Année 1982


CONCLUSION




J'imagine sans grande peine les réactions du lecteur de ce rapport qui, par devoir, ou bien soutenu par les dessins de Piem, ou bien encore - est-ce impensable ? - intéressé par son contenu, sera parvenu à ce dernier chapitre.

Elles peuvent être de deux sortes, toutes deux plus critiques que laudatives.

La première catégorie portera sur l'incorrigible naïveté d'un homme politique qui, devenu Médiateur après trente années de vie publique, avec toutes les vicissitudes, toutes les désillusions que comporte cette longue expérience de la " Comédie humaine ", croit encore en la capacité d'amélioration de l'individu. Quoi, diront certains, donner dans l'angélisme après avoir été le témoin de tant de " querelles " personnelles, d'ambitions contradictoires, d'égocentrisme, de reniements ? Ce n'est plus de la fraîcheur d'âme, ni de la candeur, c'est de l'aveuglement volontaire ! Comment espérer, à une époque où le " chacun pour soi " quotidien n'est que bien fugitivement troublé par les élans du cœur que provoque un drame nous atteignant directement, comment espérer mobiliser des énergies altruistes, en particulier au sein d'une administration sclérosée et d'un Pouvoir dont les bonnes intentions butent souvent sur les dures réalités économiques ?

Comment, alors que règnent partout la violence, la haine, la recherche de l'accumulation des biens matériels, parler de solidarité, de devoir, pourquoi pas de fraternité ?

Comment inciter ceux qui s'associent en syndicats de défense professionnelle, en groupes de pression, en milices d'autodéfense, à s'assembler au sein d’organismes philanthropiques, de comités d'action civique, ou, tout simplement dans leur action de tous les jours, à être des citoyens responsables, des hommes de devoir.

Comment modifier les comportements si nul n'a la volonté de se changer soi-même, avant de vouloir faire changer les autres ?

Comment croire en quelqu'un, alors que nul ne croit plus en quelque chose ?

On a beaucoup colporté une anecdote, qui a fait sourire, mais qui témoigne de l'opinion désabusée que l'on a des responsables politiques. L'un d'eux, ayant écrit un ouvrage intitulé " Ce que je crois " (toute une série porte ce titre) l'avait envoyé, dédicacé, à un ami, lui-même homme politique important. Et ce dernier avait adressé en retour à l'auteur ces quelques mots : " Heureux d'apprendre que tu crois en quelque chose "...

Le Médiateur, lui, doit croire à l'utilité de ce qu'il fait. Sans cette foi, il lui serait insupportable d'étudier, à longueur d'année, des dossiers aussi ingrats pour lui qu'essentiels pour le plaignant...

L'énorme travail que j'ai accompli, qu'ont accompli mes collaborateurs, ne se justifierait pas s'il débouchait seulement, même si s'accroît ou se maintient " l'indice de satisfaction " des dossiers traités, sur le redressement de quelques milliers d'erreurs.

Si cette réflexion en profondeur ne se traduisait pas par des propositions de réforme allant du législatif aux comportements. Si ces réformes ne recueillaient pas l'assentiment de l'opinion, du Gouvernement, et ne faisaient pas avancer, dans le sens de plus de justice, les rapports quotidiens des citoyens entre eux. Situés de part et d'autre de la barrière privé-public, au lieu de se heurter dans un dérisoire antagonisme, ces mêmes citoyens doivent, jour après jour, arracher les barbelés, abaisser les grilles, pour que le mur d'incompréhension devienne tout au contraire, un lien de solidarité.

Cette lente évolution, c'est celle que j'ai observée, au cours de l'année écoulée, et que j'ai tenté de relater au cours des pages précédentes, en relevant les sujets de contentements, mais aussi les motifs d'impatience.

A ceux qui trouveraient dans ce bilan quelque reflet d'autosatisfaction, je dirai que la lente amélioration constatée me donne en effet le sentiment que nos efforts n'ont pas été vains, et que cette espérance nourrira notre enthousiasme en vue de nouvelles initiatives.

Je suis beaucoup plus sensible à la seconde catégorie d'observations ou de critiques, parce que je les partage largement.

Elles prennent leur source dans un autre constat désabusé.

A quoi bon en effet, peut-on nous dire, faire bouger les choses dans le bon sens - en admettant que vous y parveniez - si ce changement se limite au seul secteur que concerne votre activité celui de l'administration et des services publics ? Il y a tout le reste, tout ce qui va mal dans notre pays, dans l'ensemble du monde, et qu'y peut le Médiateur ?

Etre mieux accueilli dans un bureau, est-ce que cela compensera la baisse de notre niveau de vie, la perte de notre emploi, l'accroissement de certaines délinquances, la menace qui pèse sur notre monnaie, et celle que font peser sur la paix aussi bien les idéologues pervertis, que les dictateurs, que les trafiquants d'armes ?

Et même s'il jouait les Don Quichotte, le Médiateur pourrait-il prétendre prendre d'assaut toutes ces places fortes qui s'appellent privilèges (et parfois droits acquis) amoralité, spéculation, soif de puissance...

Il n'a pas, je n'ai pas, cette outrecuidance. La portée de ma voix est limitée, mais ma voix reflète celle de ma conscience. C'est pourquoi je souhaiterais que ce rapport soit lu, diffusé, et que son audience soit assez forte pour faire entendre la voix d'un homme indépendant, libre.

Et que d'abord l'écoutent et l'entendent ceux qui ont les plus hautes responsabilités dans l'Etat, dans les formations politiques, syndicales, professionnelles, dans les associations, parmi ceux qui éduquent notre jeunesse.

Dans son allocution du 4 janvier dernier, M. le Président de la République, n'a-t-il pas lui-même tracé le chemin en appelant l'administration à la mobilisation et à l'effort pour vaincre la résistance au changement, pour ajouter à la compétence le cœur et la sensibilité ?

Mon message n'a d'autre prétention que de se faire l'écho, et si possible d'en répercuter l'amplitude, de ce que murmurent tous les gens de bon sens. Ceux que l'on a parfois appelés " l'homme de la rue ", ou les " petits gens " et que l'on n'ose plus nommer ainsi de peur d'y révéler quelques mépris. Rien de péjoratif pourtant dans cette considération pour la voix du peuple, que ne reflètent pas toujours fidèlement les médias ; et que ne traduisent pas forcément les militants des partis politiques ou des syndicats, auxquels n'adhèrent pas quatre-vingts pour cent des Français. Sans doute ont-ils tort de ne pas s'exprimer par cette voie démocratique. Et de laisser ainsi a de plus " engagés " un certain monopole des revendications et propositions.

Mais, pour autant, les responsables au pouvoir ne peuvent négliger ce que se dit à l'atelier, dans la cour de l'école, au zinc du bistrot, au foyer du troisième âge ; ce que les élus entendent dans leurs permanences ; ce que je recueille dans mon courrier ou dans les conversations nouées dans les rues, de Villefranche-de-Rouergue...

On a abusé des expressions "  France profonde " ou " Majorité silencieuse ". Je préférerais parler de simple bon sens. Chacun, dans sa sphère, dans son milieu professionnel, familial, dans la société culturelle ou l'association sportive à laquelle il appartient, se livre, exhale ses rancœurs, affûte ses critiques ; mais aussi écoute les autres, enregistre, diffuse leurs propres récriminations. Ainsi s'enfle la rumeur du " n'y a qu'à ", pas toujours dénudée de fondement, et le plus souvent étayée du gros bon sens de celui qui a gardé les pieds sur la terre. Le désintérêt pour la chose publique n'est qu'apparent. Toutes les déclarations officielles sont pesées, étiquetées, exhumées à l'occasion.

Ce qui doit inciter à la prudence dans la révélation des projets de réforme pris en compte par le Gouvernement. Leur annonce, par exemple à l'issue d'un conseil des ministres qui en a retenu le principe, est trop souvent traduite dans les médias, donc dans l'opinion, comme une décision acquise. Alors que le Parlement, et parfois le Conseil constitutionnel, qui n'ont pas encore été saisis, peuvent y apporter de sérieuses modifications.

Cette annonce prématurée a, de surcroît, le désavantage de laisser croire à une absence de concertation préalable avec les organisations, associations ou collectivités intéressées.

On en revient à la difficulté du dialogue, qui exige la circulation de l'information exacte dans les deux sens.

Que d'inquiétudes, parfois infondées, seraient apaisées, si l'information officielle était mieux présentée, et mieux traduite. Que de contentieux, de protestations, de conflits, de grèves, seraient évités, si n'étaient pas considérées comme acquises des mesures qui ne sont que des études, ou des projets risquant de ne jamais voir le jour.

A l'inverse, certaines décisions satisfaisantes entraînent, après l'euphorie immédiate, des désillusions venant de la lenteur de la mise en application de la loi votée, ou du décret pris.

Mon rôle n'est pas de dénoncer toutes les erreurs commises, tant du côté du Pouvoir que des Citoyens, et des rouages intermédiaires.

L'objectivité exigerait alors que je souligne aussi les promesses tenues, les actions positives, les progrès accomplis.

Mais je ne peux m'en tenir à relever les seules fautes administratives, tombant ainsi dans l'excès néfaste de considérer le " monstre " administratif comme la cause presque exclusive de nos maux. Trop commode, le " truc " du " boue émissaire " !

Dans chacune des affaires qui m'est soumise, les responsabilités sont en général partagées, selon un dosage mettant en valeur l'erreur de l'un au point de masquer l'erreur de l'autre.

Je m'efforce donc de faire assumer à chacun sa part de responsabilité.

Ce qui peut parfois mettre en cause le système rigide, déshumanisé dans lequel nous vivons. Et peut être le type de société vers lequel nous glissons - très vite - par la faute de l'informatique, de la robotisation transformant l'individu en simple matricule.

Il faut que des cris d'alarme soient poussés.

Il n'est plus supportable que des drames quotidiens se déroulent dans l'apathie générale.

Voici quelques semaines, une chômeuse de quarante ans, vivant seule dans la région nantaise, ayant atteint le fond du désespoir, s'est tout simplement laissée mourir de faim. Au cours de son calvaire, c'est à peine si ses voisins se sont émus de son amaigrissement, puis de sa disparition. Lorsqu'ils se sont enfin décidés à alerter les autorités, il a fallu attendre dix jours pour qu'un médecin soit envoyé, qui n'a trouvé qu'un cadavre...

Qui est responsable ? L'employeur qui a dû la licencier, l'ANPE qui n'a pu lui fournir du travail, l'assistante sociale, que nul n'a alertée, les élus qui ont tant d'autres soucis, les voisins, qui ne connaissent pas le locataire d'en face ? Personne !

Personne n'est responsable.

Pas plus que nous ne le sommes du surarmement, de la famine dans le quart-monde, de la montée de la violence, du désespoir des jeunes, des tortures dans les pays en guerre civile...

Parce que nous ne nous sentons pas responsables. Parce que le responsable, c'est toujours l'autre.

J'ai l'air de m'être éloigné de mon sujet... et pourtant je n'ai pas le sentiment d'en être sorti.

Car, en fin de compte, c'est en lui-même que chacun de nous doit chercher sa part de responsabilité.

Chacun dans la sphère où il assume sa tâche.

L'effort que je demande à ceux qui ont en charge les services publics doit être demandé à tous les autres citoyens, et pas seulement aux plus hauts niveaux.

Si d'autres voix s'élèvent - et cela commence - pour exiger ces efforts individuels et collectifs, et si ces voix sont enfin entendues, alors, oui, le vrai changement, celui des mœurs, celui des consciences, verra enfin le jour.

Robert FABRE.



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