Culture de sauvetage et sacrifice des salariés : l'Insolvency Act 1986

 

 

 

Alexandrine Cerfontaine, Lecturer,
Centre for business Law and Practice, Leeds university

     




    Introduction


    Le modèle anglais de résolution des difficultés des entreprises se singularise par une position de principe rigoureuse selon laquelle un traitement efficace d'une situation d'endettement (dans le cadre d'une procédure de redressement) implique l'exclusion des salariés à toute procédure choisie et une réduction de leurs droits, si leur présence est pour le moins jugée utile au redressement. L'objectif de l'Insolvency Act 1986 est de permettre un renflouement du patrimoine de l'entreprise afin de désintéresser ses créanciers dans les meilleures conditions possibles, que l'entreprise suive une procédure de redressement ou de liquidation. Il n'y a pas, dans l'esprit de la loi, de lien entre le maintien de l'emploi et la sauvegarde de l'entreprise. La préservation des intérêts des salariés est une embûche au redressement possible de l'entreprise.

    Dans une perspective française, cette approche est pour le moins surprenante, sinon archaïque et inéquitable, car le droit de la faillite se résume à un ensemble de procédures visant à faciliter la conciliation des intérêts des créanciers et ceux de l'entreprise défaillante. En effet, depuis la réforme de 1985, si les impératifs économiques forment la souche de la loi1, le déroulement de la procédure applicable au débiteur s'assure, d'une part, que les institutions représentatives du personnel puissent intervenir dans la procédure2 et que, d'autre part, les salariés bénéficient du privilège et du super-privilège des salaires3 et d'une protection renforcée du régime des licenciements4. En France, le droit de l'entreprise en difficulté est donc marqué par la " prise en compte des conséquences économiques et sociales de la défaillance "5. En Angleterre, l'évolution du droit de la faillite s'est poursuivie dans un esprit favorable aux créanciers, conduisant le législateur à mettre en place des procédures de traitement des difficultés visant principalement à apurer le passif . Dans la mentalité anglaise, cette perspective est donc moderne. La condition juridique du débiteur et celle du salarié ne doivent pas faire obstacle aux droits des dispensateurs de crédit, quelle qu'en soit la forme, car leur concours est essentiel au développement de l'économie6.

    Certes, l'approche minimaliste des droits des salariés se pose aujourd'hui, pour certaines plumes railleuses7, comme un point sensible de la loi de 1986. Aussi, les projets de réforme du droit des sociétés et du droit de la faillite font de l' "inclusion'' et de la "participation'' des sujets à la mode, mis en avant par les gouvernements Blair, à la recherche d'une justice plus équitable dans la relation de travail. Cependant, rien n'est envisagé pour accroître l'étendue des pouvoirs des salariés de l'entreprise ou renforcer sa protection une fois que celle-ci est insolvable. Dans la logique anglaise, la réduction des droits des salariés au privilège des créances de leurs salaires impayés reste la voie la plus sûre, pour la majorité de la doctrine comme pour le Gouvernement. Les réformes attendues ne rapprocheront pas le droit anglais du droit français, car le maintien de l'emploi n'est Outre-Manche, ni un objectif possible, ni une solution désirable pour assurer le redressement de l'entreprise défaillante.

    L'idée qui ressort des remarques qui précèdent est que la consécration de la pratique de l'exclusion consacrée dans les Insolvency Acts 1986 et 1994 fait tout simplement référence aux valeurs et aux finalités du droit de la faillite anglais. Cette matière est, aujourd'hui comme hier, un instrument de gestion de l'économie et produit un droit désuet, qui n'a guère varié depuis plus d'un siècle. Une compilation des techniques juridiques relatives au traitement des salariés de l'entreprise insolvable et à leur avenir, masquant leur origine, offrirait une vision très réductrice du régime de protection des salariés anglais. En premier lieu, il convient de définir ce qu'il faut comprendre par "sauvetage de l'entreprise " en droit de la faillite anglais (1). Cela étant, nous verrons que la notion d'entreprise est évolutive par l'étude d'une jurisprudence condamnée de la Cour d'Appel, ayant tenté d'imposer la prise en compte des intérêts des salariés dans la gestion d'entreprises en difficulté (2). Dans une perspective pragmatique, il conviendra de présenter l'avenir des droits des salariés, à la lumière des indices récents laissés par le Gouvernement et les commissions parlementaires de réforme du droit des sociétés et du droit de la faillite anglais (3).

    1. L'optique commerciale du sauvetage de la société


    La mise en oeuvre de procédures spécifiquement imaginées pour assurer la continuité d'une affaire devrait justifier que le salarié de l'entreprise insolvable ne puisse être traité comme un créancier. Le succès d'un redressement ne dépend-il pas, dans une large mesure, du maintien de la force de travail, formée par l'entreprise? Ne cherche-t-on pas à enrayer l'augmentation du chômage en souhaitant échapper à la liquidation? L'originalité des réponses anglaises à ces questions repose sur les choix politiques des réformateurs8. Dans cette perspective, le sauvetage de l'entreprise ne peut s'inscrire que dans l'optique de protéger les droits des créanciers constitués avant l'ouverture d'une procédure d'insolvabilité. Cette approche conservatrice prolonge les solutions du droit des sociétés, vestiges d'une jurisprudence du XIXe siècle, selon lesquelles l'intérêt de la société se confond avec ceux de ses associés (A). Le droit de la faillite, reposant sur l'approche contractuelle de la société, exclut logiquement sa dimension humaine et les conséquences sociales de la défaillance (B).

    A. La condition juridique du salarié de la société à resposabilité limitée

    La notion d'entreprise dépasse, comme en droit français, la notion de société9. La formulation de ce titre pourrait s'avérer délicate pour un juriste français, préférant une référence globale à l'entreprise. Il convient cependant de remarquer aue le terme " entreprise'' est inopportun en droit anglais. Importé des systèmes civilistes dans le système juridique anglais, car il n'a pas de signification juridique précise. Il ne convainc ni le juge, ni la doctrine, car il s'appuie sur les dimensions sociologique et économique de l'entité commerciale, difficilement transposables au plan juridique10. De plus, les sociétés à responsabilité limitée sont les entités juridiques les plus communes et les plus puissantes dans l'économie anglaise. Seule leur étude permet de définir les contours de l'entreprise. Pour les autres groupements d'affaires, la question de leur gouvernance et de leur responsabilité ne se pose pas, car le droit anglais s'attache à leur transparence et juge inutile (et préjudiciable) de leur imposer un corps de règles relatives à la gestion de leurs affaires. Comme en droit français, la société se constitue par un pacte collectif11 et par son inscription au Registrar12. Il faut relever que le droit anglais n'a pas d'équivalent à l'article 1832 du code civil et que les Companies Acts 1985 et 1989, qui fixent le régime des sociétés à responsabilité limitée, font essentiellement de la société un faisceau de conventions13. La volonté des actionnaires14 a toujours joué un rôle essentiel dans la constitution du pacte social et leur rôle reste, du moins dans les principes posés par le Companies Act 1985, prédominant dans la gestion des affaires de l'entreprise15. Dans ces conditions, la société se présente, en droit anglais, comme un véhicule légal, occupé et controllé par ses dirigeants et ses actionnaires, qui investissent dans l'affaire dans le but de réaliser des bénéfices.

    La jurisprudence relative à l'élément humain de l'entreprise se conforme au texte du Companies Act 1985, dans la mesure où l'analyse de la nature de la société se fonde par référence à l'intérêt de la société, défini comme l'intérêt de la collectivité formée par les actionnaires. Dans un arrêt de principe, Percival v Wright16 la Chambre de Lords prend position en ce sens. Selon la Haute juridiction, les directeurs doivent agir dans l'intérêt de la société, soit l'intérêt de l'ensemble des actionnaires, et non l'intérêt privé de certains d'entre eux17, ou celui de ses créanciers18 ou encore de ses salariés. Logiquement, le droit des sociétés anglais concerne uniquement les droits et devoirs des actionnaires et des dirigeants de l'entreprise, le statut du salarié étant régi par le droit du travail. Du point de vue du droit des sociétés, le salarié est un créancier et non un membre de l'entreprise. Il ne bénéfie pas, à l'inverse du droit français, d'un droit à l'information ou du droit (même facultatif) de participer à la gestion des affaires de la société en étant représenté au conseil de surveillance ou ou conseil d'administration d'une société anonyme19. L'opposition anglaise à la société européenneréside d'ailleurs principalement dans son refus d'intégrer au droit interne une structure offrant aux salariés le statut de membre de l'entreprise20. Ainsi, l'étendue des devoirs des dirigeants de la société se limite strictement à une obligation de bonne foi et de diligence dans la gestion des affaires de la société21, soit dans l'intérêt de l'ensemble des actionnaires22.

    L'appréciation du statut du dirigeant de société, qui repose sur la notion de société, est une question traditionnellement très débattue23, malgré les critères récents proposés par la Commission Hampel, dans son dernier rapport sur la gouvernance de la société24. Ce texte, envisageant une simplification du régime juridique des obligations des dirigeants et une consolidation des jurisprudences dans ce domaine, confirme que l'étendue des obligations des dirigeants envers la société se définissent par rapport aux intérêts de la collectivité des actionnaires présents et futurs25. Bien que les modèles français et allemand aient été étudiés, dans la mentalité anglaise, la relation dirigeant-actionnaires doit primer sur toute autre relation externe de l'entreprise, au motif qu'un contrôle efficace des activités des dirigeants ne peut se faire que par l'exercices des droits des actionnaires aux assemblées, cette formule offrant la meilleure recette possible pour une gouvernance efficiente et pour le bon fonctionnement de l'entreprise26.

    Concrètement, cela signifie, comme la jurisprudence l'a établi, que les intérêts des salariés de l'entreprise ne sont à prendre en compte par les dirigeants que dans la mesure où ils ne causeraient préjudice aux intérêts des actionnaires. Dans la décision Parke v Daily New27 la Haute juridiction sanctionna, à la requête d'un actionnaire, la décision des directeurs de la société prenant en considération les intérêts des salariés dans l'opération de restructuration de l'entreprise, au motif qu'une telle gestion de l' entreprise est contraire à son objet. Selon l'article 309 Companies Act 1985, les devoirs des dirigeants incluent les intérêts des salariés; il faut observer que cet article précise que ce faisant, les dirigeants doivent agir dans l'intérêt de la société. L'arrêt Parke v Daily News n'est certes plus applicable du point de vue du motif de la décision, mais il n'en demeure pas moins que l'esprit de cet arrêt, consacrant la soumission des intérêts des salariés à ceux des actionnaires, reste une caractéristique essentielle du droit applicable28. Dans ces conditions, la violation de l'article 309, pour une gestion prejudicable aux interets des salaries se rencontre très rarement en pratique29.

    B. La condition juridique du salarié dans la société insolvable

    Le droit anglais de la faillite circonscrit l'étendue des droits des salariés pour garantir les droits des créanciers. Bien que la doctrine reconnaisse unanimement que les salariés ont un intérêt légitime à la préservation des activités de la société en difficulté, la raison qui préside à l'approche anglaise réside dans la volonté d'assurer les conditions les plus favorables possibles au redressement économique de celle-ci. Le redressement de l'entreprise est une opération de restructuration de la dette et d'apurement du passif, tout au moins partiel. Le bilan social, nécessairement établi par le praticien, entre dans cette équation. En conséquence, toute décision du praticien de préserver l'emploi dans l'entreprise doit être justifiée par l'opportunité de réaliser des économies ou de générer un profit. Soumis à une obligation légale de gestion de l'entreprise défaillante dans l'intérêt de la masse des créanciers ou dans l'intérêt des créanciers privilégies dans le cadre du receivership, le praticien s'expose à un risque de mise en responsabilité pour fraude commise dans la gestion de l'entreprise (fraudulent trading) si le maintien de l'emploi générait de nouvelles dettes30. De même, sur le fondement de la section 214 Insolvency Act 1986, le praticien qui protègerait l'emploi serait coupable d'une négligence sanctionnable (wrongful trading) si le redressement de l'entreprise se soldait par une liquidation ou plus généralement, si la préservation de l'emploi engendrait une perte pour les créanciers31. Seul le Transfer of Undertakings (Protection of Employment) Regulations 198132 offre une protection de l'emploi lors de la cession d'entreprise, bien qu'il faille remarquer que le praticien reste en mesure de procéder à une nombre de licenciement importants avant le transfert, justifié par l'opportunité de réaliser des économies importantes. En dehors du cas de la cession de l'affaire, les salariés sont de simples créanciers sociaux, moins bien protégés que dans l'entreprise solvable. Ils disposent, à l'encontre du débiteur, du droit au paiement des arriérés de salaires33, des indemnités de licenciement et, si applicables, de dommages-intérêts pour licenciement abusif34.

    A la lumière des travaux de la commission Cork, on peut légitimement se demander si le système de responsabilité des praticiens, qui lie le sacrifice des salariés au succès du redressement, limite le droit de la faillite à des effets économiques immédiats. Ceci en reviendrait à défigurer les objectifs de la réforme de 1986. En effet, l' intégration des intérêts de tous ceux impliqués par la situation de défaillance aurait dû inspirer la réforme de 1986. La commission Cork n'avait-elle pas consacré une approche globale de la défaillance de l'entreprise, prenant en compte ses conséquences sociales et financières, préconisant que les méthodes de traitement de l'insolvabilité dépassent le simple diagnostic de l'échec commercial? S'il est regrettable que la commission Cork n'ait pas procede à une étude de la place du salarié dans l'entreprise en tant que fournisseur de travail, elle avait cependant établi qu' <<un intérêt pour les moyens de subsistence et le bien être de ceux qui dépendent de l'entreprise, qui pourrait bien être l'âme d'une ville, voire d'une région, est un élément qu'une loi moderne sur l'insolvabilité doit prendre en compte>>. Elle avait pris le soin d'ajouter que <<la réaction en chaîne de toute défaillance peut être si dévastatrice pour les créanciers, les salariés et la communauté, qu'elle ne peut être negligee>>35. La réponse à cette question s'oriente autour de l'interprétation choisie par les parlementaires en 1986, faisant de la protection du créancier l'objet ultime de la réforme. Ce critère correspond à la définition de la société solvable, dont l'intérêt coïncide avec celui des actionnaires. Ainsi, dans une affaire en difficulté, la société se définit par référence à ses investisseurs, cette fois-ci prêteurs, et l'intérêt de la société se définit par rapport aux intérêts de ses créanciers. En outre, il convient de souligner le prolongement du raisonnement du droit des sociétés est un critère éminament politique, une solution délibérément choisie par les réformateurs de 1986, aspirant à une réforme profonde de la structure du marché, facilitée par la restriction des droits collectifs des salariés36. Les intérêts des salariés ont été pris en compte, certes, mais indirectement, par la création des procédures de l'administration order et du corporate voluntary arrangement, modes de redressement de l'affaire si les créanciers les plus puissants approuvent lzur mise en oeuvre…37 En pratique, cela signifie qu'un administration order ne peut être accordé au motif que ce mode particulier de gestion de l'entreprise lui permettra de survivre sans la dépouiller de sa main d'oeuvre, même si implicitement, <<sauver une affaire implique la préservation d'une partie de l'emploi>>38.

    Ainsi envisagée, certaines interprétations doctrinales du point de vue de la protection de l'emploi sont ouvertes à la critique. Etant donné l'importance attachée par le texte aux receivers39 et aux administrateurs étant capables de diriger l'affaire, il est peu probable que le législateur ait souhaité prendre en compte la situation des salariés de l'entreprise en difficulté. Un contrôle absolu de la gestion de l'entreprise par un ou plusieurs créanciers semble être, dans le texte de la loi de 1986, la solution efficiente au problème d'insolvabilité. La dimension sociale de l'échec est abordée comme un risque, qui rendrait son redressement hasardeux, voire impossible40. L'approche purement commerciale de la réforme ayant été mise en avant maintes fois41, on peut s'étonner qu'un commentateur optimiste puisse affirmer que la prise en compte des intérêts des salariés puisse à l'avenir être mieux appréhendée, maintenant que l'Angleterre adhère au principe du traitement des difficultés42. En premier lieu, la question de la réalité de la culture du redressement est encore débattue. Ensuite et sutout, l'idée que la situation pourrait être mieux approchée n'implique-t-elle pas une prise en compte du sort des salariés dans le régime antérieur à la loi de 1986? Ce passage d'un niveau inférieur à un niveau supérieur de protection n'a jamais été démontré, ni conceptuellement, ni empiriquement.

    Comme la décision British Helicopter v Carr43 le confirme, la désirabilité économique générale de promouvoir le redressement de l'entreprise semble bien rester le critère principal, en théorie comme en pratique, et les intérêts individuels et collectifs des salariés ne rentrent que très rarement dans l'équation. Le style adopté par le juge renforce le flou juridique relatif au statut du salarié de l'entreprise en difficulté. En effet, on peut lire dans la décision Re Harris Simmons Ltd 44, que le juge Hoffman considère que les <<perpectives pour l'entreprise, ses salariés et les créanciers ont l'air sombre si aucun administration order n'est prononcé>>45 Le juge faisait-il ici référence à l'intérêt légitime des salariés au bon fonctionnement de l'affaire, relevé par la commission Cork?

    Ainsi, en droit de la faillite tout comme en droit des sociétés modernes, les considerations économiques l'emportent46. Les cyniques en ont conclu que le <<succès, dans son contexte si britannique, ne signifie rien de plus que le dépouillement de l'emploi correspondant à la diminution du rendement>> de l'affaire47. Si l'on peut reprocher au texte de 1986 de n'avoir eu qu'une vision partielle du problème social soulevée par la défaillance de l'entreprise, c'est aussi parce que la valeur de ses principes s'inscrit dans le prolongement d'un culture juridique tendant à ne voir en l'entreprise qu'une enveloppe juridique facilitant l'activité commerciale, créée dans le but de réaliser un profit, et dont la gérance doit être laissée, autant que possible, au libre choix des investisseurs48. On comprend ainsi que le droit de la faillite, bien que considéré par la doctrine comme un sujet distinct du droit des sociétés, s'inscrive dans la continuité de ses solutions. Il n'offre instrument efficace visant à protéger l'emploi ou encore prennant en compte la particularité du salarié.

    Enfin, la question se pose de savoir si le salarié est véritablement un créancier social. Son statut circonscrit par le droit de la faillite à celui d'un créancier reste dominée par l'idée de la liberté contractuelle comme fondement de sa solution, difficilement conciliable avec son pouvoir économique faible, l'empêchant dans la plus vaste majorité des cas, à titre préventif, de négocier les conditions de son emploi ni de se prémunir des risques d'insolvabilité de son employeur. Une étude détaillée du droit positif démontre néanmoins que l'idée même du dépouillement des salariés de leurs droits dans la perpective d'assurer un redressement efficace du débiteur défaillant n'est pas d'une limpidité évidente.

    2. L'épopée jurisprudentielle sur les notions de sauvetage et de protection de l'emploi


    Le conflit entre une protection des salariés et une protection des praticiens, dirigeants de l'entreprise insolvable, constitue un épisode judiciaire et parlementaire renforçant la réputation des Insolvency Act de 1986 et de 1994, qui ont fait du droit de la faillite l'instrument d'une manipulation politique pour certes servir l'économie mais encore, symboliquement, pour favoriser les intérêts des plus puissants.

    A. La relation de travail continuée mais le contrat de travail rompu!

    Dans l'Insolvency Act de 1985, les sections 37(3)[b] et 50(1)[b]49 avaient été rédigées pour permettre de neutraliser les effets de la décision de la Cour d'Appel, dans l'affaire Nicoll v Cutts50. Selon cette décision, un pouvoir extraordinaire était reconnu aux praticiens: celui d'utiliser le travail sans s'exposer aux risques de la relation de travail. En effet, la Cour d'Appel avait décidé que les praticiens des procédures collectives (dans ce cas, des receivers), ayant en charge la gestion de l'affaire jusqu'à sa cession, pouvaient adopter les contrats de travail conclus entre l'employeur et ses salariés sans être tenu d'aucune des obligations de l'employeur. Les salariés de l'entreprise défaillante avaient donc du travail mais plus de contrat de travail.

    Les réformes législatives de 1985 et de 1986, mettant en place de nouvelles procédures de redressement (administrative receivership et administration order) ont eu pour effet d'étendre la responsabilité contractuelle des administrative receivers et des admnistrateurs aux contrats de travail adoptés par la continuation de la relation de travail durant leur gestion de l'entreprise défaillante. Les praticiens, ont alors imaginé un moyen de neutraliser les effets de cette réforme, en envoyant dès leur nomination à la direction de l'entreprise, une lettre précisant aux salariés dont la relation de travail était maintenue que leur contrat de travail n'était pas "adopté" et que le praticien ne pourrait être responsable des obligations de l'employeur. Cette pratique fut déclarée légale dans une décision non reportée du juge Harmann, dans l'affaire Re Specialised Mouldings Ltd, du 13 février 1987.

    B. La fronde de la Cour d'Appel

    Le détournement de la protection des articles 19(5) et 44(1)[b] et (2) de l'Insolvency Act de 1986 avait attiré l'attention de la Cour d'Appel en 1994 dans l'affaire Re Paramount Airways Ltd (No 3) 51. La Cour qualifia la lettre des praticiens d' <<incantation rituelle>> sans effet juridique. Concrètement, cela signifiait que les salariés étaient en droit d'exiger le maintien des conditions de travail dans l'entreprise et, plus particulièrement dans cette affaires, que leur niveau de rémunération devait être maintenu, tous comme les avantages acquis durant leur carrière. La continuation de la relation de travail équivalait, pour la Cour, à une "adoption" au sens des articles précités. Le praticien ne pouvait plus bénéficier d'une main d'oeuvre à moindre prix et sans aucune protection. En pratique, cette décision s'est traduite par la réaction immédiate des praticiens qui procédèrent au licenciement immédiat des salariés et à une nouvelle embauche de certains d'entre-eux.

    L'affaire Paramount, pour la première fois, faisait dépendre la désirabilité économique générale de promouvoir le sauvetage de l'entreprise de la prise en compte des intérêts de ceux qui aidaient au redressement de l'affaire. Les praticiens s'insurgèrent, mettant en avant la gravité d'une telle décision les forçant à abandonner les stratégies efficaces de redressement dans l'entreprise. Cette décision, trop aventureuse, donna lieu au vote, un peu moins d'un mois après l'affaire Paramount, de la réforme de 1994 (Insolvency Act 1994). Ce texte, neutalisa immédiatement les risques de la décision Paramount: les articles 1(7) et 2 de l'Insolvency Act de 1994, repris dans les articles 19 et 44(2A) à 44(2D) de la loi de 1986 précisent en effet que tout contrat adopté à partir du 15 mars 1994 n'entraine aucune responsabilité du praticien, en dehors des obligations issues du changement des termes de la relation de travail intervenant après sa nomination. Cette réforme précipitée, permit à la Chambre des Lords d'infirmer les décisions de la Cour d'Appel de l'affaire Paramount, et des affaires la suivant.

    Ce qui peut certainement être retenu de cette épopée judiciaire est que l'affaire Nicoll v Cutts avait pour la première fois pris en compte le conflit d'intérêts entre, d'une part, les praticiens et les créanciers qui les ont nommés à la tête du débiteur et d'autre part, l'entreprise et son personnel qui continue à travailler sous une procédure d'insovabilité dans l'espoir (vain) que leur emploi soit préservé. Pour justifier la réforme de 1994, il était invoqué que la décision de l'arrêt d'appel Paramount minait la culture de redressement mise en place en 1986.52 S'agissait-il vraiment de la culture de sauvetage ou de la rémuneration des praticiens? Le commentaire du juge Lightman, s'adressant à l' Insolvency Lawyer's Association le 16 novembre 1995 dénonça, sans la moindre timidité, la réputation acquise de la loi de protéger les practiciens sans se soucier de leur rémunération excessive ni des coûts des procédures.53 Ne pourrait-on pas aussi penser que c'est la décision de la Chambre des Lords pour l'affaire Paramount et l' Insolvency Act 1994 qui sont les véritables détracteurs de la culture du sauvetage? Ces solutions n'autorisent-elles pas, finalement, le praticien à contourner la législation du redressement? 54 La question fondamentale, qui mérite une attention spéciale dans toute loi sur la défaillance, reste celle de la nature protection du salarié. Or, pour y répondre, il faut se pencher sur la relation entre l'économique et le juridique. La crédibilité d'une loi ne dépend-elle pas, en dehors de son succès économique, de l'analyse des risques encourus par ceux qui sont impliqués par l'échec commercial et le désir de promouvoir une justice équitable?

    3. Le futur sera-t-il social?



    La publication récente des travaux de la Commission de Révision du Droit55 et les orientations officielles du Gouvernement pour la réforme des mesures de sauvertage des entreprises en difficulté56 confirme les projets annoncés au lendemain de l'élection du Premier Ministre Blair , que le droit doit promouvoir une entreprise moderne, don't les activités sont facilitées et qui doit être redressable lorsque sa situation n'est pas irrémédiablement compromise. Le problème se pose alors de présenter les principales orientations de ces nouveaux modèles (A) avant de s'interroger sur l'originalité de ces projets de réforme.

    A. Un approche conservatrice explicite, mais nuancée.

    A la lecture des rapports de la Commission parlementaire de Révision du Droit et du Gouvernement, on ne peut manquer de remarquer que le texte emprunte une terminologie propre à l'idéologie conservatrice, promouvant un libéralisme économique marqué, et prolongeant une dérégulation poussée des activités commerciales. La Commission, comme le Gouvernement, soulignent le rôle dévolu à l' " efficience ", perçue comme la clé du succès d'une loi et définie comme " une contribution et participation à la prospérité maximales, à un coût minimal "57 et comme " le résultat recherché, soit une maximisation du niveau de remboursement des créanciers, avec, à long terme, la préservation des affaires viables sur le marché "58. Au demeurant, il convient de remarquer que la Commission envisage également une approche pluraliste des relations dans l'entreprise moderne. Si l'on ne peut percevoir une justification fondée sur l'intérêt social, il est clair que la Commission souhaite implicitement encourager plus d'humanité dans le droit des sociétés modernes, faisant référence " aux relations mutuelles dans l"entreprise "59, à la " communauté dans l"entreprise "60, " aux bénéfices pour les participants "61, à la " confiance mutuelle au sein de l'entreprise "62. Il semblerait donc que la question de la gouvernance de l'entreprise soit approchée d'une manière plus globale, la vision de la dimension humaine de l'entreprise ébauchant un début de réponse aux contestations à l'égard du droit actuel. Dans cette hypothèse, les travaux de la Commission auraient dû contenir un ensemble de mesures révisant la position et les pouvoirs des dirigeants de l'entreprise, et écarter la relation actionnaires-dirigeants comme fondation de la nature de la société. Un état des questions étudiées par la Commission et par le Gouvernement démontre que l'originalité des réformes reposera sur la nouvelle terminologie choisie plutôt que sur les effets du droit actuel sur les droits des salariés.

    B. L'ajournement de la question sociale

    Pourquoi cette " vision nouvelle " du droit des société ne changera pas le statut su salarié ? Le rapport de la Commission dénote une volonté certaine de pallier à l'hypothèse où leurs droits seraient accrus dans la société. Son analyse de l'objet de la section 309 Companies Act 1985 en est l'élément révélateur. En effet, le rapport met en constraste deux modèles : soit une approche pluraliste, soit une approche facilitant la maximisation des profits des actionanires. Or, les travaux de la Commission révèlent une fausse dichotomie, rendant l'approche pluraliste inopérante. En effet, les travaux renoncent implicitement à ce modèle, car selon la Commission, la réforme du droit des sociétés devra créer, au sein de l'entreprise, les conditions d'une co-opération optimale.63 Cette précision implique, dans le texte, que toute régulation doit procéder à une évaluation des coûts et bénéfices dont l'entreprise peut bénéficier, ce bénéfice devant être calculé en termes d'avantages aux actionnaires64. De même, le projet de réforme du Gouvernement sur les procédures de sauvetage des entreprises en difficultés n'entend pas modifier les droits des créanciers acquis avant l'ouverture de la procédure65. Le Gouvernement ne fait à aucun momoent référence aux droits des salariés de l'entreprise insolvable, ni au système de compensation de la dette sociale qui leur est due. La question de la distribution des actifs, des conditions du maintien de l'emploi si l'affaire est continuée est éludée, ce qui, du point de vue du droit de la faillite est regrettable, si l'on considère que cette matière consiste principalement en un exercice de reaménagement de la dette et de redistribution d'actifs. L'argument principal, derrière le silence des textes, est que pour le Gouvernement, il existe une incompatibilité fondamentale entre le capital et le travail, et que la préservation du capital implique une limitation des coûts du travail, renforcée par un contrôle stricte des relations de travail au sein de l'entreprise. Cette approche est, selon nous, un procédé injuste et incertain, puisque la réduction des coûts du travail intervient dans la perspective de redresser une situation d'absence de profit, ce qui ne signifie pas que l'entreprise est viable. Si aujourd'hui la participation des salariés et la considération de leurs droits sont, dans une affaire solvable ou insolvable, extrêmement limitées66. Elles le resteront dans un futur proche, tout au moins.

    Conclusion


    Dans la pratique anglaise, la limitation des droits des salariés est un mode britannique d'investissement67. L'argument selon lequel une nouvelle vision de l'entreprise insolvable, qui prendrait en compte tous les intérêts en présence et devrait, d'une certaine manière, consolider et renforcer la position des salariés, est peut-être naif, tant du point de vue juridique que du point de vue politique. En effet, on ne peut accepter l'argument selon lequel il est très difficile d'envisager comment, dans les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons actuellement, toute reconceptualisation de l'entreprise, au combien radicale, pourrait faire pour réellement démocratiser le monde du travail et rendre aux travailleurs un pouvoir véritable. Le capital et les entreprises dans lesquelles il est organisé sont de plus en plus gouvernés par l'impératif de profitabilité et par les contraintes et la discipline du marché auxquel le pouvoir a été aliéné.68 La théorie de la stakeholding company69 s'avère aujourd'hui un exercice universitaire sans application pratique possible.70

    L'approche pragmatique du droit de l'entreprise, la soumission du droit à l'interprétation libérale des des faits économiques relèguent ainsi la protection des salariés de l'entreprise au dernier rang des préoccupations législateur. Si beaucoup de travaux de recherche empirique dénoncent l'incompétence des directeurs comme source de chômage71, il faut retenir que rien, dans les réformes futures, ne sera envisagé pour accroître l'étendue des la protection des salariés et surtout que rien ne sera proposé pour faire du maintien de la force de travail un des objectifs souhaitables du redressement de l'entreprise. 72. La question de la nature de l'entreprise (ou de la société) est évincée. En d'autres termes, le législateur s'attaquera aux moyens plutôt qu'aux objectifs du droit des sociétés et du droit de la faillite. Le profit reste, dans l'esprit actuel, le but suprême de ces deux textes. Le sacrifice des salariés est, pour le droit anglais, son incidence regrettable, mais inévitable.




    Retour au sommaire du Juripole