LE PRIX GABRIEL TARDE

La session 1998-1999


Les chiffres des prisons de 1830 à 1995.
Des logiques économiques à leur traduction pénale

par Charlotte Vanneste

 

De nationalité belge, l'auteur a soutenu cette thèse de doctorat en criminologie à l'Université catholique de Louvain-la-Neuve (UCL) en 1997. Réalisée sous la direction du Professeur Guy Houchon, cette recherche est sur le point d'être publiée aux Editions L'Harmattan, dans la collection Déviance & Société. Charlotte Vanneste a tout récemment été nommée chef du département de criminologie de l'Institut national de criminalistique et de criminologie (Bruxelles). Service de recherche scientifique mis à la disposition du ministre de la Justice et du conseiller général à la politique criminelle, ce département a pour mission d'effectuer " toutes études ou recherches criminologiques, statistiques, ou juridiques en rapport avec la politique criminelle, ou de faire effectuer ces recherches par des tiers ". La lauréate est également, depuis peu, chargée de cours invitée au Département de criminologie et de droit pénal de l'UCL.

De 1994 à 1997, Charlotte Vanneste a exercé les fonctions de conseiller en médiation pénale au parquet général de Bruxelles, avec mission de recherche évaluative, de coordination et de supervision de l'application de la loi sur la médiation pénale (loi du 10 février 1994). De 1986 à 1994, elle a travaillé simultanément, comme criminologue, dans deux secteurs différents. Elle a réalisé plusieurs recherches successives dans le cadre de la collaboration entre l'Administration pénitentiaire et l'UCL, portant sur les sujets suivants: l'élaboration d'une statistique criminelle intégrée1, l'aide aux détenus, la libération conditionnelle, la médiation pénale et le travail d'intérêt général, la sécurité et les évasions en milieu pénitentiaire. Dans le secteur de la " protection de la jeunesse ", elle a exercé à la fois en tant que praticien et chercheur dans le cadre de deux services de " prestations d'intérêt général " travaillant pour les tribunaux de la jeunesse.

 

Pour la première fois depuis cent cinquante années, la population des prisons belges a rejoint les sommets qu'elle avait atteint au milieu du XIXème siècle au moment de la grande crise économique. La comparaison est quelque peu abusive parce que faite sur des nombres absolus de détenus sans tenir compte de l'évolution démographique importante sur une aussi longue période, et sans tenir compte non plus de l'explosion ponctuelle au moment de la deuxième guerre mondiale. L'inflation carcérale n'en demeure pas moins un phénomène marquant dans l'évolution récente de la société belge. Le constat est loin d'être exceptionnel vu sous un angle international. La Belgique fait partie de cette grande majorité de pays européens qui depuis le milieu des années 1970 connaît un accroissement soutenu de la population détenue. Même si cette tendance est encore modérée par rapport à celle que connaissent les Etats-Unis, elle est toutefois fortement problématique. Les enjeux sont de taille et ce sur divers plans.

Le surpeuplement carcéral engendré par le processus inflatoire se trouve à l'avant-plan des préoccupations de l'administration pénitentiaire, tant il conditionne quotidiennement la gestion des établissements. Sur le plan strictement financier, la solution qui consiste à construire de nouvelles prisons présente un coût considérable. Au niveau du respect des Droits de l'Homme, les conditions de détention liées à la situation de surpopulation sont de plus en plus préoccupantes. En termes de politique pénale, l'introduction de nouvelles mesures dites alternatives n'échappe, pas plus chez nous qu'en dehors de nos frontières, à l'effet de surpénalisation : les mesures nouvelles s'ajoutent au moins autant qu'elles ne remplacent, étendant encore ainsi le filet pénal. Enfin, plus fondamentalement, si l'on admet que le caractère démocratique d'une nation se mesure aussi à l'usage modique que celle-ci fait de la prison, l'accroissement soutenu de ces dernières années pose alors des questions de société tout à fait cruciales.

Depuis quelques années, le point est régulièrement remis au programme des gouvernements belges successifs, sans que toutefois s'amorce un recul significatif du mouvement ascendant. Le phénomène préoccupe et questionne: comment donc l'expliquer, quelles voies proposer pour le comprendre, quelles pistes suivre pour l'endiguer et comment faire en sorte que celles-ci aient quelque chance de résorber le processus autrement que de façon superficielle et provisoire ?

La voie proposée dans cet ouvrage est celle du recul historique. L'examen de l'évolution de la population pénitentiaire belge sur près de cent septante années permet, en resituant le phénomène actuel dans une perspective temporelle longue, d'apporter un tout autre éclairage. La démarche se veut également décloisonnée et le grand angle est privilégié, combinant des approches à la fois historique, sociologique, économique et statistique. L'analyse est développée sur base de la constitution de séries longues d'indicateurs statistiques de population pénitentiaire, mais également d'indicateurs relatifs à l'activité du système d'administration de la justice pénale dans ses phases successives, et d'indicateurs significatifs de la situation économique pour chacune des périodes envisagées.

Des analyses portant sur les variables internes au système d'administration de la justice pénale ressortent deux conclusions essentielles. La première met en évidence l'indépendance des évolutions à l'entrée du système d'administration de la justice pénale et à son output en terme d'enfermement carcéral. Le résultat confirme l'existence d'un phénomène " pénalité " bien distinct d'un phénomène " criminalité ", rompant ainsi clairement avec le modèle qui conduit à en associer les variations respectives. La seconde conclusion concerne le poids particulièrement important des condamnations les plus lourdes comme variables explicatives de l'évolution de la population pénitentiaire. Le constat démontre l'importance de la fonction symbolique du pénal dont l'intensité du signal fort semble avoir un effet d'entraînement sur l'ensemble du système : les mouvements longs de la population détenue se mesurent ainsi le mieux à ceux dessinés par la limite supérieure de la sévérité pénale.

Resituant le fonctionnement de la pénalité dans le système plus large dont il fait partie - dans ses différentes dimensions politique, économique et sociale -, la recherche vérifie l'existence d'un lien pérenne entre d'une part l'intensité de la répression pénale et d'autre part la situation économique et les logiques mises en oeuvre pour la gérer. La démarche choisie se réfère d'abord au cadre général proposé par les théories des cycles longs économiques. La définition des variables économiques part ensuite du principe qu'on ne peut poser a priori une seule variable comme étant pertinente, a fortiori sur l'ensemble de la période étudiée. C'est l'examen de l'histoire socio-économique du pays qui permet de dégager des indicateurs particulièrement significatifs dans les contextes successifs.

Des variations du prix du froment à ceux du prix de la houille, et des variations dans les salaires réels à ceux du taux de chômage, les indicateurs auxquels le pénal se montre successivement réactif apparaissent, aux différentes époques envisagées, constamment significatifs des modulations de la sécurité et de l'insécurité économique générée par une société donnée. L'analyse effectuée montre ainsi comment durant les cent septante années étudiées, le déficit de sécurité économique se traduit par un accroissement de la population pénitentiaire, ou inversement, comment le gain de sécurité économique conduit à une réduction de cette population. L'insécurité économique apparaît en outre comme le produit de deux composantes : elle ne renvoie pas seulement à un déficit au niveau des ressources économiques globalement disponibles (la dimension du " gâteau ") mais s'explique tout autant par les déficiences au niveau de l'équité dans la redistribution des ressources (le partage du " gâteau "). Des indicateurs ayant été définis à chaque phase de l'activité du système d'administration de la justice pénale, l'analyse permet de montrer que c'est bien le fonctionnement du pénal - la sélection opérée et l'intensité des peines - qui est en cause dans cette relation et non les écarts dans les actes qui lui sont au départ rapportés. Il est clair en effet que les corrélations apparaissent significatives au fur et à mesure du traitement par le pénal, et non dans la masse initiale qui lui est livrée. Tout se passe alors comme si l'intensité du recours au pénal était directement fonction de la sécurité économique générée par une société.

L'ouvrage étudie les différents modèles qui dans la littérature sociologique et criminologique proposent une explication du lien constaté entre changements économiques et répression pénale. L'hypothèse que les résultats de recherche semblent conforter renvoie au rôle intermédiaire joué par le concept d'insécurité dans la relation entre économie et pénalité. Au-delà d'une filiation sémantique, insécurité économique et sentiment d'insécurité focalisé sur le crime entretiennent des rapports étroits attestés dans de nombreux travaux. Ainsi, quels que soient les différents facteurs relevés dans le développement du sentiment d'insécurité, l'insécurité économique est constamment désignée comme étant le terreau nécessaire à son émergence. L'association tout aussi étroite du sentiment d'insécurité à la punitivité permet alors de comprendre la teneur du lien initialement observé. Dans ce processus, un facteur d'emballement semble pouvoir être également dégagé. Le phénomène américain d'hyperinflation carcérale en fournit la clé: c'est en termes d'intérêts économiques, ou plus exactement de convergence d'intérêts économiques, politiques, institutionnels et médiatiques qu'il peut être formulé.

Cette relation d'étroite dépendance entre pénalité et économie tend alors à déprécier la portée de toute tentative de réduction de la population détenue qui ne ferait pas éclater le cadre trop étroit de la politique criminelle. La démonstration interpelle bien au-delà des seuls responsables de la politique criminelle et met plus fondamentalement en cause les options de base de toute société à savoir celles développées en matière de politique économique et sociale.

Charlotte Vanneste

 

Autres publications :

VANNESTE (C.), " L'évolution de la population pénitentiaire belge de 1830 à nos jours : comment et pourquoi ? - Des logiques socio-économiques à leur traduction pénale ", Revue de Droit Pénal et de Criminologie, 1999, 4, pp. 484-518.

HANOZIN (C.), PIERS (A.), VAN BOVEN (B.), VANEMPTEN (N.), et VANNESTE (C.), " La loi du 10 février organisant une procédure de médiation pénale en Belgique. Evaluation de sa mise en application ", Revue de Droit Pénal et de Criminologie, 1997, 6, pp.589-635.

DAVEUX (S.), DEVOS (A.), DELCHEVALIERIE (E.), DIZIER (M.), DUMONCEAUX (V.), HOUCHON (G.), REYNAERT (P.), VERSPECHT (T.), VANNESTE (C.), " Le pouvoir pénitentiaire en question(s) ", in Approches de la prison, ouvrage collectif, sous la direction de FAUGERON (C.), CHAUVENET (A.), COMBESSIE (Ph.), (IRESCO, Institut de recherche et d'Etude des Sociétés Contemporaines, Paris), Ed. De Boeck, collection " Perspectives criminologiques ", 1996.

Coordonnées de Charlotte Vanneste : Institut National de Criminalistique et de Crimino-logie, Département de criminologie, WTC III, Boulevard Simon Bolivar, 30 - 11ème étage, B - 1000 BRUXELLES, BELGIQUE, Tél. 00 32 2 208 40 54, Fax. 00 32 2 208 40 52.

1 BRUGGEMAN (W.), DE SMEDT (C.), HENDRICKX (A.), HOUCHON (G.), HOTTIAUX (A.-M.), NIJS (W.), PUT (V.), VAN KERCKVOORDE (J.), VANNESTE (C.), Statistique "criminelle" intégrée, Rapport 1985-1986, Ministère de l'Intérieur, Ministère de la Justice, 1986, 566 p. (Partie pénitentiaire).
BRUGGEMAN (W.), DE SMEDT (C.), HENDRICKX (A.), HOUCHON (G.), HOTTIAUX, SCHOTSMANS (M.), VAN KERCKVOORDE (J.), VANNESTE (C.), Vers une statistique criminologique - Projet de statistiques "criminelles" intégrées, Ministère de l'Intérieur, Ministère de la Justice, 1987