LE PRIX GABRIEL TARDE

La session 1998-1999


Stigmate et Métier
Une approche sociologique de la prostitution de rue à Lille

par Stéphanie Pryen

 

L'auteur a soutenu cette thèse à l'université de Lille I en décembre 1997. Sa recherche a été menée sous la direction du Professeur Gabriel Gosselin et éditée aux Presses universitaires de Rennes en 1999. Membre du laboratoire CLERSE-IFRESI/CNRS, Stéphanie Pryen a été recemment élue maître de conférences à l'Université de Lille III - attachée à l'UFR " Arts et Culture ".

 

C'est la forme la plus visible et publique de la prostitution, répondant au plus près à l'étymologie du verbe prostituer, placer devant, qui constitue l'objet de cette thèse. Les catégories de la sociologie mobilisées dans ce travail, au carrefour de la sociologie de la déviance et de la sociologie des professions dans la perspective interactionniste, rendent la compréhension possible en nous dégageant des catégories morales toutes prêtes pour penser cette activité. Cette dernière est analysée dans cette recherche comme un métier de service personnalisé tel qu'il est défini par Erving Goffman 1, mais un métier stigmatisé. Construit socialement entre ces deux termes, il constitue un lieu privilégié pour révéler l'oscillation de tout fait social entre normalité et déviance. Il s'est agi d'une part d'appréhender en quoi la place de la prostitution est socialement construite dans les termes du stigmate, et d'autre part d'analyser comment cette place sociale est occupée par les personnes prostituées elles-mêmes et comment ces dernières en rendent compte.

La première question est donc celle de la norme. Elle a été abordée à travers l'étude des textes législatifs, des travaux des historiens et des sociologues, des débats publics, et par un travail de terrain auprès des intervenants sociaux. Nous avons cherché à montrer comment la place de la prostitution était construite socialement, autour de plusieurs tensions. La première réfère aux domaines public et privé, catégories construites, aux frontières poreuses. La législation abolitionniste place la personne prostituée, même depuis son univers privé, sous le regard public. La seconde tension, autour de laquelle s'articulent principalement les débats sociaux, se construit entre nécessité et illégitimité. La prostitution répond à une fonction sociale, mais de manière illégitime (c'est l'institution " bâtarde " dont nous parle E.C. Hughes 2). La troisième tension fait osciller le statut de la personne prostituée entre sujet et objet dans ses interactions avec les intervenants sociaux. Les plus présents dans le champ, associations abolitionnistes renvoyant la prostitution à l'esclavage, participent à invalider socialement les personnes qui exercent la prostitution en les maintenant dans un statut de victime, même si la perspective de la réduction des risques vient toutefois, à partir du problème du sida et de la toxicomanie, revisiter ces conceptions.

Cette partie s'attache donc à décrire et analyser les sentiments sociaux que la transgression d'une norme socialement construite éveille. Le sentiment d'avilissement que produit la prostitution naît de l'impossible équivalent monétaire de l'intégrité du corps, dans nos sociétés où l'argent a pris valeur d'universel, tandis que le corps a pris valeur spécifique, révélant l'intime et l'essence de la personnalité 3.

La seconde question posée dans cette recherche est celle de l'activité elle-même. Quelles tâches la constituent ? Comment s'apprend-elle ? Quelle est la définition du " bon travail " ? Quels sens les personnes qui l'exercent lui attribuent, entre-soi ou face au monde " profane " ? Le travail de terrain et l'observation in situ ont été privilégiés, dans une approche inductive et microsociologique, pour répondre à ces questions.

D'abord, il s'est agi de planter le décor en décrivant les territoires, véritables enjeux internes comme externes au groupe, que la prostitution investit, occupe, ou encore envahit selon les perspectives, dans les rues de Lille ; territoires sur lesquels, ou à partir desquels, se réalisent des tâches spécifiques qui constituent l'activité de prostitution.
Ensuite, c'est la notion d'apprentissage qui est interrogée. Comme tout métier à forte composante relationnelle et caractérisé par la relation de face à face, la prostitution nécessite des savoirs d'expérience. Ils sont principalement acquis sur le tas, par essais et erreurs. La notion de professionnalité est ensuite examinée. Les codes partagés collectivement pour définir la pratique prostitutionnelle légitime renvoient essentiellement à la notion de respect. Ces savoirs professionnels et ces pratiques s'attachent à maîtriser la principale dimension du métier, à savoir le rapport au client, au cœur du " drame social du travail ".

Enfin, ce sont les systèmes de justification qui sont analysés. Parce que la prostitution a ceci de spécifique qu'elle implique de faire face à son caractère illégitime, " garder la face " - en prenant de la distance vis-à-vis du monde de la prostitution - constitue peut-être la première défense des personnes prostituées face au monde profane. Mais se présenter aux autres dans les termes de l'utilité sociale, de la fonction publique, constitue le cœur de la rhétorique professionnelle. Par suite, c'est l'hypocrisie sociale dont la prostitution est l'objet qui est particulièrement dénoncée. Les règles qui définissent le " bon travail " constituent donc surtout un enjeu pour reformuler la place sociale accordée à la prostitution et à celles qui l'exercent : pour qu'à l'utilité sociale soit associée la reconnaissance publique et non plus le stigmate.

Ce " stéréotype professionnel " est donc aussi mobilisé contre celles dont on pense qu'elles mettent en question cette possible reconnaissance sociale, à savoir les usagères de drogues : le professionnalisme revendiqué par les personnes prostituées constitue un moyen d'établir des frontières, plus symboliques que réelles, entre celles qui se disent authentiques de ce monde social et celles qui sont désignées comme ne l'étant pas. La légitimation d'une pratique illégitime n'apparaît donc possible, dans notre contexte sociétal qui invalide socialement les personnes qui se prostituent, qu'en se saisissant d'un stigmate supplémentaire, celui de la toxicomanie.

Entendre le point de vue de ceux et celles qui vivent ordinairement la prostitution permet sans doute de mettre en question et en débat cette place sociale, en interrogeant son caractère d'évidence.

Stéphanie Pryen

 

Autres publications :

PRYEN (S.), " La prostitution. Analyse critique de différentes perspectives de recherche ", Déviance & Société, trim./décembre, 1999, vol. 23, n°4, .447 - 473.


PRYEN (S.), " Usage de drogues et prostitution de rue. L'instrumentalisation d'un stigmate pour la légitimation d'une pratique indigne ", Sociétés contemporaines, 1999, n°36, 33-51.


PRYEN (S .), " Les territoires de la prostitution de rue. La gestion conflictuelle d'un espace public ", communication au colloque international " Normes, déviances, contrôle social. Nouveaux enjeux, nouvelles approches ", organisé à l'occasion du XXXe anniversaire du CESDIP, Paris, 14-16 octobre 1999.

Coordonnées de Stéphanie Pryen : IFRESI-CLERSE, 2, rue des Canonniers, F - 59800 LILLE., Tél. 33 (0)3 20 12 58 74, e-mail : Stéphanie.Pryen@ifresi.univ-lille1.fr.

1. GOFFMAN (E.) (1968 [1961]), Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, Collection Le sens commun [Asylums, by Doubleday and Company].
2. HUGHES (E. Ch.) (1996), Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales.
3. SIMMEL (G.) (1987 [1900]), Philosophie de l'argent, Paris, Presses Universitaires de France, Collection Sociologies [Philosophie des Geldes, Duncker et Humblot, Berlin].