Les Cahiers du GERSE n° 2
JUSTICE ET AFFAIRES INTÉRIEURES:
UNE COOPÉRATION VISIBLEMENT RENFORCÉE,
UNE CONSTRUCTION COMMUNAUTAIRE À DEUX ÉTAGES.
Laure Brévignon
Étant donné le relatif constat d'échec qui
prévalait en matière de coopération dans
le domaine de la justice et des affaires intérieures, l'amélioration
du fonctionnement du troisième pilier était considérée
comme une priorité aux yeux des États-membres. Un
consensus s'est donc rapidement dégagé sur la nécessité
de faciliter la prise de décision dans ce domaine. Ce consensus
s'est finalement traduit, dans le Traité d'Amsterdam, par
la communautarisation de certaines matières du troisième
pilier doublée de celle de leurs instruments juridiques.
Cette avancée significative s'accompagne, à terme,
de l'intégration d'une partie de l'acquis Schengen et de
son application à treize des États actuels de la
Communauté (partie I).
Toutefois, si la portée de cette avancée ne doit
pas être sous-estimée, elle reste à relativiser.
En effet, plusieurs domaines jugés trop sensibles par les
États restent dans le champ intergouvernemental. Ensuite,
certains États ont volontairement préféré
rester en marge d'une politique commune de coopération
policière et judiciaire et compromettent ainsi l'unité
de la construction communautaire (partie II).
I LA CONFIRMATION D'UNE COMPÉTENCE COMMUNAUTAIRE EN
MATIÈRE DE LIBRE CIRCULATION DES PERSONNES
Cette compétence, reconnue dans le Traité de l'Union
à son article 7A, envisageait certes la libre circulation
sans frontières intérieures mais uniquement dans
son principe. Le soin de prévoir les mesures sécuritaires
d'accompagnement de cette liberté était confié
à un pilier intergouvernemental. Le Traité d'Amsterdam
modifie cette logique en incluant dans le champ communautaire
des matières détachées de la sphère
intergouvernementale (A) et en incorporant des garde-fous au nombre
desquels "l'acquis Schengen" (B).
A. L'introduction de nouvelles compétences communautaires
1. une introduction prévisible
L'objectif d'une libre circulation des personnes débarrassée
de toutes entraves intérieures avait été
introduit dès l'Acte unique européen en 1986. Cet
objectif avait fait naître une inquiétude de la part
des États-membres. Ceux-ci craignaient en effet que cette
circulation sans frontières ne soit pas accompagnée
de mesures sécuritaires suffisantes. Plusieurs d'entre-eux
se regroupèrent donc dans une structure intergouvernementale
et signèrent les accords connus sous le nom d'Accords de
Schengen.
Ces Accords, et surtout l'application qui en fut faite, ne devait
initialement que présager de ce que serait à terme
la libre circulation au sein de la Communauté. Celle-ci
devait d'ailleurs en quelque sorte "récupérer"
certains domaines Schengen dans le cadre du Traité de Maastricht
et de son troisième pilier. Or, un double problème
se posait. Tout d'abord, le troisième pilier répondait
à une logique intergouvernementale et souffrait des blocages
propres à une telle logique. Ensuite, Schengen et Maastricht
apparaissaient comme deux structures parallèles présentant
des risques de double-emploi et de confusion.
2 les compétences visées
Le nouveau traité d'Amsterdam comporte un titre concernant
non seulement la libre circulation des personnes mais également
le droit d'asile et l'immigration. Les articles introduits à
ce titre différencient ensuite les mesures concernées.
Ainsi, celles visant à délivrer les visas et à
définir quel type d'informations auront à y figurer
ne pourront être prises que suite à une période
de cinq ans après mise en application du nouveau traité.
Par contre, ces cinq années de transition ne sont pas nécessaires
pour établir la liste des pays tiers soumis à visa
et arrêter un format unique de ce document. Il en va de
même pour l'adoption de mesures en matière de réfugiés,
de personnes déplacées ou encore de la définition
des conditions d'entrée et de résidence.
Il est également prévu que les procédures
décisionnelles communautaires seront appliquées
à ces différents articles. Un terme est donc mis
aux procédures purement intergouvernementales qui prévalaient
jusqu'alors et qui faisaient craindre pour le niveau de transparence
et de démocratie observé en matière de libre
circulation des personnes. Les règles communautaires seront
appliquées dès la mise en application du traité
d'Amsterdam pour les matières dépourvues de période
de transition. Ainsi, l'établissement de la liste des pays
tiers soumis à visa sera arrêté par le Conseil,
à la majorité qualifiée (l'introduction de
cette votation est suffisamment rare pour être soulignée)
et après consultation du Parlement.
Pour ce qui est des matières soumises aux cinq années
de transition, le changement n'en est pas moins conséquent
puisque dans ces domaines hautement sensibles, la consultation
du Parlement européen suivant la procédure 189b
est prévue. La CJCE retrouve également un droit
de contrôle. Ce droit est à ajouter à ses
compétences en matière de question préjudicielle.
Enfin, même si le pouvoir décisionnel réside
toujours au sein du Conseil, celui-ci ne peut agir que sur propositions
de la Commission. Les initiatives souhaitées par les États
membres peuvent parallèlement être reprises par cette
instance.
B. L'introduction de deux garde-fous
1 la possibilité d'affronter une vague migratoire massive
Une situation d'urgence est prévue à l'article
D. Il est intéressant de faire ici une comparaison avec
les Accords de Schengen, seule construction juridique qui puisse
être rapprochée de celle entreprise sur le plan communautaire.
Une telle situation de crise, susceptible de suspendre l'application
des mesures communes, figure bien évidemment dans les Accords.
Mais cette situation, définie à l'article 2 du texte,
suppose des exigences d'ordre public et de sécurité
nationale (1) mais reste vague. L'article D se montre, pour sa
part, beaucoup plus précis non seulement en ce qui concerne
la définition juridique mais également en ce qui
concerne la durée des mesures. Ainsi, la situation d'urgence
est comprise comme une arrivée soudaine et massive, dans
un ou plusieurs États membres, de population en provenance
d'un pays tiers. Dans ce cas, le Conseil est habilité à
statuer, sur proposition de la Commission, et en recourant à
la majorité qualifiée, sur l'adoption de mesures
exceptionnelles ne pouvant excéder six mois.
2. l'incorporation du niveau de sécurité mis
en place par les Accords de Schengen
Enfin, une référence explicite est portée
aux Accords de Schengen. Ceux-ci apparaissent presque comme un
garde-fou puisque les résultats accomplis dans leur cadre
sont considérés comme le niveau de sécurité
et de protection minimal à observer. Naît ainsi,
à l'article A, l'idée d'un acquis Schengen que tous
les pays de la Communauté, à l'exception de la Grande-Bretagne,
de l'Irlande et, de manière plus marginale, le Danemark,
doivent incorporer. Il s'agit ici d'une avancée conséquente
qui apporte un début de réponse au risque de double-emploi
et de confusion qui était susceptible d'apparaître
entre les structures de l'Union et celles des Accords Schengen.
Il reste néanmoins à souligner que cet "acquis
Schengen" reste une notion vague sur laquelle les États,
y compris ceux qui n'appliquaient pas les Accords, doivent encore
s'accorder. En conséquent, si l'Union commence en effet
à incorporer Schengen, cette incorporation reste mal définie
(pour ne pas dire non définie!) et incomplète. Les
treize États impliqués sont censés mettre
en place une coopération renforcée mais cette coopération,
dont la Grande-Bretagne et l'Irlande se sont exclues, fait pour
l'instant figure de voeu pieux.
II L'AFFIRMATION DE RÉSERVES ÉTATIQUES
Traditionnellement attributs essentiels de la souveraineté
étatique, la justice et les affaires intérieures
n'ont pas fait l'objet d'une complète communautarisation
(A). Certains États ont même préféré
rester en marge (B).
A. Les limites de la communautarisation
1. les domaines visés
De nombreuses matières jugées par trop sensibles
par les États, restent inscrites dans un cadre strictement
intergouvernemental. Cette réserve touche tout d'abord
les affaires criminelles. Sont ici concernées la coopération
directe entre les services de police nationaux et ceux des autres
États-membres ainsi que la coopération prévue
dans le cadre d'Europol. Il en est de même pour la coopération
judiciaire pénale et pour une liste de domaines ultrasensibles:
la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la
lutte contre le trafic de drogue et d'armes, la lutte contre la
fraude et la corruption internationales.
2. les moyens prévus
Les moyens donnés à cette coopération seront
certes améliorés. C'est ainsi que les différents
articles K prévoient les modalités de coopération
en matière criminelle. L'échange d'informations,
d'officiers de liaison ou encore des procédures simplifiées
d'extradition restent une volonté de la part des États.
Toutefois, le Conseil demeure le pivot central dans ces matières
et, même si le Parlement peut donner son avis, même
si la Cour peut se prononcer sur la légalité de
certaines mesures, le caractère essentiellement intergouvernemental
de la prise de décision est ici gardé. Comme le
stipule l'article K5, les États-membres sont les seuls
responsables de leur sécurité intérieure
et peuvent, à ce titre, adopter, ou non, un large éventail
de mesures.
L'exemple de l'article K4 est à cet égard parlant.
Selon cet article, des normes pénales minimales devraient
être adoptées de manière commune dans la définition
des délits, crimes et peines. Mais ce principe, susceptible
de faire enfin avancer ce serpent de mer que représente
l'espace judiciaire européen, fait figure de voeu pieux
alors qu'il s'accompagne de la possibilité pour un État,
ne possédant pourtant pas dans sa légalité
interne de telles normes minimales, de ne pas adopter celles-ci!
Enfin, les instruments juridiques acceptés par les États
ne dépassent pas le stade de la position commune, de la
signature de conventions ou encore celui de la décision...dépourvue
de tout effet direct.
B. Les limites de l'intégration
1 la position de la Grande-Bretagne et de l'Irlande
Pays non signataires des Accords de Schengen, la Grande-Bretagne
et l'Irlande ont également fait preuve de réticences
à l'égard des nouvelles compétences sécuritaires
confiées à la Communauté. Ainsi les deux
États ont-ils spécifié, dans un protocole
séparé, qu'aucune mesure entrant dans le cadre de
la sécurité et de la justice en matière de
circulation des personnes, ni aucun traité international
signé par la Communauté ou décision de la
Cour européenne portant dans ce même domaine ne seront
considérés par eux comme faisant partie du droit
communautaire. Les deux pays ont parallèlement précisé
que leur Common Travel Area ne pouvait être remis
en cause par la Communauté et qu'ils restaient libres de
leurs contrôles frontaliers.
Certes, la Grande-Bretagne et l'Irlande ont également
souligné qu'ils se gardaient la possibilité de notifier
par écrit au Président du Conseil leur volonté
de s'associer à telle ou telle mesure et cela dans un délai
de trois mois après que la proposition a été
transmise au Conseil. Ils peuvent aussi demander plus tard que
telle ou telle norme sécuritaire leur soit appliquée.
Il ne s'agit cependant que de possibilités et le protocole
stipule expressément que le Conseil se trouve libre d'adopter
toute mesure même si la Grande-Bretagne et l'Irlande refusent
de participer à cette adoption. L'unité du droit
communautaire et de son application se voit donc battue en brèche.
2 le cas danois
La position défendue par le Danemark est presque similaire
à celle anglo-saxonne. Le Danemark, toujours par le biais
d'un protocole, refuse ainsi d'intégrer dans son droit
communautaire ou de considérer comme faisant partie de
l'acquis communautaire, les mesures, décisions ou traités
internationaux ayant une incidence en matière de justice
et d'affaires intérieures communautaires. Le pays s'accorde
également le droit de demander au Président du Conseil
de participer à l'adoption de mesures. Mais ceci n'est
qu'une possibilité. Dans le cas où le Danemark refuserait
d'appliquer une mesure sécuritaire, les autres États-membres
ayant repris l'acquis Schengen auraient la possibilité
d'appliquer toutes mesures jugées par eux nécessaires.
L'intérêt médiatique porté à
la question de l'EURO a fait en partie oublié les avancées
réalisées dans les autres domaines. Celui de la
justice et des affaires intérieures mérite pourtant
que l'on s'y arrête. Même si une période transitoire
de cinq ans est prévue, le Traité d'Amsterdam contient
enfin des éléments de réponse en matière
d'intégration du laboratoire Schengen et en matière
de politique commune migratoire. La faible communautarisation
de la coopération policière et judiciaire pourrait
hypothéquer ces points positifs mais on peut se demander
si cette limite n'est pas finalement souhaitable. Les populations
des États-membres pourraient en effet s'alerter d'une perte
de souveraineté trop prononcée et nourrir une psychose
sécuritaire.
Plus préoccupante que la question de cette communautarisation
partielle restent les positions défendues par la Grande-Bretagne,
l'Irlande et le Danemark. Car ainsi l'Europe court-elle non seulement
le risque d'une intégration à deux vitesses au sein
de l'UEM mais également celui d'une coopération
sécuritaire à deux étages.