LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX DU CANDIDAT A L'EMPLOI

Par Bernard BOSSU

Professeur à la Faculté de Droit de Nancy



Depuis quelques années, les techniques de recrutement se sont sophistiquées. Avec le développement de l'informatique, les progrès médicaux, l'employeur peut avoir accès à un nombre d'informations considérables sur la personne qu'il envisage de recruter. Et le risque est celui d'une atteinte aux droits fondamentaux du candidat à l'emploi.

Avant d'entrer plus avant dans la problématique du sujet, il convient d'en préciser immédiatement les contours. De façon classique, la délimitation de l'exposé doit s'opérer à partir des termes mêmes du sujet. Ceux-ci étant rarement neutres, ils peuvent constituer un premier indicateur sérieux de la démarche à suivre.

C'est d'abord le terme " droit fondamental " qui doit retenir l'attention. Chacun perçoit bien ce que peuvent être les droits fondamentaux du candidat à l'emploi : respect de la vie privée, liberté de conscience et d'opinion, liberté syndicale ... Pour autant, même si l'on peut établir une liste non exhaustive de quelques droits essentiels, le concept de " droit fondamental " ne fait pas encore l'objet d'une définition juridique rigoureuse (1). Qu'est-ce qu'un droit fondamental ? Pourquoi un droit peut-il être qualifié de fondamental ? En fait, l'intérêt de la notion se situe ailleurs. Le droit fondamental est un instrument de mesure de la hiérarchie. Lorsque deux normes ont la même valeur juridique, l'adjectif fondamental permet d'affirmer la supériorité de l'une sur l'autre .(2)

Arrêtons-nous maintenant sur la notion de candidat à l'emploi. Qu'est-ce qu'un candidat à l'emploi ? Le choix de ce terme est commandé par la loi du 31 décembre 1992 dans ses dispositions relatives au recrutement et aux libertés individuelles. Les articles L.121-6 à L.121-8 du Code du travail parlent expressément du candidat à l'emploi. Il faut donc que l'entreprise ait fait une offre pour un emploi vacant ou à créer (3). Les candidatures spontanées ne sont pas concernées par le nouveau texte.

Qu'en est-il lorsqu'une entreprise fait une offre d'emploi par le biais d'un cabinet de recrutement ? Raisonnant de façon très générale, la loi du 31 décembre 1992 vise les candidats à un emploi dans leurs rapports avec le futur employeur mais aussi avec un cabinet de recrutement. Les droits fondamentaux du candidat à l'emploi ne s'arrêtent pas aux portes des cabinets de recrutement. Il suffit pour s'en convaincre de lire l'article L.120-2 du Code du travail qui prévoit que " Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions ". Nul et non pas seulement l'employeur. La généralité des termes employés par les articles L.121-6 et L.121-8, les informations demandées, confirment cette analyse. La circulaire d'application de la loi du 31 décembre 1992 indique d'ailleurs que " la protection intervient quel que soit le mode de recrutement du candidat, direct ou indirect. Autrement dit, la loi est applicable aux employeurs qui recrutent directement ainsi qu'à tous les organismes intermédiaires d'aide au recrutement et en particulier aux conseils en recrutement ".

Les termes du sujet étant précisés, il nous faut en dégager la problématique. Le thème pourrait d'abord être envisagé sous l'angle du droit au travail. En affirmant que " chacun a le droit de travailler et d'obtenir un emploi ", le préambule de la Constitution ne se borne pas à énoncer une règle dogmatique. Le Conseil constitutionnel qui n'hésite pas à s'appuyer dans ces décisions sur ce principe, a affirmé en 1983 qu'il appartient au législateur " de poser les règles propres à assurer au mieux le droit pour chacun d'obtenir un emploi en vue de permettre l'exercice de ce droit par le plus grand nombre possible " (4). Vu sous cet angle, le sujet pourrait prendre la forme d'une analyse des procédures de recrutement. Faute de temps, cette perspective ne sera pas la mienne. Je vous renvoie au rapport élaboré par Monsieur le Professeur Gérard LYON-CAEN sur les Libertés publiques et l'emploi, celui-ci étant l'ouvrage de référence. L'auteur nous indique notamment que le droit à l'emploi suppose " une organisation transparente du recrutement, pour celui qui offre un emploi ". On doit entendre par là, le service public de placement, qui met en oeuvre un droit fondamental : être aidé gratuitement à trouver un emploi (5). Il faut y ajouter bien évidemment le recrutement direct par l'entreprise, la question du recrutement par voie de presse ou par voie télématique et enfin le recrutement par le biais d'un cabinet de recrutement.

Le sujet des droits fondamentaux et du candidat à l'emploi sera ici envisagé par rapport à une question de fond, encore que, la forme et le fond sont souvent indissociables. La problématique choisie pourrait se résumer en une interrogation : jusqu'où peut aller la recherche de l'information sur autrui ?

La tendance naturelle de l'entreprise est de vouloir disposer du maximum d'informations sur le nouveau collaborateur qu'elle envisage de recruter (6). Cette attitude n'est pas en tant que telle condamnable. Le chef d'entreprise, qui se doit d'améliorer les performances de l'unité qu'il dirige, veut recruter celui qui est le plus a même de remplir cet objectif (7). Que pourrait-on penser d'un employeur qui mettrait en péril son entreprise à force de décisions de recrutement aléatoires ? Faut-il rappeler que le contrat de travail est un contrat qui est conclu en considération de la personne ? Parce que l'employeur est responsable de son entreprise, il ne saurait traiter avec n'importe qui. Dans une décision du 20 juillet 1988, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs affirmé le principe du libre choix par le chef d'entreprise de ses collaborateurs (8).

Mais ce souci de choisir le candidat le plus apte à permettre le développement futur de l'entreprise risque de faire oublier les droits fondamentaux reconnus à chacun. Les rapports élaborés par la C.N.I.L. au cours de ces dernières années montrent l'existence de questions relatives à la vie privée, familiale et sexuelle des candidats. Ainsi telle société interroge le candidat sur sa santé ou encore sur son budget mensuel consacré aux loisirs (9). L'audace s'accompagne parfois de la subtilité. A la question traditionnelle des années 60, " êtes-vous syndiqué ? ", ont succédé les interrogations plus insidieuses du style : " Après le travail, aimez-vous discuter de celui-ci avec vos camarades ? " ou " Pensez-vous que l'union fait la force ? " (10). Cette recherche de l'information sur le candidat s'appuie même sur la science par le biais de tests génétiques ou autres. Face à ces pratiques, il convient d'affirmer une nouvelle fois que les droits fondamentaux ne s'arrêtent pas aux portes de l'entreprise. La liberté est inhérente à la condition d'homme et le futur salarié, comme n'importe quel citoyen, ne saurait y renoncer (11). Le principe de la liberté personnelle du salarié a d'ailleurs été proclamé par le Conseil constitutionnel (12).

En définitive, on s'aperçoit que l'embauche est au coeur d'un conflit de logiques, chacune ayant sa propre légitimité. L'employeur doit pouvoir recruter la personne qui a l'aptitude souhaitée, le candidat à l'embauche ne doit pas voir ses droits fondamentaux bafoués. Avant l'élaboration de la loi du 31 décembre 1992 qui contient diverses dispositions sur le recrutement, Monsieur le Professeur Gérard LYON-CAEN a été chargé de réaliser une étude sur les rapports entre les droits fondamentaux du salarié et les informations exigées par l'employeur. Le cadre de la mission était plus précisément de rechercher un " équilibre entre le respect des prérogatives nécessaires au bon fonctionnement de l'entreprise d'une part et celui des libertés individuelles des candidats à un emploi d'autre part " (13). En définitive, la nouvelle loi du 31 décembre 1992 dans ses dispositions relatives au recrutement est marquée du sceau de l'équilibre. L'employeur doit avoir les moyens de recruter le personnel adapté sans que pour autant, les droits fondamentaux du candidat à l'emploi soient bafoués. Et le texte s'efforce, comme nous allons le voir, d'indiquer le chemin permettant de réaliser ainsi l'objectif affiché : une protection équilibrée des droits fondamentaux (I). Il ne faut néanmoins pas faire preuve d'un optimisme excessif. L'équilibre est souvent difficile à réaliser et la pratique ne répond pas toujours à une logique de compromis. L'absence de sanctions efficaces est là pour le rappeler. Plus que de contraindre, le texte nouveau s'efforce de convaincre (14). De ce point de vue, la protection des droits fondamentaux demeure nuancée (II).


I - UNE PROTECTION EQUILIBREE


Cette protection équilibrée repose sur deux propositions.

1ère proposition : Le chef d'entreprise doit pouvoir recruter le candidat le plus apte. Cela suppose que lui soit reconnu un pouvoir d'investigation. Mais, parce que la vie personnelle du salarié n'a pas à être connue de l'employeur, son pouvoir d'investigation est forcément limité.

2ème proposition : Un traitement préventif des difficultés est le meilleur garant d'une protection équilibrée. Cela suppose de rendre le recrutement plus transparent en associant notamment davantage la collectivité du personnel à celui-ci. On trouvera ici en vrac l'information du comité d'entreprise ou encore le droit d'alerte reconnu au délégué du personnel.


A. Un pouvoir d'investigation limité


Quelles informations peuvent être demandées ou recherchées sur le candidat à l'emploi ?

La démarche à suivre est tracée par l'article L.121-6 du code du travail : " Les informations demandées sous quelque forme que ce soit au candidat à un emploi ne peuvent avoir comme finalité que d'apprécier sa capacité à occuper l'emploi proposé ou ses aptitudes professionnelles ... Ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l'emploi proposé ou avec l'évaluation des aptitudes professionnelles ". Le cadre de la recherche est donc déterminé par ce texte. Les informations demandées doivent avoir un lien direct avec l'emploi proposé ou les aptitudes professionnelles. Et la circulaire ministérielle du 15 mars 1993 ajoute que cette exigence s'applique à tous les supports de recherche d'information, tests, questionnaires, logiciels ..., mais aussi aux entretiens individuels. La démarche du législateur de 1992 est conforme à une jurisprudence bien établie. Dans un arrêt du 17 octobre 1973, face à un prêtre ouvrier qui avait caché sa qualité d'écclésiastique, la Cour de cassation avait posé en principe que " les questionnaires d'embauche ne sauraient concerner des domaines qui n'ont pas de lien direct et nécessaire avec l'activité professionnelle du candidat à l'emploi ".

Reste à examiner plus concrètement les conséquences de ce principe de pertinence posé par l'article L.121-6. Celui-ci peut être analysé négativement ou positivement.

Négativement, on se trouve en présence d'un texte qui interdit certaines investigations, celles qui n'ont pas de lien direct avec l'emploi ou les aptitudes professionnelles. Le domaine de cette investigation interdite trouve sa raison d'être dans la nécessaire protection des droits fondamentaux du salarié. L'article L.122-45, modifié par la loi du 31 décembre 1992, prévoit expressément qu' " Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ... en raison de son origine, de son sexe, de ses moeurs, de sa situation de famille, de son appartenance à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses ou, sauf inaptitude constatée par le médecin du travail ... en raison de son état de santé ou de son handicap ". L'employeur n'a donc pas en principe de permis d'investigation sur la vie personnelle du candidat à l'embauche (15). Cette même prohibition est exprimée par plusieurs dispositions ponctuelles du Code du travail. L'article L.122-25 de ce code interdit à l'employeur de rechercher ou de faire rechercher toutes informations concernant l'état de grossesse d'une femme. L'article L.412-2 de ce même code interdit à tout employeur de prendre en considération l'appartenance à un syndicat ou l'exercice d'une activité syndicale pour arrêter ses décisions en ce qui concerne l'embauchage. Quant à la circulaire du 15 mars 1993, elle nous indique qu' " à titre d'exemple et de manière non limitative, il ne peut en principe être demandé à un candidat ... des renseignements portant sur son état de santé, sur sa vie sexuelle, sur son logement, sur la profession des parents ou du conjoint, sur le nom et les coordonnées de connaissances non professionnelles du candidat ou encore sur ses loisirs ". Deux précisions méritent d'être apportées par rapport à cette circulaire.

Elle prohibe les questions sur la profession des parents ou du conjoint. La solution doit être rattachée à l'interdiction des discriminations fondées sur la situation de famille. La Cour de cassation a ainsi condamné un employeur qui avait reconnu devant les délégués du personnel avoir refusé d'embaucher une personne sur le seul fait que celle-ci était parente d'un membre du personnel de l'entreprise (16). Faut-il aller plus loin ? Doit-on notamment prohiber les questions touchant à la situation familiale personnelle du candidat ? (Etes-vous célibataire, marié, veuf, divorcé ... ?). Le rapport de M. Gérard LYON-CAEN apporte une contribution intéressante à la résolution de ce problème (17). Que le postulant soit marié ou divorcé est sans lien avec la demande d'emploi. Certes, on a parfois soutenu que l'employeur diligent devrait se renseigner sur la situation de famille et l'état civil. Les raisons sont diverses : fonctionnement du régime de prévoyance applicable à l'entreprise, immatriculation à la sécurité sociale, registre du personnel ... Mais l'auteur du rapport a fort bien démontré qu'il convient de distinguer entre le recruteur et l'employeur. C'est uniquement une fois que l'embauche est acquise, que l'employeur doit être informé de la situation de famille du salarié. Dans un arrêt du 17 mars 1971, la chambre sociale de la Cour de cassation a d'ailleurs considéré que la non révélation d'un mariage prochain ou projeté ne peut être reproché (18).

Une deuxième précision doit être apportée par rapport à la circulaire du 15 mars 1983. Celle-ci rejette les demandes qui touchent aux loisirs du candidat. L'élément est intéressant car il incite à rechercher les questions interdites au-delà du cadre limité de la vie privée. Malgré une compréhension large du domaine de l'article 9 du Code civil par la jurisprudence, il est clair que certains éléments sont difficilement rattachables à ce texte. Acheter une voiture ou rouler en voiture sont des actes de la vie publique autant que de la vie privée. Aussi, plus que le concept de vie privée, c'est l'idée d'une protection de la vie personnelle du salarié qui doit être mise en avant (19). Cette protection peut même jouer dans l'entreprise pendant le temps de travail. On notera que le concept de vie personnelle vient d'être consacré par la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 16 décembre 1997 (20).

Après avoir vu les questions interdites, voyons les questions autorisées. L'article L.121-6 du Code du travail précise que les informations demandées à un salarié ne peuvent avoir comme finalité que d'apprécier sa capacité à occuper un emploi ou ses aptitudes professionnelles et que ces informations doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l'emploi proposé ou avec l'évolution des aptitudes professionnelles. Ce texte n'est en fait qu'une application particulière de l'article L.120-2 du Code du travail qui interdit les atteintes aux droits fondamentaux sauf si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir.

De façon classique l'employeur pourra donc interroger le candidat sur ses antécédents professionnels ou sur ses diplômes. Mais au-delà de l'aptitude professionnelle, l'article L.121-6 permet au recruteur d'apprécier la capacité du candidat à occuper l'emploi. Comme l'a indiqué à cette époque le ministre du travail : " Il ne s'agit pas d'écarter la prise en considération de tout élément touchant à la personnalité des candidats s'il s'agit de postes de responsabilités. On sait bien que pour évaluer les capacités d'encadrement et d'orientation d'une équipe, la personnalité d'un candidat constitue un élément important d'appréciation. Il ne faut donc pas confondre personnalité et vie privée " (21).

Aux questions posées dans le cadre légal, le candidat est tenu de répondre de bonne foi. A contrario, le non-respect des règles légales légitime l'omission ou une réponse inexacte. Le silence n'est pas davantage coupable lorsque l'employeur omet d'interroger le salarié sur des points essentiels. Le salarié n'est pas le débiteur d'une obligation d'information. Ainsi n'est pas fautif le silence du cadre supérieur embauché pour redresser une entreprise et qui avait omis d'indiquer que sa précédente société avait été mise en liquidation (22). Ce droit au silence participe de l'idée d'un traitement préventif des difficultés, deuxième axe de la protection équilibrée des droits fondamentaux du candidat à l'embauche.


B. Un traitement préventif des difficultés


La formule est bien connue : il  vaut mieux prévenir que guérir. Elle est particulièrement adaptée au recrutement dans la mesure où la guérison peut s'avérer difficile.

Pour prévenir les atteintes illicites aux libertés individuelles, le législateur a eu recours à divers moyens. Nous ne reviendrons pas sur le droit de non-révélation reconnu au candidat. Eliminons également la menace de sanctions pénales qui est un autre moyen utilisé pour prévenir les comportements discriminatoires en matière d'embauche. Deux idées seront ici essentiellement développées : la transparence et l'association des représentants du personnel au recrutement.

Intéressons-nous tout d'abord à la transparence. Celle-ci se manifeste d'abord directement vis-à-vis du candidat dans deux textes différents. L'article L.121-8 prévoit " qu'aucune information concernant personnellement ... un candidat à un emploi ne peut être collectée par un dispositif qui n'a pas été porté préalablement à sa connaissance ". L'article L.121-7 du Code du travail affirme de son côté que " Le candidat à un emploi est expressément informé, préalablement à leur mise en oeuvre, des méthodes et techniques d'aide au recrutement utilisées à son égard ". On songe ici aux questionnaires d'embauche mais aussi aux différents tests de personnalité qui seront licites dès lors qu'ils répondent à l'objectif décrit précédemment : apprécier les capacités du candidat à occuper le poste proposé. Une précision doit être ici apportée : l'article L.121-7 al. 2 prévoit que les méthodes et techniques d'aide au recrutement doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie. Le texte interpelle sur l'utilisation par le recruteur des techniques irrationnelles : l'astrologie, la numérologie, la morphologie ... Le texte ne les condamne pas expressément mais l'introduction d'un critère de pertinence introduit un doute sérieux sur leur validation.

L'information touche en second lieu les institutions représentatives du personnel. L'article L.432-2-1 al. 1er du Code du travail prévoit que " le comité d'entreprise est informé, préalablement à leur utilisation, sur les méthodes ou techniques d'aide au recrutement des candidats à un emploi, ainsi que sur toute modification de celles-ci ". Devait-on encore allonger une nouvelle fois la liste des informations obligatoires du comité d'entreprise ? La démarche est cette fois intéressante dans la mesure où elle se veut dissuasive et préventive. Quel employeur indiquera qu'il utilise la numérologie ou les horoscopes pour recruter ? (23). " Toutefois le texte ne s'applique que si un comité d'entreprise existe ; or c'est souvent dans les toutes petites entreprises où tout le monde sait tout sur le monde que les atteintes aux droits fondamentaux des salariés sont les plus dangereuses " (24).

L'association des représentants du personnel au traitement préventif des difficultés s'est également manifestée dans un rôle nouveau confié aux délégués du personnel : le droit d'alerte (article L.422-1-1 du Code du travail). Si un délégué du personnel constate directement ou par l'intermédiaire d'un salarié, une atteinte aux droits des personnes ou aux libertés individuelles dans l'entreprise, il en informe l'employeur qui doit remédier à cette situation. Le candidat à l'embauche est-il visé par ce texte ? A priori oui. La circulaire du 15 mars 1993 parle d'ailleurs d'une mission de surveillance des salariés et des candidats. On en déduit que le candidat peut notamment informer le délégué du personnel d'une atteinte à sa liberté. L'affirmation contient en elle-même sa propre limite. L'hypothèse apparaît d'école dans la mesure où le candidat ignore probablement ce droit et ne connaît pas le délégué du personnel. Qui plus est, la démarche n'est même pas juridiquement envisageable lorsque l'on se trouve en présence d'un cabinet de recrutement, la loi parlant d'atteintes aux libertés " dans l'entreprise " (25).

Ces dernières remarques montrent que la protection des droits fondamentaux du candidat à l'emploi doit être sérieusement nuancée.


II - UNE PROTECTION NUANCEE


Malgré la dynamique actuelle en faveur des droits fondamentaux, la protection de ceux-ci au stade de l'embauche demeurent fragile. En premier lieu, il arrive parfois que le respect des droits de l'homme soit en contradiction avec l'intérêt même de l'entreprise. Un chef d'entreprise peut-il par exemple embaucher un salarié dont l'état de santé risquerait d'être compromis par le poste de travail ? L'enjeu n'est pas mince, c'est celui dans ce cas particulier du droit à la santé, du droit à l'emploi mais aussi de l'intérêt de l'entreprise. On passe insensiblement de l'interdit au licite, la frontière est mouvante. En second lieu, les difficultés de preuve et l'impossible remise des choses en l'état rendent la sanction incertaine.


A. Une frontière mouvante


La frontière entre le permis et l'interdit est parfois difficile à tracer.

Le malaise provient en premier lieu de la difficulté à mesurer précisément l'étendue du concept de discrimination. On le sait, le droit du travail n'interdit pas les distinctions, les séparations. D'ailleurs, les salariés ne souhaitent pas forcément être traités tous de façon identique. Ce qui révèle la discrimination, c'est la distinction fondée sur un motif interdit tel que la race, la religion, ou encore le sexe (26). Mais, au-delà des textes posant ces interdictions, l'employeur peut-il recruter en fonction de la " tête " du client (27) ? La prise en compte du physique de la personne ne figure pas dans la liste des motifs illicites d'éviction donnés par l'article L.122-45. Récemment un article de presse évoquant l'hypothèse d'un candidat qui avait été rejeté en raison de sa grande taille, il serait mal passé auprès des dirigeants plus modestement pourvus. Même dans les professions non commerciales, l'aspect extérieur compte. Certaines sociétés n'hésitent d'ailleurs pas à affirmer que tout le monde aime être entouré de visages avenants, ce qui se ressentirait sur la productivité. Au stade du recrutement, il arrive un moment où le choix opéré par l'employeur va être déterminé par des impressions, voire des intuitions. Il y a des appréciations subjectives et des préférences qui resteront forcément inavouées et donc inaccessibles à la discrimination.

La protection des droits fondamentaux connaît une autre limite, légale cette fois. L'article L.120-2 du Code du travail prévoit en effet que " Nul ne peut apporter au droit des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ". En fonction de la tâche à accomplir et sous réserve d'une utilisation justifiée et proportionnée du pouvoir de direction, une atteinte aux droits fondamentaux est donc possible. Pour mieux cerner celle-ci, on peut prendre appui sur 2 éléments : les fonctions du salarié et la nature particulière de l'entreprise.

En fonction du poste qui sera éventuellement occupé par le futur salarié, l'employeur va pouvoir aller plus loin dans ses investigations. Ainsi, lorsque l'emploi exige une honnêteté irréprochable, l'employeur va pouvoir interroger le candidat sur son passé pénal. On peut songer à un emploi de convoyeur de fonds. De même, dans une décision du 25 mars 1983 la chambre criminelle a admis qu'un employeur peut légitimement décider de recruter uniquement des hommes sur des postes de techniciens de laboratoires en raison de la nécessité de porter des charges assez lourdes (28). Le législateur lui-même, qui condamne la discrimination sexiste, prévoit une exception dans l'hypothèse où l'appartenance à l'un ou l'autre sexe est la condition déterminante de l'exercice d'un emploi. Un décret en Conseil d'Etat du 25 mai 1984 est venu préciser ces exceptions, il s'agit des artistes appelés à interpréter soit un rôle masculin, soit un rôle féminin, des mannequins et des modèles. Certains considèrent également que pour le recrutement d'un cadre, l'employeur pourrait mener des investigations plus approfondies. Mais lesquelles ? La frontière entre le licite et l'interdit devient moins claire.

A côté des fonctions du salarié la finalité propre de l'entreprise permet de comprendre les limites qui peuvent être apportées aux droits fondamentaux des salariés. Le travail dans un centre de handicapés ou dans une entreprise de gardiennage pourra exiger la connaissance du passé pénal du candidat. Pour les entreprises travaillant pour la défense nationale, l'employeur pourra éventuellement interroger le candidat sur la profession des membres de sa famille. La notion de finalité propre de l'entreprise va prendre un relief particulier lorsque l'on s'intéresse aux entreprises de tendance. Il s'agit d'entreprises qui ont pour objet la défense ou la promotion d'une doctrine ou d'une éthique : parti politique, syndicat, établissements religieux ... Peut-on demander davantage aux candidats qui travaillent dans ces établissements ? La question est ouverte puisque les litiges ont jusqu'à présent toujours concernés le licenciement.

Et, il faut bien reconnaître que les termes utilisés par le législateur manquent parfois de précisions et que les notions utilisées ne sont pas définies. Une certaine incertitude demeure donc sur les restrictions qui peuvent être apportées aux droits fondamentaux dans l'entreprise. Pouvait-il en être autrement ? Positivement, on notera que la souplesse des textes permet aux tribunaux d'ajuster leurs décisions aux diverses circonstances (29).

Il est difficile d'évoquer les restrictions apportées aux droits fondamentaux sans évoquer la multiplication des tests sur l'état de santé du salarié. Ils permettent au surplus de faire la synthèse des principes évoqués. Dans les années 1990, c'est le SIDA qui a agi comme un révélateur des discriminations ou exclusions engendrées par l'état de santé. Les personnes atteintes de cette maladie, ou même susceptibles de l'être, ont commencé à faire l'objet d'attitudes ou de mesures discriminatoires.

L'intérêt du débat a été renouvelé par le développement de la génétique. On serait ainsi susceptible d'établir, grâce à la carte génétique, les prédispositions d'une personne à une maladie. Cette médecine prédictive risque de devenir incontournable lors de l'embauche du salarié car le mauvais état de santé peut être un facteur important d'inaptitude au travail (30). Le problème posé est celui de la licéïté des tests génétiques lors du recrutement du travailleur. Tout autant que le salarié, la question peut intéresser directement la personne humaine qui multiplie les chances de développer telle affection en raison du secteur d'activité dans lequel elle travaille. Peut-on refuser d'embaucher quelqu'un pour un tel motif ?

S'il est difficile d'apporter une réponse tranchée à pareil problème, on peut néanmoins indiquer quelques pistes de réflexion. En premier lieu, il importe de rappeler avec force que l'état de santé relève de la vie privée du salarié. Toute initiative du chef d'entreprise visant à connaître la carte génétique d'un salarié doit être condamnée. La solution est d'ailleurs confortée par l'article 16-10 du code civil qui affirme dans son alinéa premier que " L'étude génétique des caractéristiques d'une personne ne peut être entreprise qu'à des fins médicales ou de recherche scientifique " (31). Faut-il pour autant interdire toute démarche spontanée du médecin du travail ? Peut-il librement demander à un salarié de se soumettre à des tests génétiques ? Le médecin du travail doit s'assurer que le salarié est médicalement apte au poste de travail auquel le chef d'entreprise l'a affecté et l'article R.241-52 du code du travail ajoute que le médecin du travail peut prescrire les examens nécessaires au dépistage des affections comportant une contre-indication au poste de travail. De son côté, l'article L.122-45 du Code du travail qui condamne les discriminations fondées sur l'état de santé ou le handicap réserve l'hypothèse de " l'inaptitude médicale constatée par le médecin du travail ". C'est finalement moins l'interdiction absolue des tests génétiques que leur strict encadrement qui doit être recherché. Ils ne peuvent être autorisés que dans la mesure où il apparaît avec certitude que le poste de travail est de nature à déclencher chez certains sujets des pathologies graves.

On pense ici notamment à certains cancers qui ne sont pas étrangers à l'activité professionnelle. Sauf dans les cas exceptionnels où un lien direct pourrait donc exister entre l'état de santé du salarié et l'emploi occupé, il n'y a pas lieu de rechercher les caractéristiques génétiques d'une personne. On doit ajouter que c'est uniquement le candidat à l'emploi ou le salarié qui peut décider de se soumettre à ces tests. L'article 16-10 alinéa 2 du code civil exige un consentement de la personne préalablement à la réalisation de l'étude. Le médecin du travail est, quant à lui, tenu au secret professionnel, il n'a pas à indiquer sur la fiche d'inaptitude les motifs de celle-ci. De plus, il importe de ne pas confondre la prévention d'une maladie grave avec le risque certain de dégradation de la santé, quelles que soient les caractéristiques génétiques de la personne. Enfin, la prévention suppose aussi que ceux qui créent un environnement défavorable, prennent les mesures adéquates pour éliminer les risques (32). Il appartient au chef d'entreprise d'assurer la sécurité de ses salariés.

Reste à envisager un dernier problème, peut être le plus délicat. A supposer que l'atteinte aux droits fondamentaux soit injustifiée, peut-on véritablement sanctionner l'employeur ?


B. Une sanction incertaine


Le caractère incertain de la sanction doit être relié aux difficultés de preuve. Une discrimination non prouvée est une discrimination qui n'existe pas. Or la charge de la preuve pèse sur le candidat qui s'estime victime d'une atteinte à ses droits fondamentaux.

Deux hypothèses peuvent alors se rencontrer. Un chef d'entreprise particulièrement maladroit justifie le non-recrutement du candidat en invoquant expressément un motif discriminatoire. Face à un tel mépris des droits fondamentaux la cause est entendue (33). Mais dans l'immense majorité des cas la discrimination est dissimulée. De plus, l'employeur n'a pas à motiver le refus d'embauche. Et même dans l'hypothèse où le candidat malheureux reçoit une lettre de refus, on connaît la formule classique et éprouvée : " Malgré l'intérêt que suscite votre candidature, nous ne pouvons y répondre favorablement ".

Quelles solutions peut-on apporter à ces difficultés de preuve ? La preuve de la discrimination à l'embauche restera sans doute longtemps une question épineuse. Toutefois le droit européen communautaire pourrait contribuer à faire évoluer la question. Une directive communautaire du 15 décembre 1997 modifie la répartition de la charge de la preuve dans le cas d'une discrimination fondée sur le sexe (34). Le nouveau texte instaure un partage entre le demandeur et le défendeur. Dans un premier temps, le demandeur est tenu d'établir une présomption simple de discrimination en sa faveur. Cette dernière existe dès lors qu'une partie demanderesse met en évidence, un fait ou une série de faits qui, s'ils ne peuvent être réfutés, permettent de supposer l'existence d'une discrimination. En matière d'embauche, on songe au candidat qui franchit les diverses sélections et qui est recalé à la dernière étape après avoir refusé un test de dépistage. La charge de la preuve est alors transférée à l'auteur présumé de la discrimination. Le défendeur va tenter de prouver que la discrimination n'existe pas.

Pour faciliter la preuve de la discrimination, il convient aussi d'exploiter davantage la jurisprudence de la C.J.C.E. Elle parle dans ces décisions de discrimination indirecte. Ce concept tend à saisir des phénomènes discriminatoires qui se dissimulent sous l'apparente application de critères neutres. Prenons l'exemple d'une condition de domicile qui serait imposé à un travailleur migrant qui cherche à accéder à un emploi. Ce critère, à priori neutre, le domicile, permet de réaliser en fait une discrimination vis-à-vis des travailleurs migrants.

A supposer que l'obstacle de la preuve soit franchi, quelles sanctions va-t-on appliquer ?

La C.J.C.E. a affirmé à diverses reprises qu'elle n'a pas à se substituer aux juridictions nationales pour prononcer des sanctions internes. Toutefois elle a manifesté à diverses reprises l'idée que la sanction devait permettre d'atteindre l'objectif fixé. Elle a parlé à cet égard de sanctions adéquates. Dans un arrêt du 15 octobre 1987, l'affaire HEYLENS, elle indique que l'on pourrait exiger de l'employeur qu'il engage le candidat discriminé ou que l'on assure une indemnisation pécuniaire adéquate du candidat (35).

C'est le deuxième terme de l'alternative qui a été retenu par le droit français. Seul les licenciements discriminatoires sont frappés de nullité. Après avoir énoncé diverses interdictions, l'article L.122-45 du Code du travail prévoit que toute disposition ou tout acte contraire à l'égard d'un salarié (et non pas d'un candidat à l'emploi) est nul de plein droit. Le texte est muet sur la sanction applicable en matière de discrimination à l'embauche. La solution ne doit pas surprendre, elle s'explique avant tout par des considérations d'ordre pratique. Comment pourrait-on rétablir la situation antérieure lorsqu'un candidat à l'embauche est victime d'une discrimination ? Il faudrait le réinsérer dans une procédure de recrutement terminée depuis quelques mois. Et que faire si la discrimination provient d'un cabinet de recrutement ? De plus, l'avantage que le salarié va retirer de cette remise en l'état n'est pas évident puisqu'il peut de nouveau ne pas être recruté mais cette fois pour un motif légitime. La seule sanction véritablement intéressante pour le salarié aurait été en fait l'embauchage forcé. Mais là aussi, une telle solution est dépourvue de toute crédibilité sur le plan pratique et ce d'autant plus que l'employeur a probablement retenu un autre candidat sur le poste à pourvoir (36).

Toute sanction en nature étant exclue, seule une réparation pécuniaire est envisageable. L'évaluation du préjudice se fera alors selon les règles du droit commun. On appliquera l'article 1382 du Code civil et la perte d'une chance réelle et sérieuse d'accéder au poste convoité (37).

La faiblesse des sommes en cause, à supposer que la faute ait été prouvée, explique l'inaction fréquente du candidat à l'embauche. L'ignorance des règles juridiques est également un élément déterminant dans l'attitude passive du candidat. Là aussi, quelques solutions mériteraient un encouragement. On songe tout d'abord au droit d'alerte reconnu aux délégués du personnel en cas d'atteintes aux libertés publiques que nous avons évoqué précédemment. Dans son rapport, Monsieur le Professeur G. LYON-CAEN a également envisagé la possibilité de prévoir une action de groupe (38). Rappelons que celle-ci se présente comme le droit pour un membre d'un groupe de personnes de poursuivre pour tous, sans avoir le consentement de chacun. Dans cette perspective, on pourrait facilement le groupement des candidats comme se sont créées des associations de consommateurs. Et ce groupement pourrait agir en justice afin d'obtenir une condamnation pécuniaire.

En définitive un sentiment d'insatisfaction pourrait se dégager de l'exposé, la preuve de la discrimination est difficile, la sanction aléatoire.

Plus positivement, on retiendra que l'un des traits les plus marquants de l'évolution du droit du travail au cours de la dernière période, est l'affirmation des libertés et droits fondamentaux dans le domaine des relations de travail. Ce n'est plus l'Etat qui est en cause, mais le pouvoir de l'employeur. Il s'agit de transposer dans l'organisation de l'entreprise, les droits de l'homme qui ont été affirmés dans le cadre de la société politique (39). Le pari est osé. Une chose est d'affirmer des droit. Une autre de les faire vivre au quotidien (40). Les garanties de la loi ne peuvent produire leurs effets que si toutes les parties intéressées les acceptent de bonne grâce (41)




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