par Charles CALA
L'objectif que nous nous sommes fixé dans cette étude est de démontrer l'existence d'un droit des services publics en réseaux. De façon classique nous partirons d'un fait matériel, la réalité des réseaux de services publics, pour aboutir à notre fait juridique. Cependant en dépit du classicisme de notre démarche, elle ne situe pas au coeur des thèmes du droit public, en effet ces derniers s'intéressent plus à des faits juridiques déjà établis comme tels alors que nous tenterons ici de construire ces concepts juridiques. Cependant cette différence n'est pas assez importante pour que notre introduction ne fasse pas d'abord appel à des références juridiques, ainsi nous commencerons par rappeler l'approche juridique des services publics avant de décrire la réalité des réseaux.
Tous les auteurs de commentaires juridiques conviennent de la complexité du concept de services publics, ce qui devient apparent lorsque l'on voit le nombre des différentes définitions qui lui sont données. On remarquera que cette complexité commence avec l'usage alternatif du pluriel ou du singulier dans l'expression "services publics". Une pensée dominante s'est cependant dégagée de cette prolifération de significations, elle se caractérise par la négation de l'existence de quelque lien particulier entre le pouvoir politique et les services publics. Ainsi le fait qu'une partie des régulations, dans lesquelles ils s'inscrivent, soit d'origine politique et non issue du marché, est, pour cette pensée, une idée négative. Cependant nous reprendrons ici les thèmes de la pensée dominante de façon critique et nous tenterons de monter que les services publics en général, et les réseaux de services publics plus particulièrement ont une spécificité, qui nécessite une intervention publique dans leur gestion car ces services ne sont pas réductibles au marché. Notre critique s'articulera donc autour des trois thèmes de la pensée dominante, qui sont: la réalité sociale et institutionnelle, le régime juridique, le mythe de l'Etat bienfaisant.
Le thème de la réalité sociale et institutionnelle, de la doctrine générale, induit l'idée que le service public ne présente pas de caractéristiques sociales différentes de celles des autres organismes au sein de la société. Aussi les régulations et les contraintes juridiques dans lesquelles devrait s'inscrire l'activité des services publics, même si elles doivent être adaptées, ne peuvent pas ressortir d'une catégorie juridique particulière, comme c'est le cas en France avec l'existence d'un droit public. Pour la pensée dominante, la conséquence la plus négative, de l'existence d'une double juridiction, est une perte d'efficacité des services publics car les régulations de type politique ne permettent pas une aussi bonne adéquation des moyens aux tâches que les régulations du marché.
Or si effectivement la comparaison éléments par éléments entre organismes comparables, les uns publics, les autres privés, peut faire apparaître une plus grande efficacité des organismes privés, cette démarche nous semble biaisée car elle ne prend pas en compte tous les paramètres de définition des situations respectives de chacun des acteurs. En effet les services publics en général et plus particulièrement les services en réseaux ne peuvent pas être analysés éléments par éléments, ils ne relèvent que d'une analyse globale. La finalité de leurs actions n'est pas la satisfaction d'un segment isolable de la société, mais cette dernière dans son ensemble, comme le reflète d'ailleurs l'expression "intérêt général". Plus précisément les réseaux, en dépit du fait qu'ils ne soient le plus souvent accessibles qu'après rémunération du service, n'ont pas vocation à dégager des bénéfices, mais à offrir un service minimum, à meilleur coût, sur tout le territoire et à l'ensemble de la population.
Le thème de l'approche juridique, dans le prolongement du thème de l'approche sociale et institutionnelle, nie lui aussi la nécessité de l'existence d'un droit particulier appliqué aux services publics, mais alors que le thème social et institutionnel s'appuyait sur l'idée d'efficacité pour rejeter l'idée d'un droit particulier, le thème juridique rejette cette idée car il estime qu'elle est contraire à l'idée d'une bonne administration de la justice.
En effet si toutes les activités, particulièrement celles qui comportent une phase d'échange monétaire, ont une même finalité, le profit, il est nécessaire pour que la même justice s'applique à ces activités similaires qu'il n'existe qu'un type de droit. Aussi l'idée de redondance entre droit privé et droit public sous-tend l'idée que les services publics, particulièrement les réseaux qui tous comportent une phase d'échanges monétaires, sont réductibles au modèle de l'entreprise. Or nous tenterons de démontrer que ce point de vue qui est contesté par certains économistes doit être rejeté par les juristes car la structure et le mode de fonctionnement de réseaux font que le droit commun des organismes régulés par le marché ne leur est pas applicable. De plus une analyse plus juridique nous permet d'objecter ici que la régulation par le marché suppose l'égalité entre les partenaires que sont fournisseurs et utilisateurs des services, or ceci ne semble pas le cas pour les services en réseaux. En effet nous pensons que les réseaux, et il s'agit là d'une des principales raisons pour lesquelles ils relèvent du droit public, ne peuvent prétendre à traiter fournisseurs et utilisateurs sur le même pied, les premiers sont détenteurs d'une part de contrainte. Ceci ne signifie pas une organisation dont le moteur est l'autoritarisme, mais plus simplement que les paramètres définissant la structure et le mode de fonctionnement des réseaux sont issus de décisions unilatérales. Même si ces décisions sont précédées d'une consultation des personnes intéressées à leurs conséquences, le choix final ne dépend pas des observations faites dans le cadre des consultations.
Ainsi nous pensons que la dualité de juridiction est justifiée par le fait que les décisions prises dans le domaine des services publics ne sont pas prises dans le même cadre conceptuel que les décisions des acteurs du marché.
Enfin le troisième thème ne voit dans la notion de services publics qu'un argument permettant de dissimuler la vraie nature de l'Etat, en le présentant comme un acteur social bienveillant. Il part du postulat qui avance que toute intervention collective dans la vie sociale ne peut s'expliquer que par l'échec d'actions individuelles. L'Etat, personnalité collective ne peut, dans le meilleur des cas, intervenir que si il y a eu échec de l'action individuelle.
Ainsi l'intervention publique porte le poids d'un "péché originel", celui de l'échec de la forme normale d'activité sociale. Son existence est la preuve non qu'elle soit nécessaire mais que le système social peut connaître des échecs. Ainsi une action publique sera d'autant plus acceptable qu'elle sera d'une forme le plus possible proche de la forme des actions privées. Aussi l'idéologie du service public en donnant une bonne image de l'Etat, participe à l'oubli de l'échec dont ses actions sont issues. Or ceci nous semble relever d'une analyse qui si elle peut être exacte au niveau des concepts, l'est beaucoup moins dans la pratique. D'une part il n'est nullement démontré que toute action individuelle est meilleure que toute action collective, mais il est encore plus important de constater que le droit public s'est construit autour des erreurs de l'activité publique et de la méthode nécessaire pour éviter qu'elles se reproduisent d'un part et en limitant leurs conséquences quand ces erreurs s'étaient produites, d'autre part.
En effet la théorie du service public, en droit, s'inscrit dans un mouvement qui a pris sa naissance avec l'attribution au Conseil d'Etat de réels pouvoirs de justice, au 19e siècle, et qui s'est traduit par une extension de la possibilité de contrôle de l'action public par un juge. Or cette possibilité de contrôle des décideurs publics par un pouvoir extérieur peut aussi être comprise comme la reconnaissance du fait que l'Etat peut commettre des erreurs, donc qu'il n'est pas toujours bienveillant. Nous verrons en particulier que le droit des réseaux en raison des limitations qu'il apporte au droit de propriété, et du rôle sociétal des réseaux se trouve fréquemment soumis à la censure du juge administratif. Ceci nous semble un élément supplémentaire, lorsque nous cherchons à démontrer que les services publics en réseaux relèvent du droit public.
Nous pensons que cette présentation du service public a pu démontrer que les trois thèmes de la pensée dominante, ne sont pas toujours pertinents chacun pour les raisons que nous allons résumer. Selon notre approche, on peut estimer que se sont les caractères propres des réseaux qui font que, pour au moins cette partie du service public, il existe des spécificités juridiques. Les réseaux sont bien soumis à une régulation du pouvoir public, ce qui justifie leur contrôle par une juridiction spécifique. Et enfin les réseaux, par leur droit, s'inscrivent dans des techniques juridiques qui ont pour finalité une limite du pouvoir de l'Etat. Afin de compléter notre démonstration, nous allons maintenant définir les caractères propres des services publics en réseaux.
Les réseaux sont caractérisés, matériellement, par leurs modes de fonctionnement et par leurs structures. Celles-ci se composent de deux séries d'éléments, les points et les liens. Quant au fonctionnement des réseaux, il consiste à permettre le déplacement de vecteurs spécifiques à chaque réseau sur les liens, chacun des points assurant les traitements que les vecteurs nécessitent pour continuer à circuler.
Ce schéma s'applique aux réseaux qui feront l'objet de notre étude et dont la liste exhaustive, en extension: la poste, les télécommunications, les réseaux hertziens (radiodiffusion et télévision), les réseaux d'adduction d'eaux, les réseaux de transport d'hydrocarbures, les réseaux d'électricité, les routes, les chemins de fer, les voies aériennes, les navigations maritimes et intérieures. Tous se composent des activités suivantes: constitution des agrégats à déplacer, collecte, transport, distribution.
Aussi pour passer de la description matérielle des réseaux à une description permettant de les analyser comme objet de droit, nous classerons ces segments en deux catégories conceptuelles. La première commune à différentes sciences sociales, s'intéresse à la collecte, au transport et à la distribution, la seconde limitée à la constitution de l'agrégat permet de mieux comprendre les liens entre réseaux et droit public.
La collecte, le transport et la distribution représentent trois phases des déplacements qui sont effectués sur les réseaux. La première consiste à rassembler
les éléments géographiquement dispersés et appelés à être transportés ensemble. Le transport a pour fonction de permettre le déplacement en masse des éléments rassemblés par la collecte. Enfin la distribution, inverse de la collecte, sert à faire parvenir les éléments transportés jusqu'à l'utilisateur final.
Si matériellement, ces trois phases peuvent être considérées comme identiques, il s'agit toujours du déplacement d'une information, d'une personne ou d'un bien, l'analyse plus fine fait ressortir des différences entre ces trois types d'activité. Mais la collecte et la distribution sont des activités pour lesquelles l'importance de la main-d'oeuvre est plus importante que pour le transport, inversement et classiquement ce dernier nécessite plus de capital. La collecte et la distribution qui sont capillaires sont moins rentables financièrement que le transport. Politiquement collecte et desserte sont réclamées par les citoyens qui, en raison des conséquences pour les tiers, sont souvent opposés à la construction des infrastructures de transport.
Par l'illustration que nous venons de donner de la collecte, du transport et de la distribution, nous pensons avoir monté que ces opérations bien que matériellement proches n'engendrent pas les mêmes conséquences sociales, quel que soit l'approche choisie.
Par contre la constitution de l'agrégat, qui est la phase précédant la collecte nous semble impliquer la nécessité de la prise en compte des réseaux parmi les objets du droit public, car l'organisation de cette phase comporte nécessairement des éléments d'autorité et de reconnaissance de la prééminence des besoins collectifs.
La constitution de l'agrégat peut se faire de différentes façons, adaptées chacune à la nature de l'objet du transport, information, personnes, objets, mais dans tous les cas, elle nécessite le respect d'un certain nombre de règles communes que les différents acteurs ne peuvent éviter.
Ainsi le transport d'informations, par poste, télécommunications, ou par les réseaux hertziens, nécessitent une phase de mise en forme et de conception de l'information, écriture d'une lettre, conception d'une communication téléphonique, mise en scène pour la radio ou la télévision. Dans ce cas la forme agrégée n'apparaît que lorsque la transmission commence, cette dernière devant nécessairement passer par un réseau collectif. Aussi une part importante de la constitution de l'agrégation consiste à mettre les messages émis en conformité avec les règles imposées par les gestionaires des réseaux de transport.
Dans le domaine des transports de voyageurs, nous avons deux types d'agrégation. Soit le vecteur de transport est collectif, et dans ce cas son utilisation implique que les passagers qui l'utilisent se regroupent, soit il s'agit d'un vecteur individuel. Ce dernier est principalement l'automobile et dans ce cas l'agrégation vient de l'organisation de l'infrastructure. En effet cette dernière est composée de sous-réseaux de voies où la circulation se fait à petite vitesse, rues et petites routes, reliées entre elles par des voies rapides. Les sous-réseaux agissent de fait comme des agents d'agrégation de la circulation empruntant les voies rapides. Pour ces deux types d'agrégation, l'importance du droit des transports en général, mais aussi du code de la route, nous montre que ces services ne peuvent fonctionner sans une intervention publique importante.
Enfin pour les transports de marchandises, il existe deux possibilités. Soit nous avons affaire à des biens pour lesquels le transport suit immédiatement la mise à disposition des exploitants, électricité, eau potable, hydrocarbures, et dans ce cas l'agrégation est nécessaire pour éviter que les aléas de la production ne répercutent jusqu'au consommateur, soit il s'agit de biens manufacturés. Dans ce cas la fabrication est plus importante que le transport, et l'importance de l'agrégation se voit à l'analyse de l'importance que les dépôts et aires de stockage occupent dans la pratique quotidienne des industries de transformation. Dans cette catégorie comme pour la précédente, l'importance du besoin de régulation collective est exprimée par l'importance de la règlementation.
L'organisation des réseaux peut être décrite à deux niveaux, d'une part à un niveau matériel, l'effecteur, d'autre part au niveau des structures centrales, le gouverneur.
En raison des grandes différences qui existent entre les vecteurs de chaque réseau, mais aussi de leur grande homogénéité au sein de chaque réseau, tous les points ont des structures internes semblables, ceci étant nécessaire pour assurer la continuité du réseau et permettre ainsi que chaque élément participe à l'objectif commun.
Mais de plus pour que le réseau fonctionne, l'examen empirique fait ressortir la différence entre des réseaux généraux et des sous-réseaux. Ces derniers ont un champ d'activité territorialement limité, il ne traite intégralement que l'acheminement des vecteurs ayant à la fois leur origine et leur destination dans leur champ territorial. Par contre il prépare les vecteurs sortant de ce champ afin que le réseau général puisse les traiter. En effet c'est le réseau général qui met les sous-réseaux en relation entre eux. Ainsi l'ensemble de la structure des réseaux est organisé à deux niveaux, sous-réseaux chargés du premier traitement et réseaux qui permet les liaisons plus longues.
Ceci exige une forte cohérence, chaque sous-réseau doit se conformer aux exigences du réseau général pour que le système puisse continuer à exister. Le maintien de cette cohérence exige une gestion centralisée afin de permettre une coordination de toutes les activités des points du réseau général et des sous-réseaux. L'organe central doit avoir un pouvoir hiérarchique fort afin de faire appliquer les règles permettant la coordination. Enfin les acteurs de la coordination et du pouvoir hiérarchique doivent avoir un comportement objectif face aux remontées de demandes tant internes qu'externes que suscitent l'activité du réseau. En effet le rôle des organismes centraux est de synthétiser les demandes internes afin de leur trouver des réponses qui soient applicables au sein de chacun des éléments du réseau, mais ils doivent de plus s'intéresser aux demandes que le reste de la société adresse au réseau, ce qui rend encore plus nécessaire qu'ils aient une approche objective des organismes qu'ils dirigent.
Si la description matérielle qui précède peut faire admettre comme un postulat l'existence de fait des réseaux, le problème se pose de savoir si cette réalité qui forme un fait matériel forme aussi un fait juridique, si les réseaux relèvent d'une catégorie juridique spécifique?
Nous essaierons de démontrer que non seulement les réseaux forment une catégorie juridique spécifique, mais que de plus il s'agit d'une catégorie relevant du droit public.
Pour ce faire, nous avions le choix entre différentes approches, nous pouvons en citer deux pour montrer leur intérêt, et permettre aussi de mieux situer les raisons de la voie que nous avons choisie.
Ainsi nous aurions pu aborder les réseaux comme éléments de sociologie politique et chercher en quoi le droit dans lequel ils s'inscrivent permet d'asseoir ou de renforcer les structures de gouvernement. En effet l'Etat objet principal de la sociologie politique est aussi l'objet du droit public. Mais cette similitude ne doit pas mener à la confusion des deux champs d'approches. Aussi si nous illustrerons parfois notre texte avec des exemples venus de la sociologie politique, ils ne viendront qu'en annexe d'un concept juridique. La différence entre les deux approches tient au fait que la sociologie politique a pour finalité la description des comportements de pouvoir au sein des structures politiques, alors que le droit public s'intéresse aux règles édictées pour encadrer l'organisation et le fonctionnement des organismes publics. Aussi si nous nous intéressons aux réalités sociales des réseaux, ceci ne forme pas le fonds du présent texte. Notre finalité est de montrer le lien entre ces réalités et le droit positif applicable.
Une autre approche était possible qui aurait plus adhéré au courant des idées actuelles. Nous aurions pu nous intéresser aux évolutions du droit qui sont engendrées par les nouvelles approches économiques des réseaux. Ce droit nous semble devoir faire l'objet d'une étude particulière en raison d'une difficulté spécifique, qu'il engendre, dans l'appréhension conceptuelle des réseaux. En effet bien que le concept de réseau vienne de la géographie, il a été principalement étudié par les économistes qui ont eu tendance à l'annexer. Aussi nous ne pourrons pas éviter de passer par les analyses des conséquences économiques des réseaux, catégorie non pas indépendante mais largement autonome, qui a engendré ses propres conséquences juridiques.
Mais l'on peut considérer l'approche par le droit économique, comme une approche partielle des réseaux par un aspect partiel qui tend à considérer la partie comme formant le tout. Aussi si nous avions adopté cette approche nous aurions été obligés, de notre point de vue, de nous livrer à une description en creux des réseaux, nous consacrant à écrire ce qu'ils ne sont pas. Nous nous opposons à ce type de développement qui a comme fin de montrer que le droit des réseaux peut être réduit à un droit commercial.
Cependant, cette démarche, critique, de l'approche par le droit économique est nécessaire. Mais elle ne pourra que venir ultérieurement après une définition positive, car intrinsèque de notre sujet.
En effet seule une approche intrinsèque de leurs structures et de leur fonctionnement permettra de dégager certaines spécificités juridiques des réseaux, particulièrement celles qui sont liées à leurs relations avec l'Etat, pris comme le représentant du pouvoir collectif agissant unilatéralement, et ainsi de faire ressortir les liens des réseaux avec le droit public.
Ce dernier, pour ce qui nous intéresse ici, peut être défini comme l'ensemble de règles qui définissent les rapports entre les hommes, sous l'autorité de l'Etat, et ce même Etat. Celui-ci pouvant être considéré comme une structure qui, dans un optique d'intérêt général, synthétise les différentes demandes qui lui sont adressées.
Aussi pour montrer que les réseaux forment un phénomène juridique, nous nous intéresserons aux relations qu'ils entretiennent avec l'Etat, à travers des règles juridiques spécifiques, liées à leurs particularités fonctionnelles et organisationnelles. Cette façon de procéder nous permet d'avoir un plan dont chaque partie s'appuie sur une double approche. En effet nous verrons d'abord que l'Etat moderne a été, au moins partiellement engendré par la nécessité de gérer les réseaux. Puis dans un deuxième temps nous examinerons comment les réseaux, après avoir contribué à la constitution de l'Etat, utilisent ce dernier pour assurer leur développement.
Dans cette partie nous utiliserons la méthode historico-comparative qui consiste à comparer différents systèmes de droit à travers le temps afin de dégager les lignes directrices d'un concept. Nous verrons ainsi que l'histoire de l'Etat peut se lire comme une histoire de l'intérêt général. Le développement de ce dernier étant parallèle à la mise en place d'un droit explicite et rationnel. Mais avant d'aborder le fonds du sujet, il nous a semblé nécessaire dans une introduction à cette partie de préciser les liens de l'Etat tant avec le droit qu'avec les réseaux.
La doctrine juridique nous enseigne que la sanction, aux manquements à la règle de droit, n'est qu'un élément secondaire d'un système juridique. Ce dernier a pour fonction d'organiser les relations sociales dans un cadre rationnel reconnu comme équitable par l'ensemble de la population. La sanction juridique n'est là que pour rappeler à l'ensemble des citoyens qu'enfreindre la loi peut avoir un coût supérieur à l'avantage qui en découle.
En dépit de cette approche, les organes coercitifs de l'Etat, ceux qui sont chargés d'administrer les sanctions, armée, police, justice, appelés aussi organes "régaliens" sont cependant souvent considérés comme formant le noyau de la fonction étatique. Pour de nombreux analystes, qu'ils soient économistes ou sociologues, l'Etat est l'organe de la violence légitime, ce qui est exact, mais il n'est pas, contrairement à l'idée commune, uniquement l'organe de la violence légitime. Dans la ligne de la pensée juridique, on peut écrire qu'à de rares exceptions près, l'application de la violence, même légitime, n'est pas la finalité de l'Etat. Le primat donné à la violence légitime a pour conséquence de faire oublier l'objet réel de l'activité de l'Etat, laquelle est le développement de l'intérêt général.
De façon très concise on peut estimer que l'Etat contemporain dont les structures se sont mises en place principalement depuis le 18e siècle est l'héritier de deux formes d'organisation du pouvoir.
La première est l'Empire, vaste territoire contrôlé par la force, dont la forme historiquement la plus importante dans la genèse de l'Etat moderne est l'Empire Romain. L'autre type d'organisation du pouvoir dont nous sommes les héritiers est la Ville-Etat qui nous a légué ses méthodes de contrôle économique, différentes du contrôle militaire.
Ces deux types de contrôle ont d'ailleurs sécrété chacun un type de droit différent. Dans les systèmes impériaux, la coercition a pour finalité le contrôle d'un territoire au bénéfice d'un centre, ceci explique l'importance donnée aux réseaux routiers et aux armées, instrument de pression physique, lequel permet de contrôler la circulation sur ces routes.
Dans les Villes-Etats, qui représentent des formes de pouvoir décentralisé, la finalité de la politique n'est donc pas le service du centre, mais la mise en relation des différences. En effet il n'y a échanges que si il y a différence. Or la Ville-Etat vit de l'échange, aussi la pression utilisée passe plus par des sanctions financières, car les réseaux des Villes-Etats servent surtout au commerce. Cette financiarisation de la contrainte a participé à la rationalisation des relations juridiques dans les sociétés occidentales, comme l'a écrit Max Weber.
La synthèse des ces deux types de pouvoir a donné naissance à notre structure moderne de l'Etat qui s'appuie sur des textes formant un corpus juridique pour organiser son autorité. De l'Empire, nous avons hérité le contrôle de l'espace, donc des réseaux qui permettent l'aménagement du territoire, selon la terminologie contemporaine. Des villes états nous avons hérité la méthode qui consiste à utiliser la coercition financière de préférence à la coercition physique pour l'entretien des réseaux. A cette analyse correspond, par exemple, le fait que les réseaux ne sont plus entretenus grâce à la corvée mais par l'argent de l'impôt.
Les cas de l'Angleterre et de la France illustrent le mieux ces évolutions de l'organisation étatique. Elles sont les deux premiers Etats modernes apparus en Occident, ces deux pays sont nés de la rencontre d'une monarchie à vocation impériale et d'une ville qui contrôlait des réseaux de transport.
Ceci conduit à amender l'approche classique de l'Etat qui faisait remonter l'apparition de ce type de structure uniquement à l'émergence d'organismes détenteurs de la violence légitime, c'est à dire utilisés pour le bien collectif. De cette idée, on fait découler, actuellement, que seuls les services publics de type régalien, c'est à dire à finalité coercitive, armée, police, justice doivent relever de la puissance publique. Les partisans de cette séparation entre services publics régaliens et autres services publics, avancent souvent comme argument que l'Etat se définissant comme étant le détenteur de la coercition légitime, les services publics régaliens devraient être les seuls qu'ils contrôlent.
Cette double démarche qui ne semble voir à l'origine de l'Etat que des services régaliens, ce qui aurait pour conséquence d'exclure les services publics, ayant un lien avec des activités économiques, du domaine légitime de l'intervention publique, fait l'impasse sur les services publics en réseaux.
Car sans vouloir réécrire l'histoire, on peut porter un regard différent sur l'origine de l'Etat, ce dernier n'est pas né uniquement des besoins de coercition collective mais aussi des nécessités d'organisation et de contrôle des réseaux. D'ailleurs le droit de chacun des différents types d'Etat reflète les rapports entre l'Etat et ses types de réseaux dominants. Cette adéquation, entre Etats et réseaux, s'étant maintenue dans le temps, nous examinerons son évolution de façon chronologique. Dans une première sous-partie nous décrirons la place des réseaux dans l'Etat avant le dix-huitième siècle, pour nous intéresser à la période ultérieure dans une deuxième sous-partie.
Au sein de la période qui précède les formes modernes du pouvoir politique, on peut distinguer, comme nous l'avons déjà écrit, une époque très lointaine pendant laquelle les formes étatiques ont émergé. Nous verrons que cette époque correspond à l'apparition de l'irrigation et aussi des premiers textes juridiques. Puis nous nous intéresserons aux autres réseaux dans les Etats ayant précédé l'Etat moderne.
Nous avons décidé d'accorder une place spéciale aux réseaux d'irrigation car ils semblent occuper une place particulière dans la naissance d'une organisation de forme étatique.
En effet si nous examinons les quelques exemples historiques d'apparition des formes étatiques originales, à travers le monde, c'est à dire l'apparition de structures sociales déclarées ayant pour tâche de synthétiser la norme collective et permettant le contrôle de l'espace, nous voyons qu'elles passent toutes par la mise en place d'un réseau particulier, le réseau d'irrigation. En effet sans vouloir entrer dans une polémique pour savoir si l'Etat est apparu avant l'irrigation ou le contraire, on peut constater que tant à Sumer qu'en Egypte, en Chine ou dans les empires précolombiens en Amérique, le pouvoir politique s'est développé en même temps que les réseaux d'irrigation se développaient. Ce rappel historique semble nécessaire non pas pour justifier une quelconque recherche de légitimité des réseaux dans l'histoire mais afin de rappeler qu'en dépit d'un discours assez fréquent l'Etat n'est pas né seulement de l'usage des services publics "régaliens", coercitifs, mais qu'il a aussi une origine dans le contrôle des activités réticulaires dont l'objectif étaient économiques.
Nous terminerons ce paragraphe en rappelant d'une part l'ancienneté des textes juridiques sur les réseaux d'irrigation. En effet l'un des plus vieux textes juridiques, le code d'Hammourabi, est consacré en partie à ce que nous pouvons appeler un code de répartition des eaux d'irrigation.
Mais en dépit de ce dernier exemple, on peut avancer l'idée que les liens entre réseaux et Etats que nous avons décrits ne sont que des accidents de l'histoire, ou qu'ils ne concernent que les réseaux d'irrigation.
Mais l'approche historique nous confirme que cette restriction n'est pas pertinente, et ceci au travers des deux types d'états que nous avons examiné.
En effet tous les grands empires de l'histoire, par exemple Rome, le Chine ou les Incas ont lié leur maîtrise de l'espace à la création de deux types de réseaux qui leur sont communs à tous. Le premier est la route, son importance nous est rappelée en France par les nombreux vestiges des routes romaines qui existent encore, elle peut être considérée comme l'ancêtre d'un de nos deux catégories de réseaux actuels : les réseaux de transports. L'autre réseau commun à tous les empires, est le service des relais de courriers, qui précède non seulement la poste mais plus largement les réseaux de communication actuels.
Enfin nous terminerons cette description des liens historiques entre réseaux et Etats en revenant au cas des Villes-Etats de la Renaissance décrites par Fernand Braudel, que nous avons citées ci-dessus parmi les modèles de l'Etat moderne. Elles ont dû leur prospérité aux faits qu'elles détenaient le monopole de l'interface de deux types de réseaux. Le premier, le réseau maritime, permettait le contact avec d'autres Villes-Etats, le second continental, par les routes et les fleuves les mettaient en relation avec les sous-réseaux de leur hinterland.
Ainsi les deux types de structures pré-étatiques qui ont donné naissance aux états modernes, les empires et les Villes-Etats, ont tous deux été établis grâce à la maîtrise de réseaux. Ceci nous semble permettre de reconsidérer l'importance relative des réseaux et des services régaliens dans la structure des Etats et considérer que l'Etat ne peut exister sans réseaux, ceci ne devant pas avoir pour conséquence de nier l'importance des services régaliens dans la genèse de la structure étatique, mais plutôt enrichir la réflexion sur les conditions nombreuses qui permettent l'émergence de cette forme d'organisation sociale qu'est l'Etat.
Nous conclurons ce paragraphe en écrivant que nous pensons avoir montré que les réseaux ont une influence certaine sur les Etats dont ils sont un élément nécessaire. En effet des deux prémices suivantes: à chaque type de réseaux son type d'Etat, et d'autre part à chaque Etat son droit, nous pouvons écrire à chaque réseau son type de droit. Ainsi, chaque droit, reflet de l'organisation de chaque Etat, est de ce fait lié au réseau le plus important dans la constitution de cet Etat.
Mais le fait que l'origine de l'Etat se trouve expliquée en partie par la nécessité de gérer des réseaux n'implique pas forcément que ce type de relations ait perduré à travers l'histoire, aussi nous allons maintenant montrer que là aussi la maîtrise des réseaux est nécessaire pour effectuer les tâches étatiques.
En effet dès le 18e siècle, l'Etat moderne en gestation nous offre des exemples de la continuité de ce type de rapports entre réseaux et pouvoir politique. Ainsi sous le règne de Louis XV, en France, on assiste à la création d'un réseau routier, à des fins stratégiques mais aussi économiques. Cette volonté d'intervention est aussi illustrée par la mise en service d'un nouveau type de malle poste, par Turgot, d'ailleurs appelée les turgotines. Un autre exemple de l'implication de l'Etat dans les réseaux est la création de l'Ecole des Ponts et Chaussées qui est chargée de former les ingénieurs qui géreront le réseau routier de l'Etat, et ces mêmes ingénieurs, agents du pouvoir étatique, assureront aussi le contrôle de l'espace organisé autour des routes.
Enfin les relations entre contrôle de l'espace par le politique et la prise en compte des réseaux pour assurer ce contrôle se retrouve dans l'organisation des départements en France. Le chef-lieu de chacun d'eux est choisi de telle façon qu'il ne se trouve jamais à plus d'une journée de trajet à cheval pour un gendarme, ce critère d'organisation de l'espace administratif est bien la synthèse entre réseau, service régalien et pouvoir politique.
Mais l'Etat actuel a acquis de nouvelles fonctions importantes depuis le début du 19e siècle, au courant de ce siècle il est devenu un aménageur du territoire, et depuis une cinquantaine d'années un acteur en charge de la cohésion sociale.
Dès le milieu du 19e siècle en subventionnant les chemins de fer, mais aussi avec la construction du réseau des canaux Freycinet, en France, l'Etat en s'impliquant dans les réseaux de transport montre qu'il ne saurait être absent de la mise en place des infrastructures qui modèlent l'espace national au risque de voir certaines régions exclues des transformations économiques et sociales qui modifient la vie sociale. Les conséquences de ce retranchement d'une zone géographique ne se sont pas produites en France, mais en Italie une partie des problèmes du Sud, si elle préexistait à l'absence d'infrastructure, a été renforcée par cette absence d'édification de réseaux modernes.
Dans sa fonction d'aménageur du territoire l'Etat ne peut pas se passer de contrôler les réseaux. Ainsi si les zones franches que le gouvernement envisage de créer n'étaient desservies ni par le téléphone, la poste, l'électricité ou la route, on peut penser que toutes les dérogations fiscales accordées aux entreprises qui souhaitent s'y installer n'auraient pas grand effet. Par cette illustration, bien sur excessive, nous pensons avoir montré l'importance de la maîtrise des réseaux par l'Etat pour lui permettre d'agir.
Mais la seconde grande fonction de l'Etat, depuis une cinquantaine d'années, est d'assurer la cohésion sociale. Si la date, que nous donnons, renvoie à l'émergence de ce qui a été appelé l'Etat Providence, c'est en raison du changement du mode d'expression de cette fonction de cohésion, et non de son apparition. En effet elle s'était déjà exprimée, par exemple avec l'utilisation de l'école comme instrument de construction de l'unité nationale, mais les réseaux ayant peu participé à cette première phase de cohésion, aussi nous ne l'évoquerons pas ici. Par contre les efforts de cohésion portant sur l'accès de tous à un certain nombre de biens et de services, si elle s'effectue principalement par les services sociaux, ces efforts passent aussi par les réseaux. Ceci peut se faire directement, comme en témoignent les cartes de réduction sur les transports en commun pour les familles nombreuses, qui traduisent la volonté de l'Etat de permettre le déplacement de tous les citoyens. On peut rapprocher cette mesure du droit à un certain nombre de kilowatts d'électricité gratuits pour certaines familles démunies. Mais il existe une forme d'intervention sociale spécifique aux réseaux.
En effet les deux types d'intervention publique, sociale et spatiale prennent une forme particulière avec les réseaux, l'activité de l'Etat y a comme principal vecteur la péréquation tarifaire. Cette dernière se traduit par le fait que chaque utilisateur du service public ne paie pas le prix de la prestation qui lui est fournie, mais un tarif, c'est à dire un montant calculé non pas sur des critères principalement économiques mais sur des critères politiques. Bien que le coût de l'ensemble des dépenses de chacun des réseaux soit pris en compte dans l'établissement des tarifs, ces dépenses ne sont pas le fondement unique du calcul de ce qui est demandé à chaque utilisateur.
Ceci est fait afin de permettre à chacun d'accéder au réseau, quel que soit le coût du service, qui peut être élevé pour des raisons géographiques, ou quel que soit les ressources de l'usager, car l'exclusion de l'accès au réseau est assimilée à une exclusion sociale.
Ainsi la péréquation est bien un instrument de la politique de redistribution de l'Etat. L'organisation que nous avons décrite montre que le contrôle des réseaux permet d'intervenir dans le domaine social et dans l'aménagement du territoire. Ces actions de redistribution sont bien l'une des fonctions de l'Etat moderne, et la péréquation est sans doute appelée à être de plus en plus utilisée pour ces tâches en raison de la limitation des autres formes d'intervention de l'Etat, que sont l'interventionnisme direct et les prélèvements obligatoires.
En effet comme l'illustre particulièrement bien l'évolution du cadre juridique des services publics en réseaux, l'Etat réduit le nombre d'organismes dont il est propriétaire, ou envers lesquels il peut se comporter de façon similaire, ceci menant à une réduction du champ de l'intervention directe.
D'autre part l'actualité nous apporte chaque jour assez d'informations sur les difficultés politiques que suscitent les prélèvements obligatoires, pour que l'on puisse admettre sans examen plus approfondi que leur augmentation est presque impossible.
Aussi l'Etat pour faire face à ses tâches économiques, dont les transferts, ne disposent plus que de son pouvoir de régulation. Celui-ci, qui n'est pas directement à finalité économique, peut cependant lui permettre de contraindre les acteurs de l'économie à adopter des comportements qui ne leur sont pas directement nécessaires et qui ont des conséquences financières dont l'Etat ou des tiers sont bénéficiaires. La péréquation est l'une des formes de réalisation de cette régulation à fin économique, en effet la puissance publique peut accorder son droit d'autorisation d'une activité en la liant à l'obligation de financement d'une péréquation.
Nous pouvons citer, comme exemple d'utilisation de la régulation à cette fin, la loi votée en mai sur la réglementation des télécommunications. Ce texte prévoit que les organismes qui recevront des licences d'exploitation devront participer aux activités non rentables du secteur, qui sont appelées de services publics dans la loi.
L'avantage du transfert par une péréquation inscrite dans une activité de régulation, est de rendre le transfert sinon invisible, du moins discret. Si ceci présente des avantages politiques, en terme de finances publiques il s'agit d'une régression car l'Etat moderne s'est bâti sur la monétarisation de ses relations financières et sur leur transparence.
Cette monétarisation de la redistribution est une des évolutions de l'Etat assez récente, en effet jusqu'au 19e siècle, les redistributions se faisaient sous la forme de la distribution de denrées, elles s'assimilaient davantage à la charité publique qu'à la redistribution étatique, laquelle doit elle aussi être le plus impersonnelle possible. La participation des réseaux à une nouvelle forme de l'action de l'Etat, si elle confirme leur qualité d'instrument nécessaire à l'activité publique, montre aussi que les réseaux lui sont liés en cas d'évolution négative.
Nous avons considéré ici que la finalité des actions de l'Etat est toujours positive, mais en réponse à l'idée que le droit ne peut être qu'au service du pouvoir, il faut rappeler que comme l'Etat dont ils sont un élément important, les réseaux peuvent aussi contribuer à agir contre l'intérêt général et se mettent au service d'une fraction minoritaire de la société, ils s'opposent ainsi à l'intérêt général.
Cette approche est à la base de la conception de la théorie des "appareils idéologiques d'état" de Althusser. Pour cet auteur, les nouvelles formes de contrôle étatique ne peuvent se concevoir sans contrôle des réseaux hertziens, radios et télévisions.
De façon plus pratique, lors des coups d'états qui se sont produits durant les années qui vont de 1930 à 1980, c'est à dire après le développement des réseaux hertziens, le premier acte des conjurés est de se rendre maître de la radio et de la télévision, lorsqu'elle existe, pour pouvoir contrôler le pays.
Ainsi dans tous les cas on peut admettre que les réseaux participent à l'édification de l'Etat, et qu'ils sont nécessaires à son action quels qu'en soient les objectifs. De plus l'action de l'Etat, tant qu'elle ne s'écarte pas trop de son objectif de défense de l'intérêt général, passe par la mise en place d'un droit qui précise les limites du pouvoir étatique, les réseaux, qui participent à ce pouvoir, ne peuvent être absents de la mise en place de ce droit. Nous verrons, maintenant, qu'inversement les réseaux ne peuvent exister sans structure étatique.
En effet si la présence des réseaux est nécessaire à l'existence de l'Etat parmi d'autres fonctions, réciproquement les réseaux ne peuvent pas exister si l'Etat, et ses autres fonctions n'existent pas. Particulièrement, les réseaux sont dépendants des fonctions régaliennes et des fonctions économiques de l'Etat, ces interdépendances se reflètent dans le système juridique.
Pour analyser cette double dépendance des réseaux envers l'Etat, nous nous intéresserons dans un premier temps aux relations des réseaux et des finances publiques, avant d'examiner les relations entre les réseaux et certains organismes régaliens.
L'intervention économique de l'Etat peut se faire selon deux formes différentes. La première est l'économie publique, dans ce cas l'Etat se comporte de la même façon qu'un organisme privé. Le second mode d'intervention est les finances publiques, dans ce cas l'Etat intervient dans le cadre d'une organisation qui lui est propre.
Ici nous ne traiterons que des liens entre réseaux et finances publiques. En effet l'économie, même publique, a trop souvent pris la connotation d'échanges selon les règles du marché, alors que notre texte tend, entre autres, à démontrer que ce type de relations n'est pas universel. Aussi pour soutenir cette idée nous étudierons l'implication des pouvoirs publics dans des relations monétaires avec les réseaux par la description de trois types de situation. La première nous permettra d'expliquer la notion de finances publiques organisées, la seconde illustrera le fait que les réseaux relèvent des finances publiques, enfin le troisième exemple nous montrera le lien entre réseaux, finances publiques et aménagement du territoire.
Trois exemples historiques, regroupables en deux catégories, vont nous permettre d'expliquer pourquoi il est nécessaire d'avoir des finances publiques rationalisées, à défaut d'être rationnelles, pour voir se développer les réseaux, et les vecteurs qui permettent de les utiliser. Les deux premiers exemples renverront à des échecs, le troisième à un succès et nous terminerons ce paragraphe en émettant une explication possible de ces fins différentes.
En effet la comparaison du rôle de l'Etat dans les débuts des transports mus par la vapeur et de son rôle dans le développement du télégraphe optique, nous permet de faire ressortir l'influence de l'Etat dans le développement des réseaux soit directement, pour le télégraphe, soit par le développement des vecteurs qui utilisent les réseaux pour les moyens de transport.
Les premiers essais de véhicules mus par la vapeur, le bateau de Denis Papin et le fardier de Cugnot ont connu des histoires parallèles. Les premiers essais ont pu être réalisés grâce à des fonds avancés dans un cas par l'Electeur de Hesse, et dans l'autre par le ministre de la Guerre, Gribeauval. Tous aussi parallèlement, lorsque ces deux responsables politiques n'ont plus pu accorder de crédit à chacune des deux inventions, chacun des deux projets a échoué.
Par contre, le télégraphe optique de Chappe, à la fin du dix-huitième siècle, intéresse suffisamment le gouvernement pour que celui-ci trouve les crédits nécessaires pour l'édification des tours de signalisation nécessaires à la transmission de messages à travers le territoire national.
Ces trois exemples montrent l'importance d'un engagement financier rationnel de l'Etat dans l'échec ou le succès de la mise en place d'un réseau ou de la mise au point des vecteurs utilisant un réseau. Car on peut expliquer, au moins partiellement, par la raison suivante la différence entre la tentative qui a réussi et celles qui ont échoué. La première s'est déroulé dans un environnement juridique favorable, alors que ceci n'avait pas été le cas pour les deux autres. En effet les deux essais de mise au point de nouveaux moyens de transport, se sont déroulés dans le cadre de rapports individuels entre l'inventeur et le détenteur du pouvoir. La règle d'impersonnalité des relations, qui est l'un des trois critères de reconnaissance de l'Etat rationalisé selon Max Weber, ne jouait pas. Par contre le télégraphe est apparu dans une France qui vivait, au moins symboliquement, dans un cadre constitutionnel, ce qui signifiait, qu'en pratique, les décisions publiques transcendaient les personnes.
Cette hypothèse participe aussi à l'explication du développement des grands réseaux nés au 19e siècle de l'initiative privée: les chemins de fer, le téléphone, l'électricité. En effet dans ces trois cas l'initiative de la construction des premières infrastructures ne vient pas de l'Etat mais d'organismes financiers privés, ce qui semble devoir écarter une analyse sous l'angle des finances publiques. Or si le cas de ces réseaux nécessite une dissociation des chemins de fer d'un coté et du téléphone et de l'électricité d'un autre coté, nous verrons qu'ils intéressent aussi l'organisation financière publique.
La dissociation tient d'ailleurs non pas directement à des causes juridiques mais à des causes techniques. En effet dès leur apparition les chemins de fer avaient vocation à parcourir des distances assez longues alors que le téléphone et l'électricité n'avaient comme champ d'expansion possible que des zones restreintes car les lignes de ces deux réseaux ne pouvaient pas dépasser des distances assez courtes. Or on peut noter que cette dichotomie, liée à des problèmes techniques avait trouvé son expression dans une différence de traitement juridique.
Alors que les chemins de fer sont édifiés sous contrôle de l'Etat, l'installation des premiers téléphones et des premiers raccordements électriques, réseaux à courte distance a été confiée à des autorités territoriales contrôlant des espaces limités, les communes dans le cas de la France. Mais leur intégration dans les finances publiques connut aussi cette dichotomie.
En effet très rapidement, en raison des faibles rendements des capitaux très importants pour l'époque qui avaient été engagé dans la construction des chemins de fer, les finances publiques vinrent aider puis remplacèrent les capitaux privés dans la gestion des réseaux de chemin de fer, ceci allant jusqu'à la nationalisation des chemins de fer au 20e siècle. On peut remarquer que la phase de subvention aux investissements a pris une forme particulière aux Etats-Unis. Dans ce pays, il n'y a pas eu de subvention directe ou de prise en charge de dette par l'Etat, mais le gouvernement fédéral a fait don d'une bande de terre de 10 miles, le long des voies ferrées aux compagnies constructrices. L'acte juridique que représente ce transfert de propriété ne peut s'analyser que comme une forme de subvention indirecte. Mais indépendamment de la forme qu'a pris cette subvention, elle a dans le cas des chemins de fer toujours été engendrée par des causes économiques.
Pour les compagnies de téléphones et d'électricité, la nationalisation fut plus inspirée par les évolutions techniques, les causes financières ou politiques ne venant qu'en second rang. En effet sous l'effet de nouveaux progrès techniques, les réseaux de téléphone comme ceux d'électricité purent avoir des lignes plus longues, et l'interconnexion ouvrit de nouveau marché à la communication dans un cas et permit des rendements économiques plus élevés pour le transport d'énergie. Devant la difficulté pour les nombreuses compagnies locales de s'entendre pour exploiter ces nouvelles possibilités techniques, l'Etat se substitua aux entreprises privées pour fédérer les exploitants locaux dans des réseaux nationaux. Dans ce cas, à la différence des chemins de fer, c'est la nécessité d'évolution du cadre juridique qui a conduit à faire entrer téléphone et électricité dans le domaine des finances publiques.
Ainsi nous voyons que si les causes de l'intégration des réseaux dans les finances publiques sont diverses, le résultat est toujours le même, il est une reconnaissance de la nature publique des réseaux, ce qui permet leur développement.
Mais si les réseaux modernes peu après leur apparition ont dû bénéficier de l'intervention financière de l'Etat, ceci est toujours d'actualité même pour des réseaux dont l'évolution tient plus de la maturation que de la création. En effet l'Etat moderne lorsqu'il intervient, pour influencer l'évolution de l'occupation du territoire, a aussi un rôle économique, en effet cet aménagement est nécessaire pour permettre au secteur des entreprises privées de l'économie de se développer. La prise en charge, des infrastructures de transport et de communication, est un élément nécessaire au développement économique général et cette intervention, qui passe par les réseaux si elle relève de l'économie publique, est aussi un chapitre des finances publiques vital pour les réseaux. En effet en raison de l'évolution spécifique de certains de leurs paramètres économiques, la création, voire l'entretien, de certains réseaux n'est pas compatible avec les critères de la dépense privée.
Ainsi nous pouvons écrire que sans l'existence de finances publiques réellement constituées, c'est à dire encadrées par un système juridique structuré, il ne peut y avoir de développement des réseaux. Mais de plus en amont des problèmes budgétaires et de façon tout aussi nécessaire, les réseaux doivent avoir une organisation interne dont les règles soient adaptées à leurs contraintes techniques. Et cet ensemble de règles doit se refléter, lui aussi dans l'organisation financière des réseaux, et de fait excluent les réseaux de la gestion selon les règles classiques de l'entreprise privée.
Toutes ses nouvelles implications de la puissance publique dans des activités non régaliennes par l'objet, dont une part importante des revenus pouvaient être assimilés, dans la forme, à des revenus commerciaux, si elles amènent à s'interroger sur les limites du champ d'intervention public, conduisent toutes cependant au constat que les réseaux de chemins de fer, de téléphone et d'électricité ont eu besoin d'un support financier public pour se développer.
Ceci s'étend non seulement aux réseaux récemment établis mais aussi aux réseaux en évolution. En effet l'une des caractéristiques des réseaux de services publics, et pour laquelle ils se distinguent des organismes ayant le profit comme but ultime, est leur mission latente de facteurs d'innovation. En effet si l'on reprend l'histoire de l'industrialisation, on peut constater que chacune de ses grandes étapes est marquée par une innovation dans un domaine relevant des réseaux de services publics, ceci ne limitant pas seulement aux progrès techniques mais aussi à leurs conséquences sociales et économiques. Ce phénomène se répète de façon tout aussi importante, mais moins spectaculaire, lorsque les réseaux évoluent sous l'effet de novations internes. Ainsi on peut avancer que le passage du train à vapeur à la traction électrique a eu une importance sociale aussi importante que l'apparition du chemin de fer à ses débuts. Il en est de même actuellement dans les services hertziens ou de télécommunications, ou l'apparition de nouvelles techniques demandent toujours autant de capitaux nouveaux et à risque, et dont l'influence économique et sociale est assez importante pour que l'on puisse considérer que si peut apparaître comme une simple maintenance est en réalité une re-création. Aussi la place de l'Etat dans le financement de cette maintenance est toujours aussi importante que lors de l'apparition de tel ou tel type de réseaux.
Cette nécessité de l'engagement financier public ne s'est pas déroulée sans le développement de structures juridiques qui permettaient son contrôle. En effet dans les Etats démocratiques, le contrôle des dépenses publiques par les contribuables est un principe, qui si il a été proclamé par écrit pour la première fois en 1215, reste toujours d'actualité. Aussi nous pouvons écrire que ces nouvelles relations financières entre l'Etat et les organismes de gestion des réseaux sont à l'origine de nouveaux concepts, et de textes les traduisant en droit positif, qui ont modifié de nombreux secteurs du droit public.
Nous pensons avoir ainsi montré que l'engagement financier rationnel de l'Etat est nécessaire à l'apparition et à la maintenance des réseaux. Cette intervention peut trouver son origine tant dans les particularités matérielles des réseaux que dans les nécessités de l'intervention publique.
Mais les interventions économiques de l'Etat ne sont pas les seules qui soient nécessaires pour permettre la création ou le développement des réseaux en effet nous allons voir que l'existence de pouvoirs régaliens, dont certains sous des formes spécifiques, est nécessaire a l'existence des réseaux. En raison de l'étendue du sujet, nous nous sommes volontairement imposé une double limite, d'une part nous ne traiterons que des liens entre organisation juridique et réseaux, et au sein de cette catégorie nous ne traiterons que des problèmes liés aux spécificités des réseaux engendrées par leur mode d'occupation de l'espace. Le premier point que nous examinerons dans ce cadre porte sur les besoins de protection des réseaux, le second sur les conséquences de leur ubiquité.
Comme tous les utilisateurs de biens matériels, les gestionnaires de réseaux ont besoin d'un minimum de paix civile pour pouvoir exister. Aussi nous ne traiterons pas ici des nécessités d'une police pour le fonctionnement des réseaux car il ne s'agit pas d'un problème spécifique. Nous rappellerons simplement, pour mémoire car cet exemple montre les liens entre Etat et réseaux, que les Renseignements Généraux sont les héritiers de la police des Chemins de Fer, qui a été créée au 19e siècle pour faire face à la criminalité spécifique engendrée par le nouveau moyen de transport.
Mais le domaine de protection des réseaux dans lequel le droit français s'est montré le plus original, est celui de la protection des réseaux contre les destructions non délictuelles.
Car si nous avons examiné ci-dessus le cas des destructions volontaires des installations de réseaux, de la même façon matériellement, mais de façon involontaire les réseaux peuvent aussi être endommagés. L'une des raisons de ces dommages vient de l'interpénétration matérielle des réseaux. Ainsi les routes et les chemins de fer ont en commun les passages à niveaux. Mais les cas les plus fréquents où l'occupation est commune entre plusieurs réseaux est l'implantation de nombreux câbles et de canalisations qui utilisent l'emprise de voies routières. Lors de l'intervention soit de l'organisme qui entretient la route, soit de l'un de ceux qui utilisent les réseaux qui partagent l'emprise routière, il endommage les éléments matériels nécessaires aux activités des autres réseaux.
Le droit administratif français a développé un chapitre particulier pour traiter de ce type de problèmes. Il s'agit des contraventions de grande voirie, qui peuvent être considérées comme la reconnaissance d'une spécificité supplémentaire et reconnue comme telle d'un droit des réseaux de services publics. En effet sur le plan matériel, la quasi totalité, des domaines susceptibles de relever de la jurisprudence de l'amende de grande voirie, correspond aux réseaux de communications et de transports qui sont l'objet de notre étude.
Mais la superposition spatiale des réseaux n'entraîne pas des conséquences uniquement pour les réseaux ou leurs utilisateurs, en effet il existe aussi ce que les économistes appellent des externalités et les juristes le droit des tiers. Ceci tient au fait que pour que les réseaux existent, ils doivent être construits et pour cette raison ils doivent occuper une partie du sol. Du besoin de construction est issu le bloc de compétence des travaux publics, la réalisation du besoin d'occupation passe obligatoirement par l'utilisation du droit de l'expropriation.
En effet il existe un domaine très large dans lequel on peut distinguer une reconnaissance de la spécificité juridique des réseaux de service publics. Il s'agit du bloc de compétence des travaux publics, qui existe depuis la fin du 18e siècle. Ce bloc de compétence ne couvre pas nommément les réseaux, qui d'ailleurs à l'époque n'étaient représentés que par les routes et les canaux, car il faut rappeler qu'il n'existait pas d'autres réseaux constitués à l'époque, mais de fait le cadre juridique, ainsi défini, coïncide largement avec notre définition contemporaine des réseaux.
Cette procédure juridique n'est pas limitée uniquement au contentieux de la construction et de l'entretien des réseaux, en effet on y trouve aussi le contentieux des annexes, des réseaux, nécessaires à leur utilisation. Le champ de ce critère de compétence est si large que c'est uniquement à ce titre que deux personnes privées peuvent se retrouver en procès devant le tribunal administratif sans qu'une personne publique soit impliquée.
Ce chapitre du droit administratif est intéressant en ce qui nous concerne car il est la reconnaissance d'une spécificité du droit des réseaux qui précède, dans le temps, leur développement. Aussi les principes sur lesquels elle s'appuie ne sont pas de simples effets de conjoncture mais bien la reconnaissance d'une réalité juridique distincte.
Mais les interventions de l'Etat en faveur des réseaux ne passent pas uniquement par des structures juridiques particulières. En effet en raison de celle de leur spécificité qui est d'être présent en tout point du territoire, les réseaux bénéficient de régimes particuliers d'occupation des sols, dont les principes ont par ailleurs été étendu l'espace et aux spectres des ondes hertziennes, bien que sous des formes juridiques différentes et adaptées.
En effet si les réseaux veulent accéder à toute personne qui demande à être raccordée, il faut soit que cette personne soit riveraine du domaine public, qui est à la disposition des installateurs de réseaux, soit que les gestionnaires des réseaux disposent du droit d'obtenir un accès qui ne respecte pas le droit de propriété de tiers, c'est à dire le droit d'expropriation. Or ce domaine du droit bien qu'il ne puisse relever que des détenteurs de l'autorité collective, relève, en grande partie tant dans sa phase amiable que dans son contentieux, du juge judiciaire. Nous voyons ainsi que le contrôle juridique sur l'activité publique, le droit public au sens conceptuel, ne se limite pas seulement au droit administratif, particulièrement dans ses applications aux réseaux.
Ainsi en montrant le rôle des finances publiques dans la genèse et l'évolution des réseaux, et en illustrant, par des exemples issus du droit, le mode de gestion de l'espace pour et par les réseaux, nous pensons avoir montré que si les structures réticulaires ont participé à l'apparition de l'Etat, d'autres formes de services publics sont nécessaires à l'évolution et au maintien des réseaux.
Nous pensons avoir montré, dans les pages qui précèdent,
l'imbrication étroite entre réseaux et Etat. Cette
imbrication n'est pas seulement matérielle, elle est aussi
conceptuelle. En effet, la similitude entre l'organisation des
réseaux, qui pour être rationnelle doit être
centralisée, hiérarchisée et impersonnelle,
et la description de l'Etat bureaucratique par Max Weber, ne nous
semble pas une simple coïncidence, mais le reflet d'une certaine
unité de nature. Aussi devant l'importance de plus en plus
grande des réseaux dans notre organisation sociale, ils
retrouvent une influence aussi large que les structures politiques
dites régaliennes, et aussi en raison de leur rôle
historique, le droit dans lequel ils doivent s'inscrire ne nous
semble ne pouvoir être qu'un droit public. En effet seule
cette approche juridique prend en compte la dimension unilatérale,
qui même latente est toujours présente dans les décisions
qui concernent tant les réseaux que les autres formes de
services publics et qui font tant l'unité que la spécificité
des services publics.