l'Administration de lui allouer l'indemnité sollicitée, M. P... a saisi le juge administratif d'un recours en indemnisation.

Sur cette action, le Conseil d'État a considéré que le seul préjudice dont il était fondé à solliciter réparation était le remboursement des frais qu'il avait engagés pour constituer ses dossiers de permis de construire et les honoraires d'architecte inutilement engagés. L'indemnisation allouée s'est donc limitée à 10 000 F.

En effet, en droit interne, seul un préjudice réel, certain et direct peut être indemnisé; le manque à gagner éventuel découlant de la privation du droit à construire ne constitue pas un préjudice ouvrant droit à indemnisation.

L'analyse de la Commission a été différente; dans un rapport du 4 juillet 1994, se fondant sur l'article 1er du protocole additionnel, elle a déclaré la requête de M. P... recevable en estimant que " les actes des autorités et des juridictions ont rendu, pendant une très longue période, le droit de propriété du requérant si instable et aléatoire qu'un juste équilibre n'a pas été maintenu entre les intérêts publics de la communauté et les intérêts privés du requérant. "

Si le gouvernement accepte un règlement amiable, cette décision de recevabilité de la Commission devrait permettre à M. P... de percevoir un complément d'indemnisation.

L'action du Médiateur de la République, en vue d'une réévaluation de l'indemnité sollicitée par M. P..., s'est heurtée à un refus de l'Administration de procéder à un examen plus équitable de l'affaire, celle-ci considérant qu'elle ne pouvait réserver une issue en équité à cette affaire au regard de la problématique juridique actuellement soumise à la juridiction de Strasbourg.

La réclamation enregistrée sous le no 94-2420 qui a également donné lieu à une requête adressée à la Commisssion européenne illustre une autre hypothèse d'atteinte au droit de propriété. À la différence du cas précédent, le propriétaire ne peut se prévaloir d'un droit acquis mais seulement d'un droit virtuel.

M. M... acquiert un terrain d'une trentaine d'hectares sur lequel il a l'intention d'implanter des immeubles à usage individuel et collectif.

Aux termes d'un certificat d'urbanisme délivré à l'ancien propriétaire de ce terrain, il n'est permis d'édifier dans cette zone que des constructions servant à l'exploitation agricole destinées, ou non, à l'habitation.

Par arrêté ministériel, le domaine a en outre été inscrit à l'inventaire des sites.

Une lettre du préfet a néanmoins ultérieurement informé M. M... des possibilités réglementaires de construction sur ce terrain.

Or, l'acquisition du domaine est déclarée d'utilité publique et autorisée par voie amiable ou par voie d'expropriation.

Un désaccord étant intervenu entre les parties sur les prix offerts, le juge de l'expropriation conclut au versement à l'intéressé d'une indemnité supérieure à celle proposée par l'Administration.

Celle-ci renonce alors purement et simplement à l'expropriation. Elle bloque parallèlement toute construction et toute exploitation forestière sur le domaine.

Le réclamant retrouve la libre disposition de son bien sans pour autant pouvoir l'exploiter ou solliciter un droit de construire.

Il dépose donc plusieurs recours en réparation de son préjudice contre les administrations intervenues sur ce dossier.

Les recours déposés devant la juridiction administrative sont rejetés.

La Commission, aux termes d'une décision du 6 décembre 1993, n'a admis la recevabilité de la requête que pour ce qui concernait la durée de la procédure, le surplus c'est-à-dire notamment le grief tiré de la violation de l'article 1er du protocole additionnel ayant été déclaré irrecevable.

Elle a estimé que les réglementations successives ont empêché M. M... de mener à bien ses projets

de construction et ont constitué une ingérence dans son droit au respect de ses biens garanti par l'article 1er du protocole additionnel mais cette ingérence a été considérée comme justifiée en raison de son objectif qui était de satisfaire à la protection de l'environnement. Par ailleurs la possibilité de vendre ayant subsisté, l'interdiction de construire n'a pas été qualifiée de privation d'un bien au sens de l'article 1er du protocole additionnel.

En l'état de cette décision, M. M... ne peut prétendre à une indemnisation à raison d'une atteinte à la propriété portée au droit de ses biens garantis par l'article 1er du protocole additionnel.

En revanche, à la suite de la décision de recevabilité de la requête concernant la durée de la procédure, l'action du Médiateur de la République tend à un règlement amiable afin de favoriser une solution qui préserve au mieux les intérêts de M. M...

Il ne faut pas sous-estimer les difficultés que l'Administration connaît quotidiennement pour appliquer ou faire respecter des textes législatifs et réglementaires en constante augmentation, pour apprécier avec toute l'objectivité nécessaire certaines situations extrêmement complexes, pour intervenir dans des délais parfois très brefs. On ne peut donc pas totalement exclure le risque que les règles contenues dans la Convention européenne soient insuffisamment prises en compte. Aussi le Médiateur de la République contribue-t-il, dans le cadre de sa compétence, à rappeler aux collectivités publiques le respect dû à ces règles.


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