Le discours parlementaire sur la peine de mort
essai de criminologie réflexive du passage
à l'acte législatif
par Jean Sauvageau
De nationalité canadienne, l'auteur a soutenu cette
thèse en 1998 et obtenu le grade de docteur en criminologie
de la Faculté de droit de l'Université catholique
de Louvain-la-Neuve (UCL). Cette recherche fut menée sous
la co-direction du Professeur Françoise Tulkens, maintenant
juge à la Cour européenne des droits de l'homme
(Conseil de l'Europe) et du Professeur Alvaro Pires de l'Université
d'Ottawa. Actuellement professeur adjoint à Saint Thomas
University, Department of Criminology, Fredericton (Nouveau Brunswick),
Jean Sauvageau a antérieurement exercé les fonctions
d'expert conseil sur les questions policières (1993-1997)
et d'agent de recherche (1991-1992) au ministère du Solliciteur
général au Canada. Il a également participé,
en 1998, au projet de collaboration inter-universitaire entre
le Département de criminologie et de droit pénal
de l'ULC et l'Ecole des sciences criminelles de la Faculté
de droit de l'Université de Poitiers.
Cette thèse comprend sept chapitres. Le chapitre
1, " Histoire et méthodologie de la recherche ",
reprend l'heuristique de la thèse et les détails
techniques y ayant contribué. Il s'agit, à l'origine,
d'un désir de combiner la recherche criminologique fondamentale
à une question rattachée au concept des droits
humains. Quoi de plus appropriée dans ce contexte que
la peine de mort, châtiment ultime généralement
appliqué - ou à tout le moins vu comme approprié
par des segments importants de la population et de personnages
influent - au crime souvent considéré comme "le
plus grave" c'est à dire, l'homicide. La méthodologie
utilisée à cette fin est qualitative, de l'ordre
de l'analyse inductive du discours. Ce sont en effet des discours
parlementaires belges du 19ème siècle et canadiens
du 20ème siècle qui ont constitué les matériaux
à partir desquels la réflexion s'est élaborée.
La sélection géographique s'est effectuée
de façon pragmatique selon, d'une part, l'origine nationale
de l'auteur (Canada) et, d'autre part, l'emplacement de l'Université
catholique de Louvain (Belgique), accueillant l'auteur à
l'intérieur de son programme d'études doctorales.
La sélection temporelle s'est elle aussi effectuée
à partir de considérations pratiques, puisque c'est
au cours de chacun des siècles respectivement analysés
pour chaque pays que la majeure partie des discours sur la peine
de mort ont eu lieu, procurant ainsi un volume de matériau
important.
Le chapitre 2 s'attarde aux " Balises épistémologiques
" qui ont jalonné la réflexion. Quelques-uns
des grands débats des sciences humaines sont abordés
afin de situer la position du présent travail par rapport
à ces derniers. Sont ainsi touchées les oppositions
thématiques suivantes : objectivisme / constructivisme
; individualisme / holisme ; et simplicité / complexité.
Le chapitre 3 indique un certain nombre de " Points de
repère autour de la thématique de la peine de mort
dans la littérature scientifique ". Il s'agit ici
en fait d'une revue de la littérature sur la question
du châtiment suprême. L'exercice commence avec le
fameux ouvrage de Cesare Beccaria, Des délits et des
peines, pour s'attarder ensuite à des exemples probants
de la pléthore de publications scientifiques sur le sujet.
La principale conclusion, au-delà des nuances d'époque
et d'approche, est que le discours sur la peine de mort est resté
inchangé depuis les deux derniers siècles et que
l'accumulation des connaissances scientifiques n'a vraisemblablement
pas servi à créer de mouvements de conversion ni
dans un sens, ni en faveur ni en défaveur de la peine
de mort.
Le chapitre 4 fait le point sur ce qu'il convient d'appeler
" Les modes d'argumentation dans le discours parlementaire
sur la peine de mort ". Il s'agit ici de saisir les "mécaniques"
logico-discursives utilisées par les locuteurs (dans le
cas présent, des parlementaires) afin de convaincre leur
auditoire (les membres des assemblées parlementaires respectives)
de la justesse de leur opinion et les y faire adhérer.
Il s'avère, à la lumière de l'analyse, que
prendre l'argumentation au pied de la lettre en tant que tentative
de persuasion d'autrui ne donne qu'une idée partielle
de ce qui s'y passe effectivement. Un autre enjeu, infiniment
subtil, est présent au même moment en ce sens que
l'argumentation semble servir tout autant à convaincre
le locuteur lui-même de la justesse de son opinion. Plus
souvent qu'autrement, il en résulte non pas alors une
écoute attentive et ouverte de l'opinion émise
par le locuteur adverse, mais un réflexe quasi-automatique
de contradiction de cette opinion. En un mot comme en mille,
l'on n'argumente pas vraiment pour convaincre autrui, autant
que l'on est d'abord convaincu de son opinion et toute l'argumentation
qui s'en suit devra refléter cette conviction. Sont donc
identifiées trois modes d'argumentation pour arriver à
cette fin : l'hypothétique, l'empirique,
et le ridicule. Le premier mode (hypothétique)
a trait à la présentation d'une situation abstraite
c'est-à-dire, l'évocation de la possibilité
qu'un certain type de crime soit commis et l'effet que la présence
ou l'absence de la peine de mort pourrait avoir sur la commission
de ce genre de crime. Il s'agit ici d'un mode d'argumentation
où le locuteur s'imagine à la place de l'infracteur
et évalue ainsi l'effet de la menace du châtiment
pénal. Le deuxième mode (empirique) a trait à
la présentation d'une situation concrète, un crime
ayant été commis et ses conséquences immédiates
connues, le tout est relaté par le locuteur et interprété
invariablement par lui selon la thèse à laquelle
il adhère, le niveau d'analyse requis - plus ou moins
complexe au besoin - sera utilisé par ce dernier pour
atteindre son but. Finalement, le dernier mode d'argumentation
(le ridicule) tient du prolongement de la logique de l'argumentation
adverse, jusqu'à son point de ridicule. Un partisan de
la peine de mort dira que, selon la logique abolitionniste, toutes
les peines doivent être abolies si la peine de mort, qui
devrait la plus dissuasive de toutes, n'est pas efficace - comment
les autres peines pourraient-elles l'être dans ces conditions
? Un partisan de l'abolition dira pour sa part que, selon la
logique des partisans du châtiment suprême, tous
les crimes devraient être punis de mort - n'est-ce pas
là la solution à la criminalité dans son
ensemble. Il va sans dire que dans les deux cas, les partisans
des logiques ainsi amenées à leur point de ridicule
s'immiscent contre une telle dénaturation de leurs idées
et se voient ainsi placé devant la nécessité
de mitiger leur propre logique, en dévoilant ainsi certaines
lacunes.
Le chapitre 5 traite pour sa part d'un des sujets les plus
chaudement discutés c'est-à-dire, " La force
dissuasive de la peine dans l'argumentation parlementaire sur
la peine de mort". Les partisans de la peine de mort n'ont
aucune difficulté dans ce contexte à admettre l'efficacité
dissuasive de la peine de mort et à argumenter en ce sens.
Il est par contre des plus intéressants dans le cadre
de cet exercice de voir comment les partisans de l'abolition
de la peine de mort justifient cette prise de position tout en
ne remettant pas en question la fonction du châtiment pénal
dans son ensemble (c'est-à-dire, emprisonnement, probation,
amende, etc.). C'est ici que commence à prendre forme
la rationalisation de ce qui semble être un besoin impératif
chez l'être humain : voir quelqu'un payer pour une faute
commise, peu importe l'efficacité du processus répressif.
Cette rationalisation prend place à l'intérieur
du syllogisme simpliste crime - châtiment - dissuasion.
Le chapitre 6 présente un " Exercice de déconstruction
analytique de l'argumentation dans le discours parlementaire
sur la peine de mort ". Il s'agit ici de l'analyse de toute
l'argumentation et de ses versions pro et anti peine de mort.
Ce chapitre contient donc l'ordinaire et l'extraordinaire
des détails de l'argumentation sur la peine de mort. Ces
détails ont la particularité de révéler
les impasses logiques ponctuant les motifs d'adhésion
ou de rejet de la peine de mort comme solution au problème
de l'homicide. Plus particulièrement intéressant
est le sort réservé à certaines opinions
se situant à la marge du système de la pensée
pénale, marge où est remis en question l'efficacité
et la nécessité matérielle et morale de
punir. Ces opinions émises dans le cadre d'un débat
général disparaissent au moment de la prise de
vote finale sur l'adoption, le maintien ou le rejet de la peine
de mort. Il semble que le système de la pensée
pénale réussisse invariablement à faire
rentrer l'opinion dissidente dans ses rangs aux moments opportuns.
Le septième et dernier chapitre propose une théorisation
de " La Dynamique systémique de la pensée
pénale : niveaux, invariance et illusion dans le discours
parlementaire sur la peine de mort ". En même temps
que l'argumentation individuelle opère sont à l'oeuvre
les structures sociales et institutionnelles à l'intérieur
desquelles les individus agissent et raisonnent. Il s'agit de
voir et de comprendre que le système de pensée
pénale est plus que la simple agrégation des opinions
révélées par une analyse de type individualiste.
L'analyse individualiste finit par montrer qu'un système
ne s'explique pas par lui-même. S'avère ainsi le
besoin de situer le niveau du discours et le besoin de dépasser
ce niveau afin de le percevoir sous un nouveau jour qui permettra
l'identification de possibles résolutions des impasses
l'ayant marqué jusqu'ici. C'est à cet effet que
nous proposons trois concepts susceptibles de cerner ce que nous
appelons la dynamique systémique de la pensée
pénale et qui sont : les niveaux systémiques
; l'invariance systémique ; et l'illusion systémique.
Les niveaux systémiques ont trait au fait que tout système
est composé de parties, d'éléments constitutifs,
et qui sont eux-mêmes des systèmes, sans jamais
que ne puisse être identifié un élément
constitutif de base. L'analyse de ces composantes révèle
leur échelonnement et qui plus est leur proche ressemblance
structurelle. Dans le cadre de la présente recherche,
l'analyse a révélé la présence d'un
débat à l'intérieur d'un débat. En
effet, au Canada, dans les années trente, les parlementaires
ont discuté, non pas de la pertinence de remplacer la
peine de mort par l'emprisonnement à vie, mais de la pertinence
de remplacer la pendaison (mode d'exécution en vigueur)
par la chambre à gaz (jugé par certains comme "plus
efficace" et "plus humain" que la pendaison).
Dans le cas précis d'un débat sur la peine de mort,
un débat sur le mode d'exécution, qui semble à
première vue n'être qu'un débat sur un élément
constitutif de cette peine, recèle en fait une grande
ressemblance entre les arguments et les modes d'argumentation.
Ce qui nous amène au concept de l'invariance systémique
qui est justement cette ressemblance, plus ou moins grande, tout
dépendant des structures et des composantes. Cette ressemblance
reproduit le système dans chacun des niveaux qui le constitue-d'où
le terme d'invariance. Finalement, les invariances des structures
et les impasses logiques qu'elle génère sont masquées
par ce que nous appelons l'illusion systémique c'est-à-dire,
un système de croyance en une idée, une solution,
dont il semble impossible de se défaire et qui colore
tout le système de pensée qui l'accompagne. Dans
le cas qui nous préoccupe, l'idée du besoin impératif
(matériel ou moral) de punir en dépit des intuitions
et des preuves allant parfois à l'encontre d'un tel besoin
constitue cette illusion.
En conclusion, il importe de souligner le besoin d'aborder
les problématiques criminologiques dans le cadre d'une
épistémologie constructiviste contextualisée
qui prenne en compte les schèmes de référence
des acteurs sociaux (individualisme) en même temps que
les contraintes inhérentes au système (holisme)
à l'intérieur duquel ces derniers évoluent.
Cette approche permettrait une meilleure compréhension
du fonctionnement du système pénal, et de la justification
rationnelle de l'idée intrinsèque du châtiment
pénal qui l'accompagne. Cette déconstruction serait
peut-être à même de dévoiler les points
d'achoppement de la pensée pénale et de tracer
la voie pour un autre système de pensée, plus ouvert,
moins stigmatisant et moins à même de reproduire
les inégalités inhérentes au système
pénal actuel.
Jean Sauvageau
Autres publications :
SAUVAGEAU (J.), " Sokal and bricmont's Criticism or Relativism
in the Humanities and its Revelance to Crimnology ",
Theorical Criminology, 3, 1, 1999, pp. 53-70.
SAUVAGEAU (J.), " Quelques réflexions sur la pertinence
de l' " Affaire Sokal " en criminologie ", Revue
de droit pénal et de criminologie, décembre
1997, pp.1192-1212.
SAUVAGEAU (J.), TULKENS (F.), " L'abolition de la peine
de mort : une question d'éthique - la Cour suprême
du Canada et l'arrêt Kindler ", in Coll., Variations
sur l'éthique : Hommage à Jacques Dabin, Bruxelles,
Facultés universitaires Saint-Louis, 1994, pp. 469-486.
Coordonnées de Jean Sauvageau : Saint Thomas
University, Department of Criminology, Fredericton (Nouveau Brunswick),
E3B 5G3, CANADA. Jeansauvageau@hotmail.com. |