Table Ronde

JUSTICE ET POLICE : QUELS RAPPORTS ?
Débats




Gilles LUCAZEAU : Monsieur le Directeur, comme magistrat du parquet, je ne peux qu'être sensible au fait personnellement que vous ayez vous-même défendu haut et fort et clair l'appartenance des magistrats du ministère public au corps judiciaire et la préservation de ce statut tout à fait particulier qu'occupe le parquet au sein du corps judiciaire. Il ne s'agit pas me semble-t-il de placer la question des rapports entre la police et la justice sur le terrain d'une concurrence entre autorités, mais bien sur le terrain d'une complémentarité. C'est un avis personnel, et bien évidemment, il m'appartient maintenant de vous inviter à participer les uns les autres à ce débat puisque nous avons devant nous environ une heure de débat possible. C'est l'intérêt et la richesse d'un colloque comme celui-ci de permettre justement l'ouverture d'un débat sur un sujet aussi difficile, aussi complexe. Nous n'avons pas abordé tout à l'heure l'aspect particulier dans lequel peut se situer ce débat qui pourrait être une forme d'opposition entre le schéma de la procédure inquisitoire et celui de la procédure accusatoire encore que certaines interventions aient laissé entendre finalement qu'il y avait une possibilité de glissement de la procédure que nous connaissons en France en faveur du mode plus spécialement accusatoire. Je vais quand même poser la question parce qu'ils nous font le plaisir et l'honneur d'avoir été à nos côtés à nos invités étrangers qui souhaiteraient faire une intervention brève et purement spontanée, où je laisse la parole à la salle sachant que le première question est toujours la meilleure.

Un étudiant : Ma question s'adresse à Monsieur Davenas, parce qu'il y a cinq ans dans une interview, vous aviez dit qu'avait été mis en place par vos services le parquet d'Evry, le COP, Centre Opérationnel du Parquet, qui permettait à la permanence de vos substituts d'être mobile. J'aimerais savoir si ce COP existe toujours, comment il a évolué, quelle a été la réaction de la police et de la gendarmerie face à l'action beaucoup plus mobile et beaucoup plus présente de vos substituts.

Laurent DAVENAS : Ce service fonctionne toujours. C'est simplement l'application des dispositions du code de procédure pénale qui veulent que le procureur de la République dirige l'activité de police judiciaire dans son ressort. Moi par rapport au débat général, direction-contrôle-surveillance, je ne suis pas certain qu'on puisse raisonner, réfléchir, réimaginer les relations police-justice à partir de ce triptyque. Je vous indiquerai seulement quelques pistes de réflexion. Effectivement, en tant que procureur de la République, depuis vingt ans, j'ai changé de métier. Il y a vingt ans, mon métier essentiel, c'était de rechercher les infractions et d'en poursuivre les auteurs. Maintenant j'occupe la plupart de mon temps à la prévention et au maintien de l'ordre, ce qui me fait dire que les procureurs de la République sont en train de devenir des espèces de cautions juridiques et morales de l'activité préfectorale. Et il me faut imaginer des relations non plus simplement avec la police judiciaire, mais l'organisation des relations avec la police administrative. L'autre question que je me pose est la suivante : veut-on toujours en France d'une police judiciaire ? Et ça pose avec acuité la pertinence du discours politique sur l'indépendance du parquet. Car je suis convaincu qu'on peut donner l'indépendance aux magistrats du parquet dans la mesure où on supprime la police judiciaire en France. J'en veux pour preuve la militarisation de la police judiciaire : lieutenant, commandant, capitaine. L'atmosphère de l'école des Inspecteurs de Police a considérablement changé ces dernières années. Il n 'y a pratiquement plus de postes de commissaire de police en police judiciaire à la sortie de l'école de Police de Saint-Cyr au Mont d'or. On dit, dans les chaumières policières, que la carrière de commissaire passera en sécurité publique avant d'aller en police judiciaire. L'autre question que je voudrais vous poser est celle-ci : au nom de quel principe moral, juridique ou intellectuel, le dysfonctionnements judiciaires sont-ils posés en terme d'indépendance alors que les dysfonctionnement policiers ou de gendarmerie sont posés en terme de contrôle? Au nom de quel principe ? Nous sommes issus des mêmes facultés, nous avons subi la même formation, alors pourquoi ? L'exercice policier, pour employer un mot à la mode, est un exercice pluriel. Une enquête de police judiciaire, c'est un commissaire, des inspecteurs. L'exercice judiciaire est un travail singulier, voire solitaire : un juge d'instruction, un procureur de la République peut traiter de A à Z, seul s'il le souhaite, une affaire. Le travail policier, de mon point de vue, est plus transparent que le travail judiciaire. Et pourtant, ce travail policier est traité en terme de contrôle alors que le travail judiciaire est traité en terme d'indépendance. Je crois qu'on peut affirmer que la politique pénale, la politique d'action publique, est aux mains du ministère de l'Intérieur et du ministère de la Défense, qui seuls possèdent la maîtrise des moyens matériels et des moyens humains des enquêtes. Un simple exemple : la Direction Régionale des affaires financières, en matière financière, c'est 40 fonctionnaires pour couvrir l'Essonne, la Seine-et-Marne, les Yvelines pour l'essentiel. Les différents parquets essayent de les soulager en matière financière, en demandant à la sécurité publique de faire de petites enquêtes. Ces services refusent, donc la police judiciaire est surchargée d'affaires qui l'encombrent et n'a plus les moyens de s'atteler aux affaires qui le méritent. Les procureurs de la République en Ile-de-France s'opposent à un veto des directeurs départementaux de sécurité publique, disant que leurs fonctionnaires ne sont pas formés, que la responsabilité policière des directions de sécurité publique, c'est essentiellement les violences urbaines. Nous partageons ensemble les mêmes analyses ; nous divergeons sur les buts à atteindre d'où le discours du laxisme judiciaire dans les chaumières policières. Le policier raisonne toujours en terme d'incarcération ; l'attente policière, c'est la solution carcérale. Le juge, lui, sait que cette ressource est rare faute de place en prison et donc va résister à 'attente policière d'où effectivement la mise en place depuis une quinzaine d'années du traitement en temps réel qui permet à l'autorité judiciaire d'essayer de maîtriser l'approvisionnement pénal qui est un quasi-monopole des services de police et de gendarmerie. J'ai oublié de vous dire et c'est symptomatique que si la police judiciaire se militarise, en parallèle, la gendarmerie dans ses missions de police judiciaire cherche à se civiliser. Nous avons une unité militaire, la gendarmerie nationale, qui cherche à se civiliser pour accéder à un contentieux chaque fois plus important en matière de PJ et en parallèle on constate que cette PJ qui est une police au service de la justice, par contre, est en train de se militariser

Gilles LUCAZEAU: Cette forme d'introduction dans le débat présentée par M. Davenas donne l'occasion de lancer la discussion puisque j'ai entre autres propositions retenu celle que d'après Monsieur Laurent Davenas, la politique pénale serait soit aux mains du ministère de l'Intérieur soit du ministère de la Défense, ou les deux réunis, mais en tout cas certainement pas aux mains des parquets sous la direction desquelles pourtant elle devrait se situer. Je pense que je suis bien entouré, à la fois par M. le représentant de la Police Nationale et Monsieur le Mesle, Sous-directeur des Affaires Criminelles, qui pourraient nous donne leur opinion à cette égard.

Yves MARCHAND : Merci Monsieur le Président. Je voudrais d'abord apporter une précision puisque Monsieur Davenas a indiqué tout à l'heure qu'à la sortie de l'école de Saint-Cyr au Mont d'Or, qui forme les commissaires de police, il n'y a plus de postes offerts pour des services de PJ. C'est vrai pour la bonne raison que l'on a depuis deux ans réservé l'ensemble des postes offerts à la sortie de Saint-Cyr au Mont d'Or à des postes de sécurité publique. Parce que l'on considère que la sécurité publique traite bon an mal an autour de 80% du volume judiciaire de la police nationale à travers des enquêtes concernant la petite et la moyenne délinquance, qu'il s'agit là d'un rôle de généraliste, et qu'ensuite au bout d'un an, les fonctionnaires qui le désirent peuvent concourir pour des postes ouverts ou qui se libèrent dans des services de police judiciaire, et que cela se fait tous les ans depuis. Je tiens aussi à rassurer Monsieur Davenas :les postes de la police judiciaire dépendant de la direction centrale de la police judiciaire sont pourvus régulièrement non pas par de jeunes fonctionnaires qui n'ont qu'une formation initiale de deux ans, mais par ceux qui en plus bénéficient d'une formation plus large à travers cette année de passage dans les services de la PJ. En ce qui concerne en outre l'engorgement de certains services de sécurité publique notamment dans le domaine des affaires financières, il est exact que les choses, les effectifs et les contraintes budgétaires étant ce qu'ils sont, il peut se faire que des services de sécurité publique soient engorgés et ne puissent pas traiter l'ensemble des affaires, financières notamment, qui leur sont proposées. Je dirais que ce n'est pas une situation qui concerne uniquement la police nationale, voire la gendarmerie, et que les services de la justice, malheureusement, je le souligne, ont ce même problème, quand on voit le nombre de dossiers qui sont classés par les parquets, qui représentent à peu près 1,5 million de dossiers par an et dont plusieurs centaines de milliers concernent des auteurs connus. Je crois que c'est un problème qui nous concerne tout, un problème de moyens. Il faut que tout le monde le sache, y soit attelé, et qu'à travers des réformes de structure et des rallonges budgétaires les services de police et surtout les services de la justice soient renforcés.

Laurent LE MESLE : Deux mots rapides pour répondre à Laurent Davenas, car je ne voudrais pas que cela tourne au débat judiciaro-judiciaire. Premièrement, la politique pénale, ce n'est ni le ministre de la Justice, ni de l'Intérieur ni le ministre de la Défense, c'est le gouvernement. Le gouvernement définit la politique de la nation, article 20 de la Constitution. Reste qu'il est vrai que les moyens sont essentiels dans la définition et dans la réalité d'une politique, qu'il y a des discussions de ministère à ministère et que nous reprenons à ce titre là ce qui nous est indiqué par les procureurs de la République. Nous avons des discussions avec nos homologues de la police et de la gendarmerie et je souhaite aussi que et la police et la gendarmerie puissent se doter de moyens un peu plus nombreux en matière de petit économique et financier. la grande délinquance économique et financière, les SRPJ la traitent et la traitent bien. En matière de petit économique et financier, il y a un manque cruel que tous les parquets généraux et tous les parquets m'indiquent, et nous travaillons dans ce sens là. Juste un mot sur les classements sans suite ; et c'est intéressant d'ailleurs de relier ce problème des classements sans suite à l'intervention de Laurent Davenas. Les parquets en réalité n'ont sans doute pas actuellement les moyens de définir comme ils le souhaiteraient la politique pénale pour une raison : c'est que les outils de statistique dont ils disposent sont très largement insuffisants. J'ai été effaré, je le dis franchement, sur le discours que j'ai entendu au colloque de Villepinte sur le classement sans suite, qui était irréel. On avait l'impression que le sentiment d'insécurité dans ce pays résultait du niveau des classements sans suite, ce qui est faux. Je suis en train de vérifier deux choses : la première, c'est que les classements sans suite d'opportunité sont beaucoup moins nombreux qu'on le dit, et qu'en réalité, vous dites les classements à auteurs connus. Il faut savoir qu'effectivement, il y a un nombre très important de classements qui résultent d'une absence d'élucidation, et un nombre très important de classements aussi qui résultent du fait que sont adressées au parquet des procédures qui n'ont rien de pénal, à supposer que ce soient des procédures pénales dont l'auteur n'est pas poursuivable pour différentes raisons qui tiennent à son absence de responsabilité pénale. La deuxième observation, c'est que quand on se penche sur ce qui est classé effectivement, c'est-à-dire que quand on croise les motifs de classement avec la nature des affaires classées, on se rend compte qu'en réalité sont classées des infractions de très petite importance, qui ne touchent absolument pas à la sécurité des Français. La seule chose qui touche vraiment à la sécurité des Français dans les classements sans suite, c'est les affaires qui sont classées parce que les auteurs ne sont pas connus : et là effectivement on a des agressions, etc... Si je dis cela, c'est parce que qu'il serait important que chaque parquet, j'y travaille et on devrait y arriver dans le courant du premier trimestre 98, sache exactement ce qu'il classe, et ce qu'il classe de façon sèche. Cela de façon à demander aux services de police et de gendarmerie de ne plus travailler sur ces affaires là : à quoi sert-il de faire des masses de procédures pour qu'il n'y ait pas de suite judiciaire ? Il vaudrait mieux que les services de police et de gendarmerie passent le temps qu'ils perdent sur ces procédures là à élucider des affaires un peu plus importantes. C'est par des outils de ce type-là, et nous mettons en ce moment un outil statistique au point, que les parquets pourront reprendre réellement la direction de la politique pénale, parce que, et je ne suis pas d'accord avec Laurent Davenas, dans beaucoup de ressorts judiciaires, le parquet dirige effectivement comme il en a le pouvoir de par le Code de Procédure Pénale la politique d'action publique.

Gilles LUCAZEAU : Monsieur le Directeur, permettez-moi d'ajouter à titre personnel une ou deux observations rapides. Pour ce qui concerne la pratique du classement sans suite des parquets, j'ajoute et je pense qu'il ne faut pas oublier cet aspect des choses, que désormais, l'action des parquets s'inscrit autrement que dans la seule alternative poursuite ou classement. Il y a toute une série de positions intermédiaires qui s'est développée au cours des dernières années, notamment par les classements conditionnels, et surtout le recours à la médiation pénale. Autant d'interventions, par conséquent autant de recherches ou de vérifications qui vont conduire à des classements sans suite. Et pour ce qui concerne la politique pénale des parquets, je ne sais pas si l'on peut dire que ceux-ci ont une parfaite maîtrise de la politique pénale. Ce que je peux dire en tout cas, et sur ce point j'engage volontiers ma responsabilité personnelle, c'est que je crois que depuis un certain nombre d'années, les parquets sont en tout cas extrêmement attentifs à la conduite d'une politique de concertation avec les services de police, avec lesquels ils se retrouvent régulièrement dans le cadre de réunions de concertation soit au plan local, soit au plan transversal ou régional. Maintenant, on parle d'un comité interministériel de politique pénale. Autant d'indications d'un rapprochement extraordinaire, qui n'était pas sans doute soupçonné il y a encore quelques années.

LaÏd SAMMARI, Journaliste : J'ai écouté avec attention les interventions de Monsieur Thiel et Monsieur le Mesle notamment, ce qui veut pas dire que je n'ai pas écouté les autres. A les entendre finalement, il n'y aurait pas de problèmes chez les juges d'instruction notamment chargés des questions économiques et financières. Les sections financières et économiques, tant dans la police que dans les cabinets d'instruction, ne manqueraient pas de moyens et tout roulerait. Je voudrais simplement dire que à moins de considérer que les affaires concernant l'accident de la princesse Diana ou l'affaire Dickinson soient des affaires économiques et financières, je dois personnellement constater que ce n'est pas la réalité. Monsieur le Mesle ne doit pas souvent se rendre dans les cabinets d'instruction, notamment la galerie financière à Paris, mais sachez qu'à la galerie financière à Paris, ce sont des gens qui disposent encore de gros moyens. Je ne parle pas des moyens de la section antiterroriste, dirigée par Monsieur Bruguères, mais il faut aller en province. On va parler d'un cas qui nous est proche : prenons le ressort de la cour d'Appel de Nancy. Il faut savoir que dans ce ressort, il y a un seul magistrat dit spécialisé dans les affaires économiques et financières. Ce n'est pas lui faire injure que de dire que ce magistrat n'est pas vraiment spécialisé. Quand on parle du service régional de police judiciaire, il suffit de prendre les effectifs d'il y a quinze ans, et ce n'est pas le directeur qui est dans la salle qui va me contredire, pour se rendre compte que ces services fondent au fil des ans comme neige au soleil, et qu'aujourd'hui, quand Monsieur le Mesle parle de politique pénale, permettez-moi Monsieur le Mesle de vous dire qu'il n'y a pas de politique pénale en la matière. Alors c'est vrai qu'on peut répondre de temps en temps comme l'a fait Madame Guigou à l'intervention de Madame Joly :"Je ne répartirai pas mon budget en fonction des médias.". Je trouve la réponse un peu légère. Je me souviens encore il y a quelques mois que l'actuelle majorité, donc l'ancienne opposition, ferraillait constamment en parlant des affaires qui concernaient la droite au pouvoir à l'époque, en dénonçant le manque de moyens de cette justice, ce parquet qui n'est pas indépendant, etc...Aujourd'hui que constate-t-on ? Que ce pouvoir ne fait rien en la matière. Et de surcroît, n'en déplaise à certains, il a gardé dans la hiérarchie judiciaire tous ceux que la droite avait nommés à l'époque. Or aujourd'hui, il faut bien constater que le discours du pouvoir actuel rejoint finalement le discours des précédents au pouvoir.

Gilles LUCAZEAU : Si j'ai bien compris votre intervention, qui ne s'adressait d'ailleurs pas directement à moi, mais à Monsieur Le Mesle et Thiel, vous faites appel en quelque sorte à une chasse aux sorcières à partir du moment où le gouvernement change de majorité politique. Permettez-moi de vous dire que je ne partage pas tout à fait votre conception de ce point de vue là et de la justice et de l'institution judiciaire sur le plan de l'équilibre qui doit rester le sien. Pour revenir au sujet qui est celui de la politique pénale, je pense aussi qu'une analyse, une étude un peu attentive et sérieuse, permettrait de constater que depuis par exemple une circulaire de fond du 28 octobre 1992 de Monsieur Vauzelles, nous serions également étonnés les uns les autres de constater qu'il y a une continuité, quelle que soit la majorité politique au pouvoir, dans les axes prioritaires d'action de politique pénale tels que par exemple vous pouvez les retrouver très précisément énumérés dans cette circulaire. Et vous verriez que tout ce qui a suivi s'est inscrit dans une certaine logique par rapport à cela. Il n'y a pas véritablement de rupture alors que nous avons des changements de majorité politique et c'est à mettre me semble-t-il à l'honneur d'une véritable démocratie : il n'y a pas de rupture sur le plan de la politique pénale, car cette politique est le reflet d'un état de démocratie avancée, et le reflet aussi d'une volonté commune pour aller vers des solutions qui soient à la fois le gage d'une protection des libertés nécessaires des individus, mais aussi le gage d'une meilleure efficacité de la justice. Je ne pense pas pouvoir dire que la justice soit toujours aussi efficace qu'elle le souhaite, c'est évident, et en ce qui concerne la répartition des moyens, point que vous avez fort justement souligné, il est certain que les moyens de la justice doivent être accompagné des moyens de police judiciaire. Vous savez aussi qu'on travaille actuellement, y compris dans le ressort de la cour d'appel de Nancy, sur la possibilité de répartir, et j'y veille personnellement avec l'un des substituts généraux, les moyens d'intervention de la police judiciaire en matière économique et financière.

Gilbert THIEL : Monsieur Sammari, j'ai cru être mal compris tout à l'heure. Je n'ai jamais soutenu, ou je me suis mal exprimé, que tout était parfait dans le meilleur des mondes, et notamment sur les moyens attribués aux sections ou aux magistrats en charge des affaires économiques et financières à Paris, à Nancy ou ailleurs. Tout le monde connaît les insuffisances criantes et criardes du système en la matière. Je disais simplement que si on mesure l'évolution et les progrès qui ont dû être accomplis par les hommes qui oeuvrent tant au sein des SRPJ que des sections des recherches de la gendarmerie nationale que dans les sections spécialisées des tribunaux, on voit qu'il reste certainement beaucoup à faire, mais qu'un certain nombre de choses ont déjà été faites. Et que quelque part on a cette forme de culture des possédants. Parce qu'une nouvelle fois, il y a vingt ans, il n'y avait pas d'affaires. Ce n'est en fait pas qu'il n'y avait pas d'affaires, mais la justice, culturellement, ne s'en occupait pas. Et l'institution policière n'avait fait aucun effort pour s'en occuper. Vingt ans, finalement, c'est relativement bref. Alors on a été bien habitués, surtout sur le plan médiatique, à voir des petites affaires, des plus grosses, des affaires qui mettaient en cause telle ou telle personnalité. Ce qui est plus important, d'ailleurs, c'est le démembrement des systèmes frauduleux plutôt que de savoir si c'est Pierre, Paul ou Jacques qui en a bénéficié. Alors effectivement, les problèmes d'effectifs, de formation et de moyens demeurent ; et comme l'a dit Monsieur le Directeur des Affaires criminelles et des Grâces, c'est de la responsabilité du gouvernement, et le gouvernement est sanctionné quel qu'il soit, ou ne l'est pas à travers les élections. Chacun peut faire valoir ses demandes : on voit qu'au niveau du résultat on est assez peu servi en définitive. Mais ce que j'ai voulu dire surtout, c'est que dès qu'il y a une difficulté, et cela me semble être une propension bien française, on bouleverse immédiatement les textes. Or les bouleversements des textes sont coûteux en ressources humaines car il faut se réadapter et j'ai un peu l'impression, à l'intérieur de la justice, d'une manière globale, que plus l'on est confronté à des problèmes, qu'il s'agisse de difficultés relationnelles avec le police judiciaire, avec la gendarmerie, ou des problèmes d'adaptation aux difficultés modernes, plus il y a cette espèce de fuite en avant, où on balaie des textes qui pour certains ont fait leur preuve et on passe une nouvelles fois à la réforme suivante. Pendant longtemps on a stigmatisé le ministère de l'Education Nationale, où les réformes succédaient aux réformes, et où les ministres de l'Education Nationale, sous la Vème République, succédaient aux ministres à cadence de un par an. Je ne sais pas, bien qu'il soit nécessaire que la justice ait des projets et une conception globale de ses missions et de son organisation, si on n'en est pas à ce stade là au niveau judiciaire. On n'a plus toujours les moyens de faire fonctionner le système selon les anciennes bases - bien évidemment, il faut s'adapter -, mais le système mis en place n'est même pas encore expérimenté qu'on passe déjà au système suivant.

Gilles LUCAZEAU : Sur cette question, peut-être vais-je demander à Monsieur Gärtner, qui est commissaire principal du SRPJ de Sarrebruck, ou Monsieur Wuyts, chef du service Interpol de Bruxelles, d'intervenir pour nous donner leur vision.

Wolfgang GÄRTNER : Peut-être que chez nous en Allemagne on voit le système plus facilement. Pour parler de la coopération entre la police et le parquet, ou le ministère public, il faut poser la question de savoir s'il est nécessaire en Allemagne de changer le système de poursuites pénales. Pour parler de ce problème-là, il faut écarter tout sentiment. Un système doit être changé quand il y a un dysfonctionnement. Un dysfonctionnement pourrait être pratique ou juridique. Un dysfonctionnement pratique existerait si le système de poursuite pénale ne pouvait plus répondre aux missions confiées par la société, donc s'il était incapable d'assurer une poursuite pénale en vue d'une d'une prévention générale, d'une dissuasion. Un dysfonctionnement juridique serait présent si le cadre juridique ne répondait plus à un état de droit : c'est-à-dire si les droits soit de la victime, soit de l'auteur présumé, n'étaient plus garantis dans la poursuite pénale. En Allemagne, dans une optique policière, on ne peut pas constater un dysfonctionnement ni pratique ni juridique qui pourrait nous amener à changer le système actuel. Est-ce que ça veut dire que tout baigne dans l'huile, pour parler familièrement ? Presque. Mais il ne faut surtout pas se contenter du statu quo. Vu du côté de la police, il n'y a momentanément aucune nécessité flagrante de changer le système de poursuites en Allemagne. mais cela veut dire qu'il n'y a pas de nécessité de modifier ou d'adapter la poursuite pénale à la réalité, au développement de la société, à l'évolution de la criminalité. Pour résumer, en Allemagne, on ne constate pas de dysfonctionnement entre la police et la justice susceptible de nous amener à changer le système actuel.

Jean-Paul WUYTS : Mesdames et messieurs, très brièvement, quelques mots sur les organes internationaux de coopération policière, Interpol, Europol et Schengen qui ont été cités tout à l'heure par l'un des intervenants. Interpol est une banque de données, une boîte postale, une messagerie informatique dont le but est d'échanger des informations sur des individus à rechercher, sur des faits criminels, sur des choses qui font l'objet de trafics internationaux : trafic de voitures, d'oeuvres d'art, d'armes, de stupéfiants. Interpol est chargé également de faciliter les procédures de commission rogatoire internationale et les procédures d'extradition entre les pays membres. Deux articles sont importants dans les statuts d'Interpol : l'article 2 qui précise que l'on n'échange des données que dans le domaine du droit commun, et l'article 3 qui complète l'article deux et qui précise qu'Interpol ne travaille pas dans le domaine racial, religieux, militaire ou politique. Europol est un système d'officiers de liaison qui a été mis en place par différents pays de la communauté européenne. Le siège d'Europol est à la Hague où travaillent également des analystes criminels dans le domaine de blanchiment d'argent qui y est lié, le trafic de voitures, l'immigration clandestine, le trafic des êtres humains, de substances nucléaires. Europol qui fonctionne depuis 1992 est actuellement un projet en voie d'actualisation puisque la convention Europol est en passe d'être signée dans quelques semaines, et on peut raisonnablement penser qu'Europol est en quelque sorte l'embryon d'une police fédérale européenne à l'image du FBI, mais pour cela vraisemblablement, il faudra encore attendre quelques années. Le traité Schengen a mis en place un système de contrôle des individus et de certains objets qui sont facilement identifiables parce qu'ils ont des numéros de série, tels que les armes ou les passeports, ou d'immatriculation, comme les voitures qui font l'objet de signalements internationaux. Schengen facilite la coopération internationale entre les pays membres dans le domaine de l'observation transfrontalière, la poursuite transfrontalière avec arrestation ou pas, la collaboration dans le domaine de ce qu'on appelle l'envoi contrôlé de marchandises illicites comme les stupéfiants. Schengen facilite également les commissions rogatoires internationales entre les pays membres de son espace. Ce que je voudrais souligner ici, c'est que la magistrature est pratiquement absente de ces organes internationaux. Si je prends l'exemple de la Belgique, la magistrature n'intervient que de manière ponctuelle lors de certaines opérations, lorsqu'un service de police a besoin de l'autorisation d'un magistrat pour effectuer une poursuite ou un envoi contrôle entre frontières. C'est donc me semble-t-il une lacune de ne pas avoir encore de magistrats dans ces organismes internationaux et je voudrais le souligner.

François JASPAR, Directeur de la Police Judiciaire à Versailles. Je voudrais rapidement vous donner un témoignage, deux petites précisions et deux ou trois questions. Tout d'abord en vingt-cinq ans de carrière en police judiciaire, dans neuf services différents et dans dix postes différents, je n'ai jamais eu de problème de travail en étroite liaison avec les magistrats, qu'ils soient du parquet ou de l'instruction, même si parfois nous avons eu des discussions très longues, et je me souviens d'une discussion qui a duré six heures dans le cabinet d'un juge d'instruction, où finalement nous sommes arrivés à dégager une stratégie tout à fait commune, et qui s'est révélée payante à la fin. Car je crois que personne n'a la science infuse, et que la seule solution, c'est de travailler ensemble, en complémentarité et surtout pas en concurrence. J'ai entendu parler beaucoup tout à l'heure d'autonomie de la police judiciaire ou de la police nationale ou de la gendarmerie nationale en matière d'enquête préliminaire. C'est vrai que nous avons un pouvoir que je qualifierais personnellement d'initiative en matière préliminaire, mais si ces enquêtes préliminaires sont menées à l'instar de celles qui sont diligentées à la demande du parquet, c'est souvent parce qu'une infraction n'est pas encore définie, et qu'on nous demande des vérifications pour voir si justement l'infraction existe. Et je voudrais tout de même rassurer beaucoup de personnes : les enquêtes préliminaires qui sont débutées par la police judiciaire ou de la police nationale ou de la gendarmerie nationale n'aboutissent pas toujours ; très rapidement on se rend compte que finalement l'infraction n'existait pas là où on pensait qu'elle était. Autre précision pour Monsieur Le Mesle concernant les offices centraux où la police judiciaire fait des études, notamment le service central d'étude de la délinquance qui est en collaboration avec la gendarmerie nationale. Tous les mois, celui-ci édite des statistiques qui sont envoyées régulièrement aux procureurs généraux et aux procureurs de la République. Ensuite, les analyses qui sont faites par les Offices sont envoyées à la chancellerie où nous avons un collègue maintenant qui est en place. Je crois que rien n'est parfait et que certainement beaucoup de documents se promènent et n'arrivent jamais malheureusement là où ils devraient arriver, et je pense que de mon côté, il faudrait essayer de trouver un chemin plus direct. Enfin, trois questions : l'une qui concerne le problème, évacué plus ou moins, de rattachement de la police judiciaire à la justice. Simplement, je voudrais dire qu'on a beaucoup parlé de la machine policière et de la machine judiciaire, certains auteurs en ont même fait des livres. Est-ce que ce ne serait pas un grand danger, à long terme, de rassembler deux machines ensemble qui ne feraient que s'auto-contrôler alors que je pense du contrôle en interface est beaucoup plus rassurant pour la démocratie. Ensuite, une dernière question, pour Maître Welzer : je voudrais sire que je suis tout à fait d'accord pour que les officiers de police judiciaire, qui ont des pouvoirs, soient contrôlés . On l'a dit, ils sont contrôlés par le parquet, on a instauré le contrôle au cours de la garde à vue par les avocats, ce qui n'a posé aucun problème. La meilleure preuve, c'est que vous avez toujours été accueillis dans de bonnes conditions. Je voudrais simplement vous poser la question : je crois que l'avocat doit représenter les libertés individuelles. Notamment, vous avez parlé en liaison avec Monsieur Thiel du problème des enfants, puisque lui avait parlé du couple. Mais est-ce que dans les enfants, il ne faut pas oublier qu'il y a également les victimes : il y a l'enfant victime et l'enfant auteur. Est-ce qu'il n'est pas important, car je pense qu'il est essentiel de défendre les libertés individuelles, et c'est un policier qui vous parle, que de temps en temps on pense aux victimes, qui ne sont pratiquement jamais représentées, que ce soit au niveau de l'enquête judiciaire ou au niveau du procès, et qui ne sont pas toujours aussi bien défendues qu'elles devraient être ? Ce n'est pas une affirmation, car je le répète, personne n'a la science infuse, simplement c'est une piste de réflexion que je voulais donner.

Pascal DOURNEAU-JOSETTE : Je vais donc d'abord répondre à la question qui a été posée, du moins en partie, au juriste de la Commission que je suis. Je voulais dire que dès le départ, pour cette conférence, j'avais le sentiment que nous n'avions pas précisément vocation à intervenir dans le sens où l'organisation de la justice et de la police relève de l'autorité des états membres et certainement pas de celle de la Convention. Cela étant, j'ai effectivement relevé quelques points qui me permettent de relier ce débat à la discussion riche qui se tient généralement dans les organes de la convention, notamment celui de l'avocat au cours de la garde à vue, et en matière générale, le droit à la défense. Pour ce qui est de l'avocat, tout à l'heure Maître Welzer a dit qu'avant 1993, c'est-à-dire avant que l'avocat puisse intervenir, il n'y avait pas de protection pour la personne gardée à vue. Je tiens à dire qu'en fait il y en avait une depuis 1981, le droit de recours individuel, puisqu'effectivement cette convention prévoit que toute personne gardée à vue ait un recours en légalité à bref délai. Donc il existait déjà un recours ; le droit interne a essayé de le compléter, tant mieux. Pour ce qui est de l'avocat, on nous prête souvent des intentions que nous n'avons pas : je ne crois pas que la Convention exige la présence de l'avocat en garde à vue, même si à titre personnel j'y suis favorable. En effet, l'article concernant le droit à l'assistance d'un avocat, de son choix ou gratuit, c'est l'art. 6 §3 et cet article doit se lire, au terme de notre jurisprudence, à la lumière de l'article 6 §1, à savoir le droit à un procès équitable. Cela signifie qu'il n'est pas question de détacher, de découper ou de morceler la procédure, mais qu'on doit l'examiner au regard de son ensemble. Ce qui veut dire pour ce qui est de l'avocat en garde à vue, même si encore une fois sur un plan personnel j'y suis favorable, l'équité du procès s'appréciera au regard de l'ensemble, c'est-à-dire depuis l'arrestation jusque et y compris le dernier recours le cas échéant, l'arrêt de la cour de Cassation. Je tiens à dire aussi, pour rebondir sur les mots employés par Monsieur Davenas, pour ce qui est du contrôle des organes de la Convention, effectivement nous fonctionnons essentiellement sur ce principe de contrôle pour ce qui est de la police et de vérification de l'indépendance pour ce qui est du juge. Le contrôle parce que nous considérons que la police a une place indiscutable au sein des sociétés démocratiques, c'est une évidence, et il n'est pas question de lui faire un mauvais procès. Mais nous savons aussi, et l'histoire européenne nous le montre, qu'il y a des dangers à utiliser mal l'instrument que constitue la police, et la Commission et la Cour veillent à ce que le contrôle permettre de lever tout doute et donc de couper court à toute critique sur l'action de la police. Pour ce qui est du juge particulièrement, nous avons une position un peu différente de ce qui s'est dit ici, puisque nous distinguons le juge et le magistrat. Pour nous, le représentant du parquet n'est pas forcément celui qui remplit le plus les conditions d'indépendance, en tout cas au regard de ce que prévoit la convention, qui dans sa jurisprudence a tendance à étendre la notion de magistrat vers celle du tribunal prévue à l'article 6 §1, à savoir quelqu'un qui aurait à la fois la qualité d'indépendance e d'impartialité. Ce qui a fait par exemple que pour ce qui est de la détention provisoire, article 3 §5 de la Convention, quand on dit qu'on a droit a un recours aussitôt après avoir été mis en détention, a priori, ce recours là ne peut pas s'exercer devant un procureur, parce que ce procureur peut se retrouver ultérieurement dans la procédure, dans le cadre des poursuites. Donc nous avons dit que pour qu'il y ait respect de l'article 5 §3, il ne pouvait pas y avoir intervention d'un magistrat qui serait membre du parquet, mais bien de quelqu'un qui peut ne pas être forcément un juge qui siège, mais qui aurait toute garantie d'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif et des parties.



Gérard WELZER [Répondant à M. Jaspar] : Votre réaction est normale, en tant que responsable d'un des principaux services régionaux de police judiciaire et j'allais dire un des meilleurs services français puisque le SRPJ de Versailles est réputé pour son efficacité et son intégrité. Opposer la défense au droit des victimes, je crois que c'est un faux problème. Je prends un exemple : Robert Badinter en 1981 a été montré du doigt parce que c'est lui qui a présenté à l'Assemblée Nationale le projet de loi abolissant la peine de mort. Ca a été un progrès pour notre société au point de vue éthique extraordinaire. Ce que les détracteurs de Badinter oublient de dire, parce qu'on le montre toujours du doigt, c'est que c'est grâce à Robert Badinter que les victimes d'infraction sont indemnisées par la création du Front d'indemnisation des victimes qui a été faite en 1985. Je ne pense pas qu'il faille opposer victimes et droits de la défense : bien évidemment il faut que les victimes soient protégées ; mais ce n'est pas aller à l'encontre des victimes que permettre à un avocat de s'entretenir une demi-heure dès le début de la garde à vue avec une personne gardée à vue. Je vais même plus loin : je pense sincèrement qu'à terme, dans trente ans ou quarante ans, ce sera passé dans les moeurs. Les policiers auront d'autres moyens de procéder à leurs enquêtes, parce que je reviens à ce que je disais tout à l'heure, je crois qu'il faut qu'on tue cette culture, cette religion de l'aveu. Effectivement, ça veut dire que les policiers seront contraints de travailler autrement, ce qui n'est pas facile, ça veut dire également qu'il faudra qu'on leur donne d'autres moyens.

Laurent DAVENAS : De mon point de vue, la plus grande avancée en matière de contrôle de la garde à vue a été médicale et non pas due à la présence de l'avocat pendant la garde à vue. Effectivement, la création d'unités de consultation médico-judiciaires auprès de certaines juridictions avec pour mission notamment le contrôle de la garde à vue a rendu transparente cette phase de l'enquête. Personnellement, je trouve qu'en France on est très fort pour organiser et donner ce que j'appelle les droits intellectuels, parce que cela ne coûte pas cher à l'Etat, un médecin, un avocat. Mais quand enfin en France sera-t-on nourri correctement pendant les délais de garde à vue, quand enfin pourra-t-on prendre une douche avant d'être présenté devant le magistrat du parquet ou un magistrat d'instruction ? Je crois que ce sont des problèmes essentiels en ce qui concerne le fonctionnement de la garde à vue en France.

Laurence CHARBONNIER, Avocat : Je voudrais revenir sur ce qu'a dit tout à l'heure mon confrère Welzer concernant la religion de l'aveu. Car je partage évidemment entièrement son point de vue, quant au fait que cette religion de l'aveu peut peut-être aboutir à certains excès. Le juge d'instruction intervient le plus souvent alors que la police enquête : il intervient donc en second. Au cours de son enquête, la police, qui a affaire très souvent il faut le dire à des délinquants récidivistes, endurcis, peut être amenée à user de certains intimidations pour essayer d'obtenir cet aveu, qui une fois qu'il est obtenu, reste au dossier jusqu'au jour du jugement. Mais ne peut-on pas penser que par suite d'une éventuelle déformation professionnelle bien compréhensible, de même qu'un médecin a tendance à ne voir que le pathologique, que les mêmes méthodes utilisées avec des personnes qui n'ont jamais eu affaire à la justice ou à la police peuvent amener ces personnes, notamment au cours de gardes à vue, à être passablement destabilisées jusqu'à éventuellement reconnaître des choses qui n'ont pas été forcément commises ? Ce qui ensuite aboutit à un procès-verbal d'enquête qui arrive chez un juge d'instruction, et qui amène le juge à prendre des décisions qui peuvent aller jusqu'à une mise en détention et qui sont donc des décisions graves. Autrement dit, est-ce que cette religion de l'aveu dont parlait tout à l'heure fort excellemment mon confrère, n'aboutit pas parfois à des excès qui peuvent conduire la justice sur une piste erronée ?

Gilles LUCAZEAU : Je suis tout à fait persuadé que la religion de l'aveu était toujours quelque chose d'extrêmement dangereux à poursuivre de manière systématique et c'est pourquoi je pense que dans le travail d'enquête, il n'y a pas que l'aveu. L'aveu peut prendre sa place, avoir sa valeur ; il doit être soumis à un ensemble d'éléments contradictoires, mais en tout cas, s'il a une place, il n'est pas sans doute l'élément forcément le plus essentiel d'une enquête.

Laurent LE MESLE : Bien évidemment, il faut refuser, lutter contre la religion de l'aveu, vous avez mille fois raisons. Des progrès ont été faits en matière de justice, de police et de gendarmerie. La police technique et scientifique a connu un développement tout à fait considérable au cours de ces dix ou quinze dernières années. Le ministre de l'Intérieur a à côté de lui un Conseil supérieur de la police technique et scientifique où siègent également la chancellerie et la gendarmerie qui fait un travail tout à fait considérable de ce point de vue là. La systématisation demandée, recommandée, qui n'est pas encore générale, mais je souhaiterais qu'elle le soit, sur toutes les affaires de quelque importance de technicien de scènes de crime, de policiers et de gendarmes qui sont formés pour faire des opérations de police technique et scientifique vont tout à fait dans le sens de ce que vous dites. Le problème de la religion de l'aveu, c'est que ce n'est pas uniquement une religion judiciaire ou policière. L'ensemble de la société française a la religion de l'aveu. Combien de fois est-ce qu'on ne voit pas que dans certains media, le journaliste qui présente une affaire en cours de jugement commence à émettre quelques doutes fondés sur le fait que précisément la personne qui est poursuivie n'a pas reconnu les faits. En réalité, il ne faut pas s'imaginer qu'on aura une justice et une police qui seront nécessairement très en avance sur la société à laquelle elles appartiennent. Je crois qu'en réalité, quand la société française aura globalement évolué sur ce chapitre-là, la police et la justice continueront à évoluer. J'ajoute d'ailleurs que Laurent Davenas qui est ici présent participe à mes côtés à un conseil supérieur de médecine légale qui fait pour les aspects médecine légale les mêmes travaux que le Conseil de police technique et scientifique, et c'est vraiment un souci des magistrats dans leur ensemble, des policiers et des gendarmes aussi. J'en suis certain en ce qui concerne les chefs de services et les responsables. Il n'y a pas de différence de perspective entre le barreau, le parquet, les policiers et les gendarmes, je vous prie de le croire.

Juste un mot par rapport à l'intervention de M. Sammari : il est certain que les propos introductifs que l'on tient dans un débat comme celui-ci où l'on dispose de très peu de temps pour parler, vont au plus simple, et il ne faut pas reprendre à la lettre ce qui est dit par les uns ou les autres. Je ne suis magistrat de la chancellerie que depuis trois ans, j'étais un magistrat de juridiction qui a fait toute une carrière de magistrat de juridiction, et j'ai toujours été gêné par le misérabilisme du discours judiciaire et notamment du discours d'audience de rentrée. C'est pourquoi quand je fais une intervention sur un thème, j'évite soigneusement de parler des moyens, parce que souvent, le discours sur les moyens a été pour l'institution judiciaire une manière de ne pas traiter réellement les questions qui étaient posées à elle, de se déresponsabiliser. Pour autant, je ne nie pas que le problème des moyens existe, et vous l'avez évoqué de deux manières. D'abord en disant "La justice n'a pas assez de moyens, de juges d'instruction, etc.. et la police n'a pas assez de moyens." Ca c'est un problème général, qui est de savoir combien la société veut consacrer à sa police et à sa justice. Ce ne sont pas les responsables que nous sommes ici qui pourront répondre à cela. Bien sûr, elle n'y consacre pas assez de notre point de vue. D'un autre côté, il y a d'autres besoins, et des arbitrages se font ailleurs. Et puis il y a une autre question qui est au coeur des débats qu'on a aujourd'hui : qui va décider de l'affectation des moyens qui existent à tel ou tel type d'enquête ou tel ou tel type de contentieux. Tout ce qu'on a dit, les uns ou les autres, c'est que si effectivement, il y avait une évolution et qu'elle allait dans le bon sens - et je me retrouve absolument dans ce qu'a dit Gilbert Thiel - nous pensons ici que sur certains types d'enquêtes, et j'ai cité en ce qui me concerne le petit contentieux économique et financier, il n'y a pas assez de moyens, et je préférerais que ces moyens soient réorientées dans cette direction là. Mais pour des raisons qui peuvent être légitimes et qu'il faut prendre en compte, la police et la gendarmerie peuvent avoir des options différentes, et la vérité jaillit des ces discussions. J'ajoute que globalement, les arbitrages doivent être rendus au niveau gouvernemental, et qu'il n'y a rien d'illégitime à respecter ces arbitrages là. Ce qui n'est pas normal, c'est que quand un magistrat a une enquête déterminée à effectuer, et que cette enquête mérite d'être suivie, il ne trouve pas les moyens de la faire.

Pascal DOURNEAU-JOSETTE : Je voudrais aussi dire un mot sur l'aveu, pour dire que ça va encore plus loin. Parce que l'aveu peut également nous paralyser, en tant qu'organe de la Convention, dès l'instant où certains griefs sont gênés parce qu'il y a un aveu dans le dossier. Je prends un exemple : les témoins, article 6 §3D de la Convention. On nous dit : "On a refusé d'entendre un témoin à décharge dont j'avais demandé l'audition." Soit. Mais lorsque nous examinons un dossier, nous devons appréhender l'ensemble des motivations et des moyens retenus par les juridictions internes, et évidemment dès l'instant où il y a un aveu, donc un élément déterminant dans la décision du juge, nous avons beaucoup de mal à trouver d'autres éléments qui permettraient de penser que l'audition de ce témoin avait un intérêt pour le procès. Même au niveau de notre travail nous sommes paralysés, parce qu'il n'y a pas dans le dossier, le jugement, l'arrêt, des éléments suffisants pour permettre de penser que la décision est fondée sur autre chose que l'aveu, et qui permette de répondre au problème de l'équité du procès, de la tenue des débats, et de l'audition ou pas d'un témoin. Il y a là un problème de moyens, parce qu'il faut que le justice ait les moyens de faire procéder de manière plus approfondie à des enquêtes, comme disait maître Welzer, mais ces moyens ont les retrouve à tous les niveaux. Prenez les griefs tirés des durées de procédure. Tout à l'heure, on parlait du problème lié au fait qu'il y a très peu de magistrats spécialisés : parfois certains dossiers épineux qui arrivent devant nous ont fait l'objet d'une instruction par quatre ou cinq juges d'instruction successifs. Or cela a un coût. C'est un choix politique, de la part des états membres du Conseil de l'Europe et des parties contractantes à la convention, choix politique d'affecter à la justice un budget plus conséquent, mais aussi un choix qui aura des incidences sur nos décisions, car il faut savoir que lorsqu'on n'affecte pas suffisamment de moyens à la justice, il y a des condamnations notamment de la France, parce que les durées sont trop longues, justement à cause du manque de moyens, parce que le déroulement de l'instruction ou le déroulement du procès n'a pas été suffisamment équitable et qu'on a relevé une part d'arbitraire. Tout cela a un coût en terme d'image pour les pays et sur le plan financier, parce que les contribuables vont devoir payer les condamnations qui sont prononcées.

Laïd SAMMARI : Ces gens là qui sont condamnés, quand ils le sont très longtemps après les faits n'ont aucun intérêt à vous saisir. Ils ont effectivement intérêt à ce que les affaires traînent. Quand on parle du problème du Crédit Lyonnais, mais on peut parler d'autres problèmes, ce sont des affaires qui se sont passées en 85-86-87, qui passent cinq, six ou sept ans à l'instruction avant d'être jugées, et encore en première instance, parce qu'après il y a l'appel, et il y a les pourvois. Mais ces gens-là ne vont pas vous saisir. Donc on ne parle pas tout à fait des mêmes choses. Et souvent dans ces affaires, il y absence de parties civiles, et là c'est dramatique parce que les choses n'avancent pas. Effectivement, on peut parler des problèmes de violence urbaine, qui son des problèmes importants. Mais comment pouvez-vous avoir un discours important, qui porte sur l'opinion, si ces affaires là, dont l'opinion a tant parlé, justement, ne sont pas jugées dans des temps raisonnable ?

Pascal DOURNEAU-JOSETTE : Je peux vous répondre. D'abord il n'y a pas que le Crédit Lyonnais comme affaire financière : on a des personnes qui sont mises en examen et qui ont intérêt à se voit déclarer innocentes ou en tout cas à voir établir les faits. Donc ces personnes peuvent vouloir d'une décision rapide. Pour ce qui est du Crédit Lyonnais, il peut y avoir des parties civiles, or les parties civiles peuvent avoir un intérêt financier direct à ce que la procédure avance. Les parties civiles peuvent vouloir aussi voir rendre la justice. Nous pouvons être utiles à ce stade-là. Mais de toute façon nous sommes utiles à titre subsidiaire puisque les Français sont là aussi pour traiter cela. Encore une fois, il faut prendre garde à ne pas tout confondre : les affaires financières, nous en avons un certain nombre qui arrivent chez nous, et dieu sait qu'il n'y a pas que des affaires du style Crédit Lyonnais, loin s'en faut. Il y a des affaires où les personnes ont envie de se défendre, ou besoin de pouvoir se défendre, et bien souvent, s'il n'y a pas les moyens accordés au juge d'instruction qui a envie de le faire, avec les problèmes d'expertise qui coûtent du temps et de l'argent. S'il n'y a pas ces moyens là, sur la plan de l'équité, ça laisse perplexe. Il y beaucoup d'affaires, et pas seulement financières, pour lesquelles il y a un énorme manque de moyens manifestement dans la plupart des états membres du Conseil de l'Europe.

Jean-Paul WUYTS : Je voudrais revenir sur le problème de l'aveu versus preuve scientifique. La preuve scientifique, elle est, comme la preuve testimoniale et comme l'aveu, manipulable. Il ne faut pas oublier que la preuve scientifique est apportée dans les tribunaux par des experts qui ne sont finalement que des hommes : ils peuvent se tromper également ; tant dans leur témoignage que dans la manipulation des appareils sophistiquées dont ils ont la charge. Deuxièmement, pour éviter la dérive dans la recherche de l'aveu, suivons l'exemple anglo-saxon ou de plus en plus les interrogatoires de police sont enregistrés en vidéo.

Gérard WELZER : C'est une excellente idée, même si c'est un problème de moyens.

Pascal DOURNEAU-JOSETTE : L'idéal serait peut-être, et nous devons tenter d'aboutir à une situation idéale, de faire en sorte que nous bénéficiions de suffisamment d'indices pour avoir à prendre une décision. Pourquoi seulement l'aveu, pourquoi seulement une preuve qui résulté d'une expertise ? L'idéal serait d'avoir effectivement plusieurs éléments pour que le juge puisse s'appuyer sur le plus d'éléments possibles pour pouvoir prendre sa décision. Ce serait sans doute là la meilleure source d'équité qui soit.

Gilles LUCAZEAU Quelques mots de conclusion, pour vous dire que j'ai personnellement eu le sentiment que ce colloque dont le thème portait sur les rapports entre police et justice avait tendance au fil des interventions à glisser vers un thème qui est apparu de plus en plus net, celui des rapports entre Justice-Police et citoyens. C'était au fond quelque chose d'intéressant à observer parce que personnellement j'étais parti plutôt sur l'idée, en prenant en charge ce colloque à la demande du professeur Jacquot, que nous risquions de voir l'opposition des termes police/justice, alors que finalement, au fur et à mesure des interventions, j'ai plutôt eu le sentiment que l'on plaçait les deux institutions côte à côte face au citoyen en confrontation au fonctionnement de la justice et la police. Je pense que le thème de ce colloque était certainement très difficile à aborder et à approfondir, qu'il recouvre une infinité d'aspects très différents : on est passé du choix des moyens à la philosophie d'une politique pénale. Entre ces deux extrêmes beaucoup de nuances. Pour terminer, je dirais simplement que nous sommes arrivés en ce moment à Nancy comme ailleurs à la saison des feuilles mortes. Ce que j'ose espérer, c'est que les paroles que nous aurons prononcées dans cette enceinte ne seront pas, lorsque nous serons partis les uns et les autres autant de paroles mortes. Merci de votre attention.



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