Les chiffres des prisons de 1830 à 1995.
Des logiques économiques à leur
traduction pénale
par Charlotte Vanneste
De nationalité belge, l'auteur a soutenu cette thèse
de doctorat en criminologie à l'Université catholique
de Louvain-la-Neuve (UCL) en 1997. Réalisée sous
la direction du Professeur Guy Houchon, cette recherche est sur
le point d'être publiée aux Editions L'Harmattan,
dans la collection Déviance & Société.
Charlotte Vanneste a tout récemment été
nommée chef du département de criminologie de l'Institut
national de criminalistique et de criminologie (Bruxelles). Service
de recherche scientifique mis à la disposition du ministre
de la Justice et du conseiller général à
la politique criminelle, ce département a pour mission
d'effectuer " toutes études ou recherches criminologiques,
statistiques, ou juridiques en rapport avec la politique criminelle,
ou de faire effectuer ces recherches par des tiers ". La
lauréate est également, depuis peu, chargée
de cours invitée au Département de criminologie
et de droit pénal de l'UCL.
De 1994 à 1997, Charlotte Vanneste a exercé
les fonctions de conseiller en médiation pénale
au parquet général de Bruxelles, avec mission de
recherche évaluative, de coordination et de supervision
de l'application de la loi sur la médiation pénale
(loi du 10 février 1994). De 1986 à 1994, elle
a travaillé simultanément, comme criminologue,
dans deux secteurs différents. Elle a réalisé
plusieurs recherches successives dans le cadre de la collaboration
entre l'Administration pénitentiaire et l'UCL, portant
sur les sujets suivants: l'élaboration d'une statistique
criminelle intégrée1,
l'aide aux détenus, la libération conditionnelle,
la médiation pénale et le travail d'intérêt
général, la sécurité et les évasions
en milieu pénitentiaire. Dans le secteur de la "
protection de la jeunesse ", elle a exercé à
la fois en tant que praticien et chercheur dans le cadre de deux
services de " prestations d'intérêt général
" travaillant pour les tribunaux de la jeunesse.
Pour la première fois depuis cent cinquante
années, la population des prisons belges a rejoint les
sommets qu'elle avait atteint au milieu du XIXème siècle
au moment de la grande crise économique. La comparaison
est quelque peu abusive parce que faite sur des nombres absolus
de détenus sans tenir compte de l'évolution démographique
importante sur une aussi longue période, et sans tenir
compte non plus de l'explosion ponctuelle au moment de la deuxième
guerre mondiale. L'inflation carcérale n'en demeure pas
moins un phénomène marquant dans l'évolution
récente de la société belge. Le constat
est loin d'être exceptionnel vu sous un angle international.
La Belgique fait partie de cette grande majorité de pays
européens qui depuis le milieu des années 1970
connaît un accroissement soutenu de la population détenue.
Même si cette tendance est encore modérée
par rapport à celle que connaissent les Etats-Unis, elle
est toutefois fortement problématique. Les enjeux sont
de taille et ce sur divers plans.
Le surpeuplement carcéral engendré par le processus
inflatoire se trouve à l'avant-plan des préoccupations
de l'administration pénitentiaire, tant il conditionne
quotidiennement la gestion des établissements. Sur le
plan strictement financier, la solution qui consiste à
construire de nouvelles prisons présente un coût
considérable. Au niveau du respect des Droits de l'Homme,
les conditions de détention liées à la situation
de surpopulation sont de plus en plus préoccupantes. En
termes de politique pénale, l'introduction de nouvelles
mesures dites alternatives n'échappe, pas plus chez nous
qu'en dehors de nos frontières, à l'effet de surpénalisation
: les mesures nouvelles s'ajoutent au moins autant qu'elles ne
remplacent, étendant encore ainsi le filet pénal.
Enfin, plus fondamentalement, si l'on admet que le caractère
démocratique d'une nation se mesure aussi à l'usage
modique que celle-ci fait de la prison, l'accroissement soutenu
de ces dernières années pose alors des questions
de société tout à fait cruciales.
Depuis quelques années, le point est régulièrement
remis au programme des gouvernements belges successifs, sans
que toutefois s'amorce un recul significatif du mouvement ascendant.
Le phénomène préoccupe et questionne: comment
donc l'expliquer, quelles voies proposer pour le comprendre,
quelles pistes suivre pour l'endiguer et comment faire en sorte
que celles-ci aient quelque chance de résorber le processus
autrement que de façon superficielle et provisoire ?
La voie proposée dans cet ouvrage est celle du recul
historique. L'examen de l'évolution de la population pénitentiaire
belge sur près de cent septante années permet,
en resituant le phénomène actuel dans une perspective
temporelle longue, d'apporter un tout autre éclairage.
La démarche se veut également décloisonnée
et le grand angle est privilégié, combinant des
approches à la fois historique, sociologique, économique
et statistique. L'analyse est développée sur base
de la constitution de séries longues d'indicateurs statistiques
de population pénitentiaire, mais également d'indicateurs
relatifs à l'activité du système d'administration
de la justice pénale dans ses phases successives, et d'indicateurs
significatifs de la situation économique pour chacune
des périodes envisagées.
Des analyses portant sur les variables internes au système
d'administration de la justice pénale ressortent deux
conclusions essentielles. La première met en évidence
l'indépendance des évolutions à l'entrée
du système d'administration de la justice pénale
et à son output en terme d'enfermement carcéral.
Le résultat confirme l'existence d'un phénomène
" pénalité " bien distinct d'un phénomène
" criminalité ", rompant ainsi clairement avec
le modèle qui conduit à en associer les variations
respectives. La seconde conclusion concerne le poids particulièrement
important des condamnations les plus lourdes comme variables
explicatives de l'évolution de la population pénitentiaire.
Le constat démontre l'importance de la fonction symbolique
du pénal dont l'intensité du signal fort semble
avoir un effet d'entraînement sur l'ensemble du système
: les mouvements longs de la population détenue se mesurent
ainsi le mieux à ceux dessinés par la limite supérieure
de la sévérité pénale.
Resituant le fonctionnement de la pénalité dans
le système plus large dont il fait partie - dans ses différentes
dimensions politique, économique et sociale -, la recherche
vérifie l'existence d'un lien pérenne entre d'une
part l'intensité de la répression pénale
et d'autre part la situation économique et les logiques
mises en oeuvre pour la gérer. La démarche choisie
se réfère d'abord au cadre général
proposé par les théories des cycles longs économiques.
La définition des variables économiques part ensuite
du principe qu'on ne peut poser a priori une seule variable comme
étant pertinente, a fortiori sur l'ensemble de la période
étudiée. C'est l'examen de l'histoire socio-économique
du pays qui permet de dégager des indicateurs particulièrement
significatifs dans les contextes successifs.
Des variations du prix du froment à ceux du prix de
la houille, et des variations dans les salaires réels
à ceux du taux de chômage, les indicateurs auxquels
le pénal se montre successivement réactif apparaissent,
aux différentes époques envisagées, constamment
significatifs des modulations de la sécurité et
de l'insécurité économique générée
par une société donnée. L'analyse effectuée
montre ainsi comment durant les cent septante années étudiées,
le déficit de sécurité économique
se traduit par un accroissement de la population pénitentiaire,
ou inversement, comment le gain de sécurité économique
conduit à une réduction de cette population. L'insécurité
économique apparaît en outre comme le produit de
deux composantes : elle ne renvoie pas seulement à un
déficit au niveau des ressources économiques globalement
disponibles (la dimension du " gâteau ") mais
s'explique tout autant par les déficiences au niveau de
l'équité dans la redistribution des ressources
(le partage du " gâteau "). Des indicateurs ayant
été définis à chaque phase de l'activité
du système d'administration de la justice pénale,
l'analyse permet de montrer que c'est bien le fonctionnement
du pénal - la sélection opérée et
l'intensité des peines - qui est en cause dans cette relation
et non les écarts dans les actes qui lui sont au départ
rapportés. Il est clair en effet que les corrélations
apparaissent significatives au fur et à mesure du traitement
par le pénal, et non dans la masse initiale qui lui est
livrée. Tout se passe alors comme si l'intensité
du recours au pénal était directement fonction
de la sécurité économique générée
par une société.
L'ouvrage étudie les différents modèles
qui dans la littérature sociologique et criminologique
proposent une explication du lien constaté entre changements
économiques et répression pénale. L'hypothèse
que les résultats de recherche semblent conforter renvoie
au rôle intermédiaire joué par le concept
d'insécurité dans la relation entre économie
et pénalité. Au-delà d'une filiation sémantique,
insécurité économique et sentiment d'insécurité
focalisé sur le crime entretiennent des rapports étroits
attestés dans de nombreux travaux. Ainsi, quels que soient
les différents facteurs relevés dans le développement
du sentiment d'insécurité, l'insécurité
économique est constamment désignée comme
étant le terreau nécessaire à son émergence.
L'association tout aussi étroite du sentiment d'insécurité
à la punitivité permet alors de comprendre la teneur
du lien initialement observé. Dans ce processus, un facteur
d'emballement semble pouvoir être également dégagé.
Le phénomène américain d'hyperinflation
carcérale en fournit la clé: c'est en termes d'intérêts
économiques, ou plus exactement de convergence d'intérêts
économiques, politiques, institutionnels et médiatiques
qu'il peut être formulé.
Cette relation d'étroite dépendance entre pénalité
et économie tend alors à déprécier
la portée de toute tentative de réduction de la
population détenue qui ne ferait pas éclater le
cadre trop étroit de la politique criminelle. La démonstration
interpelle bien au-delà des seuls responsables de la politique
criminelle et met plus fondamentalement en cause les options
de base de toute société à savoir celles
développées en matière de politique économique
et sociale.
Charlotte Vanneste
Autres publications :
VANNESTE (C.), " L'évolution de la population
pénitentiaire belge de 1830 à nos jours : comment
et pourquoi ? - Des logiques socio-économiques à
leur traduction pénale ", Revue de Droit Pénal
et de Criminologie, 1999, 4, pp. 484-518.
HANOZIN (C.), PIERS (A.), VAN BOVEN (B.), VANEMPTEN (N.),
et VANNESTE (C.), " La loi du 10 février organisant
une procédure de médiation pénale en Belgique.
Evaluation de sa mise en application ", Revue de Droit
Pénal et de Criminologie, 1997, 6, pp.589-635.
DAVEUX (S.), DEVOS (A.), DELCHEVALIERIE (E.), DIZIER (M.),
DUMONCEAUX (V.), HOUCHON (G.), REYNAERT (P.), VERSPECHT (T.),
VANNESTE (C.), " Le pouvoir pénitentiaire en question(s)
", in Approches de la prison, ouvrage collectif,
sous la direction de FAUGERON (C.), CHAUVENET (A.), COMBESSIE
(Ph.), (IRESCO, Institut de recherche et d'Etude des Sociétés
Contemporaines, Paris), Ed. De Boeck, collection " Perspectives
criminologiques ", 1996.
Coordonnées de Charlotte Vanneste : Institut
National de Criminalistique et de Crimino-logie, Département
de criminologie, WTC III, Boulevard Simon Bolivar, 30 - 11ème
étage, B - 1000 BRUXELLES, BELGIQUE, Tél. 00 32
2 208 40 54, Fax. 00 32 2 208 40 52. |